Purge d'états mentaux négatifs au XVIIème siècle, Matthaeus Greuter, Crédits : Domaine public, Gallica, BNF |
Aliam vitam alios mores, autres temps autre moeurs.
En revanche, il faut engager la discussion avec ceux qui chercheraient à maintenir les moeurs d’autres temps, parce qu’il s’agirait de moeurs d’êtres dits “éveillés”, et que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, quels que soient les temps et les moeurs.
Prenons donc le cas des thaumaturges itinérants ou sédentaires, au Tibet et en Chine, et leur comportement antinomique, qui aurait pour but d’éveiller les non-éveillés. Ce comportement antinomique éducatif a parfois été nommé “folle sagesse”. Nous commençons maintenant à connaître les dérives (abus) de la “folle sagesse”, qui plonge ses racines dans des formes de “comportement antinomique”, dont regorge une certaine littérature picaresque religieuse, où le héros est un filou, un "trickster". Dans les milieux bouddhistes, on commence tout doucement à admettre que les comportements de “folle sagesse” de certains lamas (Chogyam Trungpa, Thomas Rich, Sakyong Mipham, Sogyal Lakar, etc. etc.) sont au fond des abus de pouvoir. On est prêt à considérer ceux-ci comme quelques pommes pourries sur un arbre pour le reste en parfaite santé, rien de systémiquement pourri, ou en décalage total... Quand le comportement “antinomique” de lamas modernes ressemble à celui de grands maîtres du passé, le besoin peut être ressenti de distinguer entre la “folle sagesse” des anciens et celle des modernes, pour sauver au moins les premiers. En admettant en effet qu’autres temps autre moeurs, et tout en voulant protéger les bouddhistes contemporains contre les dérives de la “folle sagesse”, ou contre la “folle sagesse” tout court, je pense que l’on peut se permettre de regarder de façon critique les comportements antinomiques de fictions médiévales ou modernes en chinois ou en tibétain, quand celles-ci ne sont pas considérées comme de la fiction, mais comme des hagiographies posant des modèles à suivre, y compris à notre époque et en Occident. Avec une grille de lecture nettement moins conciliante, que reste-t-il de “sage” (éveillé et éveillant) dans certains actes de “folle sagesse” ?
Dan Martin a écrit un article[1] sur une approche de Dampa Sangyé qu’il appelle “counterintuitive therapeutic method” ou "psychologie inverse”, comme on parle d’ingénierie inverse. Le terme tibétain est “gya log”.
“Par "contre-intuitif", nous entendons simplement ceci : un traitement qui, à première vue, semble n'avoir rien à voir avec le problème, ou même qui pourrait même sembler l'aggraver, peut, dans les bonnes circonstances et/ou avec le bon dosage, avoir des effets thérapeutiques auxquels on ne s'attendrait pas normalement…”[2] (traduction DeepL).Je pense avoir trouvé dans la littérature sur le moine fou Ji Gong un exemple parfait pour illustrer cette méthode[3]. Il s’agit de son sauvetage d’un homme suicidaire. La “folle sagesse” avait fonctionné dans cette histoire, mais ce n’était pas sans risque, et bien évidemment cela reste de la fiction.
Je ne pense pas que ce soit une bonne approche de chercher, dans des hagiographies, des actes de “folle sagesse” de personnages considérés comme éveillés, et d’essayer de les défendre contre nos moeurs, en considérant à la fois ces êtres éveillés et leurs actes comme autre chose que de la fiction. Ces actes ne peuvent et ne devraient plus servir de modèle.
Qu’est ce qui ne vas pas dans cette approche ? Déjà le fait d’accepter a priori : voilà un homme qui est dit “éveillé”, un Bouddha vivant, un sage qui sait ce qui est bon pour vous, même s’il utilise des “méthodes contre-intuitives” pour vous le faire comprendre. Certains penseront sans doute immédiatement à des Bouddhas du passé, avec qui cela a en effet pu être le cas, et bien se passer, admettons. Fiction ou fait historique, peu importe, désormais tout cela est dans le passé, et tout comme une fiction plus ou moins vraie. “Laisse les morts ensevelir leurs morts” (Mt 8, 22), et occupons-nous plutôt des vivants et de leurs victimes. Personnellement, je pense immédiatement aux dérives possibles actuellement, et qui se sont produites les dernières décennies en Occident, et ailleurs. Notamment, par une méthode contra-intuitive, qui consiste à “briser des concepts” (smashing concepts apart), et à “insulter l’ego” (insult ego), utilisée par “des gourous qui boivent du bourbon”
Quasiment tout dans la vie de Dampa Sangyé est légendaire et hagiographique, comment faire le tri dans les matériaux à disposition. Certains éléments peuvent refléter une certaine vérité, mais comment la déterminer ? Est-ce même possible ? Quand des faits hagiographiques semblent plausibles, parce qu’on les a déjà rencontrés dans d’autres sources hagiographiques, ou qu’ils s’accordent avec la pratique du bouddhisme tel que nous le connaissons aujourd’hui, est-ce suffisant ? Je ne pense pas.
Virūpa, un des maîtres de Dampa, au milieu de ses collègues (tantra-mère) (voir Dan Martin) (Himalayan Art 59965) |
On ne peut pas accepter la longévité extraordinaire, les métamorphoses et les métempsycoses de Dampa Sangyé. Pour moi, le Dampa Sangyé historique est le corps humain qui est mort au début du XIIème siècle à Dingri, en Chine ou ailleurs, et qui avait toutes les limites d'un corps humain, définies par le Bouddha dans la première des Quatre nobles vérités. Peut-on dire que Dampa était un grand voyageur, et qu’il avait passé la plupart de sa vie en de longues périodes de retraite[4] ? En plus de tout le reste qu’il aurait fait et pour lequel il est le plus connu ? Ce qui semble assez clair en lisant sur le personnage Dampa, c’est qu’il connaissait parfaitement la psychologie humaine, pour le pire comme pour le meilleur. C’est une connaissance qui s’acquiert en fréquentant, et en vivant avec des humains. Guider d’autres humains, façon chef, maître, thérapeute, etc. sont des compétences qui s’acquièrent en vivant parmi eux, et, apparemment, en tant que chamane, yogi laïc, au comportement antinomique (“fou divin”). On ne peut se comporter en “fou divin” qu’en compagnie d’autres humains.
Il y a des sources hagiographiques qui disent que Dampa, originaire de l’Inde, alla en Chine pour y corriger le bouddhisme des chinois. Il n’est d’ailleurs pas exclu que Dampa n’était jamais allé en Chine, et que son voyage et son séjour sur la “montagne à cinq pics de Mañjuśrī” (Wou-t’ai chan, Wutai Shan) avait pour but hagiographique de le mettre en contact direct avec Mañjuśrī, ou d'expliquer la teneur un peu "Ch'an" de son système Zhidjé pour des raisons de conversion. Mais le thème de son voyage et de son retour de Chine revient sans cesse. Son système de “mahāmudrā”, n’est pas sans rappeler des aspects du “Ch’an” (“Tibetan Zen”), et de l’Introduction (tib. ngo sprod) comme méthode de transmission privilégiée. Le comportement de Dampa est plus proche de ceux des thaumaturges itinérants chinois, que des maîtres et paṇḍits bouddhistes Indiens de son époque. Il est plus près d’un maître Ch’an que d’un Kamalaśīla, ou d’un Atiśa par exemple. Plus près d’un mahāsiddha aussi, mais je crains que ce que nous assumons généralement du monde des mahāsiddha “indiens” soit loin de la réalité.
C’est vrai que Zhidjé et Chöd (gCod) sont souvent confondus, avec le dernier éclipsant totalement le Zhidjé ET Dampa Sangyé, qui aurait fait de longues retraites de gCod (voir l’illustration dans la thèse de Wen-Shing Lucia Chou). Il n’est pas très plausible que Dampa Sangyé soit allé en Chine, pour y faire une retraite de gCod pendant douze ans (ou plusieurs années) dans une grotte à Wou-t’ai chan (en la compagnie spirituelle de Mañjuśrī), pour ensuite aller à Dingri, et y enseigner que le Zhidjé.
La source la plus importante de tout ce qui concerne le Zhidjé se trouve dans une collection (Zhijé Collection[5]), dont nous avons un manuscrit qui date de 1246 (Dan Martin, Crazy Wisdom in Moderation). Dampa Sangyé était capable de converser avec les gens de Dingri en tibétain. Un tibétain limité sans doute. En outre, il s’exprimait souvent en analogies, et seul son disciple (Bodhisattva) Kunga (1062-1124) aurait été capable de le comprendre. Le résultat est une grande quantité d’énonciations “gnomiques” (“Qui exprime[nt] des vérités morales sous forme de proverbes ou de maximes”), attribuées à Dampa, mais qui ne sont pas nécessairement de lui[6], et qui comportent des références au Prajñāpāramitā et au Laṅkāvatāra Sūtra (Dan Martin). Plus proche du “Ch’an” que des tantras (des mahāsiddha), thaumaturgie à part …
Côté pratique, l’apprentissage se faisait à l’aide de “méthodes coercitives” (tib. btsan thabs), ou “radicales”, qui sont l’opposé de méthodes “douces” (tib. ‘jam thabs). Coercitives de façon physique et/ou psychique. Il est possible d’influer voire de maîtriser le mental à travers des exercices physiques et énergétiques (souffles, de type prāṇāyāma), “haṭhayoguiques”, ou “pneumatiques”. Cela dure tant que dure la coercition.
Mais la méthode coercitive peut aussi être une sorte d’emprise mentale d’une personne (le maître) sur une autre (le disciple), à travers, entre autres, de la “psychologie inverse” (tib. gya log). Toutes les méthodes “modernes” de “briser les concepts” et “d’insulter l’ego” sont également des “méthodes coercitives” (btsan thabs). Il n’y a pas de méthode systématique pour “briser les concepts” et “insulter l’ego”, ce sont des méthodes ad hoc et en situation, improvisées par le maître, “en fonction de la disposition du disciple”. Peut-on délimiter de façon pragmatique une frontière entre la “psychologie inverse” (gya log) et les “méthode coercitives” (btsan thabs) d’un maître comme Padmasambhava, Dampa, ou Tailopa, et celles de lamas/tulkus modernes, disons un Trungpa ou un Sogyal ? Autrement dit, qu’est-ce qui empêcherait la “psychologie inverse” ou les “méthodes coercitives” de déraper ? A partir de quelle norme ou critère, ou déontologie ? Ou est-ce que les dérapages mêmes font partie de l’apprentissage ?
En parlant de méthode coercitive, Dan Martin écrit :
“Il est clair que violence est bien trop forte pour [la méthode coercitive], alors que son utilisation dans la collection Zhijé a plutôt pour but de pousser les limites (“pushing the envelope”). Pour faire une autre remarque importante et connexe, je n'ai remarqué aucun exemple où [Dampa] inflige des lésions corporelles à un autre être humain, mais il y de nombreux exemples où il jette un livre dans la rivière, ou arrache une pierre d'agate précieuse, ou fait d'autres choses avec les affaires de ses disciples[7].” (traduction Deepl).Non, quand on lit les sources hagiographiques de Dampa, il y a clairement de la violence d’un autre type, et sur des personnes. Une violence de domination, et qui peut instaurer un rapport de dominant-dominé. Un abus de pouvoir, ou une emprise mentale, dirions-nous de nos jours.
En note, Dan Martin ajoute :
“Pour être clair, il y a des exemples enregistrés de lui attachant de façon spectaculaire une fronde autour de la bouche d'un disciple, ou plaçant des objets peu recommandables dans la bouche d'un disciple, mais aucun, à ma connaissance, impliquant une blessure physique ou une douleur. Vous trouverez d'autres exemples dans Martin, 2006[8]”.Ou placer des objets peu recommandables dans le vagin d’une disciple… Et autres expressions de magie misogyne, mais, autre temps, autres moeurs. Voir mon blog Un gourou en action, histoire édifiante (2015).
On voit que des bouddhistes, y compris des universitaires occidentaux, peuvent avoir du mal à justifier ce qui ne peut pas/plus être justifié, en cherchant la traduction la plus juste, pour ce qui est clairement de nos jours un cas d’abus de pouvoir, ou d’emprise mentale, et donc possiblement un cas de dérive sectaire, ou de viol. S’il s’agit d’une fiction, disons clairement que c’est de la fiction, comme le sont les faits et gestes de Ji Gong le moine fou (le livre L’ivresse d’éveil d’Yves Robert, les Deux Océans), et qui sont présentées ainsi. Exemple :
“La demoiselle Wang dormait d'un sommeil agité, visiblement en proie à un cauchemar crépusculaire et profond. [Ji Gong] Le Mat, monté sur l'escabeau, repéra un petit pied mignon chaussé d'une minuscule pantoufle brodée. Il en défit le lacet, souleva l'édredon de brocard, et glissa le plus doucement possible la pointe de la chaussure dans le vagin de la fille. Puis il redescendit au rez-de-chaussée, aussi silencieusement qu'il était arrivé. Or, dans l'escalier, il se heurta au seigneur Shen, qui avait terminé ses ablutions.Si des fictions religieuses (Padmasambhava, Tailopa, Dampa Sangyé, …) doivent en revanche toujours servir de modèle à la relation maître à disciples de nos jours, le bouddhisme tibétain recommande en fait des “dérives sectaires”... Et il encourt le risque que des maîtres tibétains essaient de faire de la “folle sagesse modérée” à la Dampa Sangyé, en humiliant des disciples devant d’autres, entre autres en utilisant la nudité, tout comme Dampa le faisait, ou en “attachant de façon spectaculaire une fronde autour [du cou] d'un[e] disciple”, voir mon blog De la violence fondatrice comme "initiation" (2019). On peut aussi “tuer” sans blessures physiques, et pas que “l’ego”. On peut détruire une personne.
- Maître Bonsecours ! s'écria celui-ci. Voilà longtemps que je ne vous ai vu ! Je pensais justement à vous ! Quel bon vent vous amène ?” (p. 110)
Quelque soit le nom (ou la traduction) qu’on lui donne, la “folle sagesse”, hardcore ou softcore, la “psychologie inverse”, les “méthodes coercitives”, etc. n’ont plus leur place dans un bouddhisme moderne. Que sont d'ailleurs les "états mentaux négatifs", qui requièrent l'application de telles méthodes ? Plutôt les bouddhistes s’en rendent compte, et mieux ce sera pour eux et pour leurs maîtres.
MàJ05052022 Lire aussi ce blog sur la méthode contra-intuitive de Dampa, par Dan Martin
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[1] Crazy Wisdom in Moderation: Padampa Sangye’s Use of Counterintuitive Methods in Dealing with Negative Mental States.
[2] “By the term counterintuitive we mean simply this: a treatment that on the face of it would seem to have nothing to do with, or even one that would seem bound to aggravate, the problem may, under the right circumstances and/or with the right dosage, have therapeutic effects that would not normally be expected.”
[3] “Once Ji-gong saw an old man trying to hang himself from a tree. The man made a noose and was placing his neck into it when suddenly he saw Ji-gong, dressed in rags, coming his way chanting, “Die, Die, everything is over after I die, death is better than living, I will hang myself now.” Ji-gong also made a noose and looked like he was going to hang himself side by side with the old man from the same tree. The old man was puzzled and asked Ji-gong why he, a monk, would want to commit suicide. Ji-gong told him that he was commissioned to raise money to remodel the monastery. He had begged for three years and collected some money, but on his way back to the monastery, he stopped at a bar, got drunk, and somebody stole all his money. Having no face to go back to the monastery, he decided to end his life. The old man believed his story and said, “Don’t worry, I happen to have some money, which is no use for me anymore.” He gave Ji-gong five pieces of silver, which is all the money he had. Ji-gong took the silver and said, “Your silver does not shine as much as what I used to have, but I will take them.” So he took the money and walked away with a grin on his face. The old man felt even sadder and proceeded his suicide attempt, but Ji-gong returned. The old man thought the monk came back to thank him for the money. But Ji-gong said: “I see you’ve got nice clothing, why don’t you give that to me also so you can nakedly leave this world just as you nakedly came?” The old man was stunned; he looked up the sky and sighed: “Why is it as difficult to die as it is to live, and how can I end my misery?” Ji-gong said, “look, after you die, the wild dogs will come to tear you up, and your nice clothing will be wasted, but if you give it to me, I will make good use of it.” Ji-gong continued to tease and play with the desperate man, until the latter became amused and started to laugh with Ji-gong. The old man soon found this eccentric monk quite friendly and extremely entertaining. He started to open his heart and told Ji-gong his tragic story about the loss of his daughter. His suicidal mind-set miraculously dissolved. Ji-gong helped him to recover his daughter and the story had a happy ending. (Wang 5-8)”. Poetic Leaps in Zen's Journey of Enlightenment, Zhi, Yong, iUniverse, Bloomington, IN., 2012. Source en ligne
[4] Dan Martin, Crazy Wisdom in Moderation: Padampa Sangye’s Use of Counterintuitive Methods in Dealing with Negative Mental States.
[5] Zhijé Collection : The Tradition of Pha Dampa Sangyas: A Treasured Collection of his Teachings Transmitted by T[h]ug[s] sras Kun dga’, ed. B. Nimri Aziz, 5 vols. (Thimphu, Bhutan: Kunsang Tobgey, 1978–79).
[6] Remaniés et édités par Patsab, le disciple de Kunga.
[7] “Clearly violence is far too strong for it, when its use in the Zhijé Collection is something more along the order of pushing the envelope. To make another important and related point, I have noticed no examples of him inflicting bodily harm on another human being, but many instances of him tossing a book in the river, or snatching a treasured agate stone, or doing other things with his followers’ belongings”.
[8] “To be clear, there are recorded instances of him dramatically tying a slingshot around a disciple’s mouth, or placing unsavory items in a disciple’s mouth, but none I know of involving physical injury or pain. More examples are in Martin, 2006”.
Martin, Dan. 2006. “Padampa Sangye: A History of Representation of a South Indian Siddha in Tibet.” In Holy Madness: Portraits of Tantric Siddhas, edited by Rob Linrothe, 108-123. New York: Rubin Museum of Art.
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