mercredi 9 juillet 2014

Mythes, messies et millénarisme



« Les purāṇa (nous dirions les mythes) sont des textes traditionnels en sanskrit rédigés entre le 4ème et le 14ème siècle. Purāṇa signifie littéralement « récit d’antan ». « Ces textes sont un immense mélange de toutes les traditions et des connaissances qu’avaient les hindous à l’époque où ils furent composés, mais où dominent cependant les légendes se rapportant à des personnages, à des divinités ou encore à des lieux sacrés (māhātmya). Les diverses sectes de l’hindouisme s’en sont très tôt emparés et ont mis l’accent sur leurs divinités d’élection et les cultes qu’elles préconisaient, remplaçant parfois certains des 18 purāṇa [majeurs] traditionnels par des purāṇa [mineurs – upapurāṇa - ou] particuliers. »[1]

Il est encore précisé que les purāṇa furent écrits « à l’usage des gens de basses castes »[2] ou « préférentiellement pour les femmes qui n'avaient pas accès aux veda »[3]. Était-ce par compassion ou par philanthropie que l’on avait voulu donner accès aux basses castes et aux femmes aux cinq sujets traités par les purāṇa ? A savoir :

- la création de l'Univers (sarga)
- les créations secondaires (pratisarga[4])
- les légendes mythologiques [des dieux et des sages](vaṃśa[5])
- les généalogies royales (vaṃśānucarita, les faits et gestes des vaṃśa)
- la création de la race humaine (manvantara), avec l’explication de l’origine des castes (varṇa)

C’est-à-dire d’expliquer, spécifiquement aux basses castes et aux femmes, la création de l’univers par un dieu créateur, la création de ses agents (kalpa, éons), la généalogie des dieux, des sages, des héros (représentants et gérants du dieu créateur sur terre) ainsi que la création de la race humaine, l’objectif de celle-ci et la raison de l’existence des castes. Si la télévision et la presse people avait existé à cette époque, on imagine assez facilement ce que l'on y aurait vu...

Un des plus anciens (3-5ème s.) purāṇa est celui dédié à Viṣṇu, le dieu immanent qui se manifeste sous des aspects innombrables, appelés « descentes » (avatāra), que l’on peut considérer comme des incarnations, voire des ré-incarnations (nirmāṇakāya). Le purāṇa de Viṣṇu raconte dans Livre 4, chapitre 24 la généalogie des rois à venir tandis que l’éon/kalpa dégénère (kaliyuga). Des rois dégénérés démettront la caste des seigneurs (kṣatriya) et donneront du pouvoir à des pêcheurs, des barbares etc. bref, les basses castes et le monde à l'envers. C’est le signe de l’approche de la fin de l’éon/kalpa. La violence, le mensonge, le mélange des castes et des peuples, la mort des femmes, des enfants et des vaches, la détérioration de la fortune et de la foi etc. Les gens les plus vils seront au pouvoir et le peuple souffrira de leur manque de bon gouvernement et de leur mauvaise conduite. Il s’enfuira vers les montagnes, vivra de la cueillette, sera exposé au chaud et au froid, s’habillant avec l’écorce des arbres. Bref, l’humanité s’approchera de sa fin.

C’est alors que Viṣṇu « descendra » sous la forme du héros millénariste Kalki, qui naîtra dans la maison d'un brahmane éminent[6] de “Śambhala”, pour restaurer l’ordre.
“26. Au temps où se perdront toutes les vertus, le bienheureux Vasudeva, descendu glorieux sous la forme de Kalki dans la maison d'un brahmane éminent de Sambhala[7], détruira tous les Mlêtchtchas [mleccha[8]], tous les hommes abjects et adonnés à de mauvaises pratiques;
27. Et, par ses propres vertus, il rétablira le monde entier. Alors, à l'expiration du kaliyuga, les âmes des hommes, qui se seront réveillées, seront purifiées. et deviendront semblables à un cristal sans tache.”[9] (Viṣṇu Purāṇa, Livre IV, sect. 24, sl. 26-27).
Chögyam Trungpa, en roi de Shambala, photo Andrea Roth

Est-ce un hasard ? Les rois de Shambala, à l'origine du Kālacakra Tantra, sont connus sous le nom de “rois kalkī” (T. rigs ldan). Le nom sanskrit kalkī semble signifier “éternité”, “cheval blanc” ou “destructeur de détritus (kalka)”. Selon certains purāṇa, Kalki arriverait en héro millénariste monté sur un cheval blanc dressant une épée flamboyante… Le mot tibétain rigs ldan signifie détenteur des castes/clans (kula). Certains universitaires ont reconstruit le terme sanskrit “kulika” à partir de la traduction tibétaine, mais ce ne serait pas correct selon John Newman.[10] Ce roi “destructeur de détritus” détruira les barbares (mleccha) et les impies (dasyu[11]) et restaurera sa propre loi (dharma), permettant à ses sujets de vivre à la façon du Kṛta-yuga[12]. Il y a dans la tradition indienne 4 âges (yuga) : satya, tretā, dvāpara et kali, comparables aux 4 saisons et le cycle annuel du soleil, dont le retour annonce le nouvel an. Le Viṣṇu purāṇa eut plusieurs spin-off parmi lesquels un Kalki purāṇa tardif.

Il n’y a pas de place pour la démocratie, l’anarchie etc. dans les purāṇa, puisque sans homme providentiel, un envoyé du ciel, il est impossible de restaurer l’ordre et la paix. Les Dalai-Lama sont considérés comme des réincarnations de rois Kalkī et à la cour Kalapa, Chogyam Trungpa Rinpoché et son fils Sakyong Mipham Rinpoché auraient également des liens avec les rois de Shambala et seraient des descendants du roi légendaire Gésar de Ling. Bouddhisme tibétain et monarchie sont a match made in heaven.

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[1] Louis Frédéric, Dictionnaire de la civilisation indienne, Robert laffont

[2] Louis Frédéric

[3] Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Purana

[4] Cycles de création secondaire, associé aux kalpa [éons] (Gérard Huet)

[5] Canne de bambou, de roseau, de canne à sucre; poutre | colonne vertébrale | flûte (en bambou) | soc. lignée, race, famille, dynastie; multitude | lit. chronique (d'une dynastie) (Gérard Huet)

[6] “Lord Vishnu comes to earth in the home of Sumati, the wife of the Brahmin Vishnuyasha to reestablish Dharma on earth. The Padma purāṇa (6.242.8-12) states that Vishnuyasha is actually an incarnation of Svayambhuva Manu, who performed great austerities to have the Lord as his child. He received the benediction that the Lord will appear as his son three times. Thus Svayambhuva Manu appears as Dasaratha (father of Rama), Vasudeva (father of Krishna) and finally as Vishnuyasha (father of Kalki). Source wikipedia

[7] Kalki purāṇa (qui fait partie du corpus des Purāṇa1 mineures (Upapurāṇa): Lord Vishnu comes to earth in the home of Sumati, the wife of the Brahmin Vishnuyasha to reestablish Dharma on earth. The Padma purāṇa (6.242.8-12) states that Vishnuyasha is actually an incarnation of Svayambhuva Manu, who performed great austerities to have the Lord as his child. He received the benediction that the Lord will appear as his son three times. Thus Svayambhuva Manu appears as Dasaratha (father of Rama), Vasudeva (father of Krishna) and finally as Vishnuyasha (father of Kalki). (see here) Source wikipedia

[8] Barbare non-Arya; étranger; hors-caste; infidèle (Gérard Huet)

[9] M.A. Troyer, Rādjataranginī, Histoire des rois du Kachmīr, 1840, p. 438

[10] Newman, John L. "A Brief History of the Kalachakra," Wheel of Time: The Kalachakra in Context. Snow Lion: 1985. ISBN 1559390018, pg 84 “so far no one seems to have examined the Sanskrit Kalachakra texts. The Buddhist myth of the Kalkis of Shambhala derives from the Hindu Kalki of Shambhala myths contained in the Mahabharata and the Puranas. The Vimalaprabha even refers to the Kalkipuranam, probably the latest of the upapuranas. This relationship has been obscured by western scholars who have reconstructed the Tibetan translation term rigs ldan as "Kulika." Although Tibetan rigs ldan is used to translate the Sankrit kulika in other contexts, here it always represents Sanskrit kalkin (possessive of kalkah; I have used the nomininative kalki)”

[11] Ennemi des dieux, impie | sauvage, barbare; voleur, brigand, scélérat; hors-caste, manant; syn. Dāsa (Gérar Huet). Ce terme serait utilisé dans le Rig-veda pour désigner les aborigènes non-aryens (Hindu Myths, Penguin Books, p. 237).

[12] Aussi Satya-yuga, âge de vérité ou âge d’or. "As it is said; "When the sun and moon, and the lunar asterism Tishya, and the planet Jupiter, are in one mansion, the Krita age shall return."

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