jeudi 12 mai 2022

"Tout ce que tu veux croire est acceptable"

Réchungpa (à cause du chapeau pointu) et Milarepa discutent en se baladant (détail Himalayan Art 68329)

J’ai parlé de la vérité historique des sources hagiographiques, annales, chroniques tibétains dans deux blogs précédents :

Chapitre 13 du Discours du roi pancréateur, personnification de la conscience éveillée (S. bodhicitta), selon ses propres dires la source commune de toutes les traditions (T. chos thams cad kyi spyi lung), explique qu’il y a cinq principes d’enseignement (T. bshad lugs rnam lnga), qu’une transmission religieuse doit suivre. Ces cinq sont respectivement 1. Le principe historique (T. lo rgyus don) 2. le principe fondamental (T. rtsa ba'i don ) 3. Le principe yoguique (T. yo ga'i don) 4. le principe fonctionnel (T. dgos pa'i don) 5. Le principe descriptif (T. tshig gi don), qui a pour but de conduire à l’expérience non-discursive (T. mi rtog don). Voir l'article de Jim Valby. Je me limiterai ici au principe historique, qui a pour fonction d’inspirer confiance (T. yid ches pa'i khungs).

« Hé, grand être !
La raison du principe historique
Est de commencer par inspirer confiance en la source
La transmission du principe historique explique
La transmission de la grâce naturelle
La transmission de l’autorévélation de l’essence
La transmission des descriptions du sens. »[1]

Le terme « lo rgyus » n'est sans doute pas la meilleure traduction et ne peut pas traduire notre « histoire » dans le sens de « Recherche, connaissance, reconstruction du passé de l'humanité sous son aspect général ou sous des aspects particuliers, selon le lieu, l'époque, le point de vue choisi; ensemble des faits, déroulement de ce passé. » (Atilf). La fonction de « lo rgyus » est d’inspirer « confiance en la source », tandis que l’histoire aurait plutôt pour but de ré-établir des faits historiques et leur déroulement chronologique.

Andrew Quintman[2] résume un peu les échanges en matière de « lo rgyus » qui ont eu lieu parmi quelques tibétologues. Le niveau historique des textes qui sont dits appartenir au genre « lo rgyus », est souvent celui de la « Légende dorée » de Jacques de Voragine. Ils peuvent contenir des faits historiques, mais il est difficile de faire la part entre fait historique et la légende. La Légende dorée a d’ailleurs un objectif très proche du « principe historique » du Roi pancréateur : inspirer confiance en la source. C’est donc plutôt de l’histoire édifiante que de l’histoire
.” Extrait de Vérité historique et histoires édifiantes
A cela, on peut encore ajouter cette citation d’une hagiographie de Milarepa[1] par Zhi byed ri pa (né ca 1320), ancienne de plus d’un siècle que la célèbre version de Tsangnyön Heruka.
Lorsque [Mi la] transmettait l'initiation-vase des cinq Familles de Vajrasattva à Ras chung pa, ce dernier demanda : "Combien de fois le Rje btsun est-il allé en Inde ?". " Six fois ", répondit [Mi la ras pa]. "Au cours de ces séjours, quelles sortes de bouddhas ou de maîtres accomplis avez-vous rencontrés ?". "La première fois, j'ai rencontré le maître Ārya Nāgārjuna en vision pure, et j'ai reçu de nombreux enseignements du dharma sur le Madhyamaka et ainsi de suite. La deuxième fois, j'ai rencontré Ārya Āryadeva au Śrī Laṅka et il a enseigné les pāramitās. Lors du troisième voyage, j'ai rencontré le grand maître Lawapa [Kambala] sur les rives du Gānga en Inde et il a enseigné "les phénomènes comme une illusion." Lors du quatrième voyage, j'ai rencontré Candrakīrti et il a enseigné le sādhana pour Mārīcī Devī (lha mo 'od zer can). Lors du cinquième voyage, j'ai rencontré Matangi et il a enseigné sur Amoghapāśa. La sixième fois, j'ai rencontré Ḍoṃbipa et il a donné les instructions sur la Voie et le Fruit du puissant Seigneur des Yogins, le glorieux Birwapa [Virūpa]." Ras chung pa demanda en réponse : "Le Rje btsun a-t-il voyagé au moyen d'une manifestation miraculeuse ou s'y est-il rendu lui-même ?" Mi la a répondu : "Quoique tu veux bien croire est acceptable.[2] "
La réalité historique (un personnage historique, voyage dans son corps physique dans un lieu historique, où il rencontre un autre personnage historique, et reçoit des instructions de lui) importe peu, c’est la foi en la source qui est essentiel d’un point de vue religieux. Cet argument peut être recevable pour les adeptes d’une religion, qui croient en la possibilité de révélations autres qu’historiques.

Quand on veut faire de l’histoire, autre que de l’histoire religieuse pour l’édification des adeptes, on ne peut pas reprendre les données religieuses et hagiographiques telles quelles, sans filtres. Cela a l’air d’être évident. Établir l’historicité de sources indiennes et tibétaines est très/trop laborieux. Il me semble cependant que ce travail est indispensable, ne serait-ce que pour faire prendre conscience aux adeptes bouddhistes contemporains de ce que semblaient comprendre déjà des auteurs et hagiographes du Moyen-Âge.
***

[1] Rje btsun mid la ras pa’i rnam par thar pa gsal byed nyi zla’i ’od zer gyi sgron ma
Andrew Quintman, “Between History and Biography: Notes on Zhi byed ri pa’s Illuminating Lamp of Sun and Moon Beams, a Fourteenth-Century Biographical State of the Field”, Revue d’Etudes Tibétaines, no. 23, Avril 2012, pp. 5-41.

[2]When [Mi la] was imparting the vase initiation of the five families Vajrasattva to Ras chung pa, Ras chung pa asked, “How many times did the Rje btsun go to India?” “Six times,” replied [Mi la ras pa]. “During those times, what sort of buddhas or accomplished masters did you meet?” “The first time, I met Master Ārya Nāgārjuna in pure vision and I received many dharma teachings on Madhyamaka and so forth. The second time, I met Ārya Āryadeva in Sri Lanka and he taught the pāramitās. During the third trip, I met the great master Lawapa on the banks of the Gānga in India and he taught “phenomena like an illusion.” During the fourth trip, I met Candrakīrti and he taught the sādhana for Mārīcī Devī (lha mo ’od zer can). During the fifth trip, I met Matangi and he taught on Amoghapāśa. The sixth time, I met Ḍoṃbipa and he gave the instructions on the Path and Fruition of the Powerful Lord of Yogins, the glorious Birwapa.” Ras chung pa asked in response, “Did the Rje btsun travel by means of miraculous manifestation or did he actually go himself?” Mi la replied, “Whatever you like to believe is okay.”

Zhi byed ri pa, NDO, 31. yang ras chung ba <pa> la| rdo rje sems dpa’ rigs lnga’i bum dbang dngos su gnang dus na| rang <ras> chung pas rje btsun gyis rgya gar du lan du byed zhus pas| thebs drug phyin gsung| de’i dus na sangs rgyas sam grub thob ci ’dra dang mjal zhus pas| dang po re la slob dpon ’phags pa klu grub dang dag snang gis mjal| dbu ma la sogs chos mang po thob gsung| lan gnyis pa’i dus su| rgya gar seng ga la na ’phags pa arya de ba dang mjal nas phar phyin gnang gsung| lan gsum pa’i dus na| rgya gar gang gā’i ’gram na slob dpon chen po la ba pa dang mjal nas| sgyu ma lta bu’i chos gnang gsung| lan bzhi pa’i dus na| zla ba grags pa dang mjal nas| lha mo ’od zer can gyi sgrub thabs gsungs| lan lnga pa’i dus na ma tang gi dang mjal nas don zhags gnang gsung| lan drug pa la ḍom bhi pa dang mjal nas| rnal ’byor gyi dbang phyug dpal ldan bir wa pa’i lam ’bras kyi gdams ngag rnams gnang gsungs| der ras chung pas rje btsun chen pos rdzu ’phrul gyis byon pa lags sam| dngos su byon la <pa> lags zhus pas| mi la’i zhal nas de ci yin ’o na yang khyod rang gang dga’ ba byas pas chog pa mi ’dug gam gsung|.

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