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lundi 2 novembre 2015

Les problèmes d'intégration d'Atiśa


Atiśa arrive au Tibet

Dans l’histoire du concile (débat) de Lhasa, deux clans tibétains se confrontent, le clan dBa’ et le clan ‘Bro. Ye shes dbang po du clan dBa’ fut probablement le premier abbé de Samyé (tib. bsam-yas), le premier monastère bouddhiste construit au Tibet vers l'an 779. Le clan ‘Bro fournissait héréditairement au gouvernement du Tibet des ministres de haut rang, dont l’un joua un rôle de premier plan dans les guerres civiles qui suivirent la mort du roi Langdarma.[1] La reine du clan ‘Bro était probablement une des épouses (tib. ‘bro bza Byang chub) du roi Trisong détsen. Dans le cadre de ses relations diplomatiques, le roi fit chercher des religieux éminents, trente de l’Inde et trois moines de Chine, parmi lesquels Mahāyāna.

Celui-ci « conféra de secrètes initiations au Dhyāna » et « l’impératrice, de la famille Mou-Lou (‘Bro)…aussitôt prise d’une dévote ardeur, fut illuminée d’un seul coup. » Elle se rasa la tête, se couvrit du vêtement foncé et prêcha la Loi du Grand Véhicule. En 794, « fut enfin promulgué ce grand édit : « La Doctrine du Dhyāna qu’enseigne Mahāyāna est un développement parfaitement fondé du texte des sūtra ; il n’y a pas la moindre erreur. Que désormais religieux et laïcs soient autorisés à pratiquer et à s’exercer selon cette Loi ! »[2]

Voilà la version du manuscrit 4646 du Fonds Pelliot chinois de la Bibliothèque Nationale de Paris, intitulée Préface de la ratification des vrais principes du grand véhicule d’éveil subit, rédigé par Wang Si à la demande de maître Mahāyāna.[3] Mais en 792, il y eut un coup de théâtre, Mahāyāna reçoit soudainement un autre édit proclamant que son enseignement ne correspondait en rien à la doctrine de la Bouche d’or (le Bouddha) et qu’il fallait y mettre un terme. Mahāyāna réclama alors un débat.

Dans le Testament du clan dBa’, on lit que lorsque le moine Mahāyāna résida à Trakmar, il y aurait enseigné la méditation en disant : « Il n’est pas nécessaire de suivre les principes du corps et de la parole : vous ne deviendrez pas un Bouddha en vertu du corps et de la parole. C’est en méditant sans pensée et sans délibération, que vous deviendrez un Bouddha. » Une foule de moines tibétains apprit sa doctrine, et les rituels d’offrandes à Samyé cessèrent...[4] C’est le Testament qui le précise. Seuls quelques-uns, l’abbé, Vairocana et Pelyang suivirent les enseignements de Śāntarakṣita.

On imagine le mécontentement de l’abbé de Samyé et des autres membres du clan dBa’. Ils ont dû être furieux de ce manque à gagner. L’édit reçu par Mahāyāna pourrait-il être la suite de leur fureur ? Le Testament relate ensuite la mort de Śāntarakṣita qui fait la fameuse prédiction que nous avions vue dans un blog précédent et conseille d’inviter le moine Kamalaśīla du Népal. En attendant l’arrivée de ce dernier, l’abbé Yéshé Zangpo donna des présentations au roi dans lesquelles il "résumait la vue" de Hoshang, de Śāntarakṣita ainsi que la vue des gradualistes, à la grande joie du roi qui déclara que Yéshé Wangpo fut son ācārya.[5] La suite de la version du Testament est connue.

L’histoire semble se répéter un peu au XIème siècle. On sort des guerres civiles, le pays est éclaté en diverses zones d’influence (IX-XIème siècle). Les moines de la branche du vinaya Mūlasarvāstivādin, aussi appelé "le vinaya oriental", avaient survécu à la période de persécutions et s'étant installé dans les provinces du Khams et de l'Amdo. Ils commencèrent à récupérer et à restaurer des temples au Tibet central. Ils y ordonnèrent des moines à qui ils laissaient la charge des temples récupérés et restaurés. Des réseaux de temples et de monastères étaient ainsi constitués, où les temples affiliés devaient un impôt (T. sham thabs khral) à leurs maisons-mère respectives. Les textes principaux étudiés à part le Vinaya, étaient les Prajñāpāramitā sūtra et le Yogācāra-bhūmi.

Dans le vide laissé après les persécutions, les religions de hameau » ou « pratiques de village » (tib. grong gi chos) se développèrent sous la direction de « maîtres de villages » (tib. grong na gnas pa’i mkhan po sngags pa rnams). Nous dirions plutôt des chamanes. Avec le nouvel essor des réseaux monastiques, cela donna lieu à des frictions entre les moines et les chamanes. Surtout dans les endroits précédemment abandonnés par les moines.

Le roi Yéshé Eu (tib. ye shes ‘od 947-1024) de Guge avait dû publier un édit contre des pratiques tantriques dégénérées de son époque :
« Vous êtes plus affamés de viande qu'un loup,
Vous êtes plus assujettis au désir qu'un âne ou un buffle en rut,
Vous êtes plus friand de restes en décomposition que les fourmis dans une ruine
Vous avez moins de notion de pureté qu'un chien ou un porc.
Aux divinités pures, vous offrez des fèces et de l'urine, du sperme et du sang
Hélas, avec une conduite pareille, avec une semblable conduite, vous renaîtrez dans un bourbier de cadavres en putréfaction
»[6]
Pour un roi, une religion sous son contrôle centralisé est mieux que des cultes disparates hors contrôle. Tout comme à l’époque impériale, le roi Yéshé Eu fit appel à un grand maître indien pour remettre de l’ordre dans sa région. Mais Atiśa avait été ordonné dans une autre branche de vinaya, le Lokattaravada ("Supramondain"), qui faisait partie de la branche Mahāsaṃgika. L'importance du vinaya à cet égard est celui du rattachement à une branche monastique et à un monastère et donc de l'impôt dû à ce monastère. Le réseau monastique qu’Atiśa essaya d’établir allait à l’encontre des intérêts du réseau déjà en place. Les sources historiques sont unanimes sur le fait qu'Atiśa n'avait pas pu implanter son système de vinaya au Tibet. La plupart de moines qui suivaient ses enseignements avaient été ordonnés par le vinaya oriental. Et puis, il y avait l’édit du roi Relpachen (ral pa can né en 806), toujours en vigueur, que seul le vinaya de la branche des Mūlasarvāstivādin pouvait être enseigné au Tibet[7].

Ce n’était pas la seule frustration d’Atiśa. Quand il voulait enseigner le Dohākoṣagīti de Saraha, l’histoire se répéta une deuxième fois. C’est Karma 'phrin las pa (1456-1539) qui raconte l’incident.

« Quand [Atiśa] arriva à mnga' ris, il commença à enseigner les distiques de Saraha tels "A quoi servent les lampes à beurre ? À quoi sert le culte des dieux ?" Il les expliquait de façon littérale et de peur que les Tibétains s'avilissent, on lui demanda de ne plus les réciter. Cela lui déplut, mais on dit qu'en dépit de cela il ne les avait plus enseignés depuis. »[8]

De nouveau, après le maître chinois Mahāyāna, on alla enseigner au Tibet une doctrine qui mettait en doute le bien-fondé des cultes. Atiśa ne l’apprécia pas :
« Je ne suis pas autorisé à enseigner les vœux ésotériques ni les distiques (dohā) de chants-vajra. Si on ne m'autorise pas non plus à établir une lignée monastique, ma venue au Tibet aurait été vaine. »[9]
Dorji Wangchuk s'interroge sur le véritable statut d'Atiśa au Tibet. Avait-il peut-être été plutôt un prisonnier qu'un invité de marque ? Les Annales bleus racontent l'incident suivant, qui pourrait très bien s'expliquer à la lecture d'une rétention involontaire. Lors de son séjour à sNye thang, Atiśa avait déposé de petits tas de ses excréments partout dans sa cellule, et c'est son disciple 'Brom ston qui devait tout nettoyer. (Blue Annals, p. 259)

À deux reprises, le Tibet a refusé des formes de bouddhisme de type « moins religieux », y compris pour des raisons politiques et économiques. Au début de la « première propagation » et au début de la « deuxième propagation ».

Atiśa est un gradualiste invétéré, ou est présenté ainsi, mais il lui est arrivé de flirter avec le subitisme.

Ci-après des anciens blogs

· Atiśa enseigne le dohākoṣagīti de Saraha

· Atiśa enseigne une forme de la panacée blanche (dkar po cig thub)

· Atiśa enseigne la conscience éveillée excellente-à-tous-égards qui intègre tout

· Atiśa enseigne les Instructions de la remémoration unique

- Eléments d'une mahāmudrā kadampa 

- La préparation par Dharmarakṣita de la mission d'Atiśa au Tibet (fin d'article)


***
[1] Demiéville, p. 26

[2] Demiéville, p. 42

[3] Demiéville, p. 23 et p. 42

[4] Sources of Tibetan tradition, edited by Schaeffer, Kapstein, Tuttle, p. 141

[5] Sources of Tibetan tradition, p. 146

[6] Naudou, (1970), pp. 142-144

[7] Tibetan Renaissance: Tantric Buddhism in the Rebirth of Tibetan Culture, Ronald Davidson p. 110

[8] Dreaming the Great Brahmin, Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha, Kurtis R. Schaeffer p. 61. Comme nous venons de voir, ils ne les a plus enseigné publiquement, mais il avait continué à les traduire avec 'Brom et d'autres.

[9] The Book of Kadam, the core texts, Thubten Jinpa p. 6

lundi 10 février 2014

Il y a deux sortes de gens...



Il y a les introvertis et les extravertis, les contemplatifs et les actifs, les laxistes et les interventionnistes, les cigales et les fourmi, il y a les épicuriens qui vivent cachés dans leur jardins et les stoïciens dans leurs armures citadelles intérieures ») qui veulent tenir la gouverne. Il y a les avadhūta et les taoïstes de la trempe de Zhuangzi qui déclinent les postes qu’on leur propose, et les mandarins/mantrins qui se battent pour proposer leurs services à la cour. C’est drôle comme on retrouve ce type de division bonobo (végétarien)-chimpanzé (omnivore), colombe-faucon, ou hippie-yuppie un peu partout et toujours…

La doctrine de la nature de Bouddha, qui est l’application du principe d’égalité (samatā) entre saṁsāra et nirvāṇa et entre l’être et le Bouddha, met le Bouddha à la portée de tous et dit implicitement que chacun est déjà le Bouddha. C’est sur cette doctrine que s’appuient les méthodes dites « subites ». Or, ce message plutôt égalitariste et laxiste a été souvent contesté. On (le yogacāra) lui a opposé par exemple la doctrine des cinq « appartenances » (gotra). Chaque être possède bien le cœur ou l’embryon de « celui qui est comme cela » (tathāgata), mais l’aboutissement de celui-ci par le biais d’un véhicule unique (ekayāna), n’est plus une évidence.

Les détracteurs de cet égalitarisme bouddhologique ont voulu remettre de l’ordre, en identifiant cinq « familles » (gotra), cinq potentiels différents, et en procédant à une classification des êtres. En bas de l’échelle ceux pour qui l’ascenseur bouddhologique est en panne 1. Le potentiel interrompu (icchantika), qui n’a aucun espoir de s’éveiller. Puis, 2. Le potentiel incertain, selon les conditions dans lesquelles ils vivent (lesquelles sont en fonction de leur karma) 3. Le potentiel des auditeurs (śravaka), 4. Le potentiel des bouddhas-par-soi et finalement 5. le potentiel du grand véhicule.

D’accord, ils sont tous Bouddha potentiellement, comme l’argent contenu dans le minerai d’argent, comme l’huile dans la graine de sésame, comme la crème dans le lait, ou comme l'huile de coude dans l’ouvrier, mais ils ont intérêt à se mettre au travail, afin d’éviter que les conditions de ce potentiel s’épuisent et qu’ils se retrouveront dans de moines bonnes conditions la vie suivante.

Toujours dans l’optique de justifier les différences et de motiver les classes inférieures à fournir toujours plus d’efforts, les détracteurs de l’égalitarisme bouddhologique, dits les Gradualistes, ont multiplié les classements et les niveaux. Si nécessaire, chaque niveau peut encore être sous-divisé en inférieur, intermédiaire et supérieur. Chacun sera jugé selon son mérite (puṇya). Le gradualisme est une méritocratie et les Gradualistes fourniront l’huile nécessaire pour faire tourner les rouages. Méfiez-vous de ceux qui classifient, ils veulent vous mettre au travail !

mardi 6 novembre 2012

Controverse de Chen-houei et de Tch 'ong-yuan


[Image de Mahakasyapa souriant et sa référence enlevées à la demande de Blogger]

Controverse de Chen-houei et de Tch 'ong-yuan

Le maître Yuan demanda :
« Le maître de dhyāna P'ou-tsi et le maître de dhyāna Hiang-mo enseignent à immobiliser l'esprit, afin d'entrer en concentration, et à le fixer pour saisir sa vacuité, à le mettre en mouvement pour qu'il illumine le dehors et à le concentrer afin qu'il obtienne l'Éveil au-dedans. Ils maintiennent que telle est la doctrine. Pourquoi n'enseignez-vous pas cette méthode ?
- Je ne puis l'enseigner, car elle constitue par elle-même un obstacle à l'Éveil. Examiner son esprit serait faire de lui un objet de connaissance et perdre de vue le véritable but... Les paroles de mon grand maître, le sixième patriarche, pénétraient une à une ses auditeurs telles des flèches. Elles leur faisaient saisir directement leur nature propre sans recourir à l'enseignement graduel. Ceux qui étudient la Voie doivent être éveillés subitement. Ce n'est qu'après qu'il leur faut pratiquer graduellement afin d'obtenir la délivrance. Une mère ne met-elle pas son enfant au monde subitement ? Ensuite, elle lui donne le sein, le nourrit, et peu à peu la sagesse de l'enfant s'accroît spontanément. Il en va de même pour l'Éveil. La vue de la nature de Bouddha survient brusquement. La grande sagesse (prajñā) s'accroît ensuite d'elle-même. Tso-tch'an (J. zazen), qui est non-production de pensée, ne doit pas être séparé de dhyāna. qui désigne la nature foncière. Voilà pourquoi la théorie dont vous parlez doit être rejetée.

De son vivant le maître de dhyāna Chen-sieou déclarait que le sixième patriarche avait reçu le kāṣāya[1] de la Loi [T. chos gos].[2] il n'a jamais prétendu être lui-même le sixième patriarche. Mais, aujourd'hui, le maître de dhyāna P'ou-tsi se donne le titre de septième patriarche, en établissant faussement son maître comme le sixième patriarche. Cela, on ne peut l'admettre. »
Maître Yuan répliqua :
« La gloire et le nom de maître P'ou-tsi couvrent le monde. Il fait parler de lui partout et son enseignement se transmet de bouche en bouche. L'attaquer comme vous le faites, n'est-ce pas risquer sa vie ?
-  Ceux qui ont lu mon Traité fixant le vrai et le faux au sujet de l'école du Sud de Bodhidharma se méprennent lorsqu'ils disent que c'est une critique. P'ou-tsi se déclare en désaccord avec l’école du Sud. J'ai examiné le vrai et le faux et j'ai rétabli les principes. Je ne fais que répandre le Mahāyāna, je fais connaître et entendre la vraie Loi à tous les êtres. Comment aurais-je souci de mon existence ?[3] »
- En composant ce traité, n'avez-vous pas eu en vue la gloire et le profit[4] ?
- Puisque je n'ai pas souci de mon existence, comment me soucierais-je de la gloire et du profit ? »

Extrait de Les Maîtres zen, Jacques Brosse.



***
[Lien enlevé à la demande Blogger] Buste en bois de Kasyapa, premier patriarche, Dynastie Tang (618-907).

[1] kāṣāyā de couleur safran; orange; brun — n. vêtement (not. monastique) de couleur safran ou brun.
[2] En 732, plus de 25 ans après la mort de Shen-siou/Shenxiu, Chen-Houei/Shenhui (686-760) revendique le patriarcat pour son maître Houei-neng (638-713) de l'école du Sud. Il trouve en face de lui Pou-tsi/Puji (7ème patriarche de l'école Lanka et I-fu successeurs de Shen-siou.
[3] L’expression tibétaine « tshe ‘di blos gtong ba », se détacher des affaires de la vie semble relié à celle de « ne pas avoir souci de son existence ».
[4] Deux des huit soucis mondains.

jeudi 1 novembre 2012

Bodhidharma fait un petit tour à l'Ouest



Bernard Faure a traduit et commenté (sous le titre Le traité de Bodhidharma) « Le traité des deux accès », texte attribué à Tanlin et censé représenter un traité de Bodhidharma, qui aurait été son maître. Faure explique que l’école Ch’an s’était partagée très tôt en trois tendances majeures, respectivement représentées par les trois disciples de Bodhidharma : Huike, Tanlin et Yuan. Les tendances qu’ils représentent ont respectivement les caractéristiques suivantes :
1. Huike, « les pratiquants exclusifs de la ‘ contemplation du principe ‘
2. Tanlin, « ceux qui allient le dhyāna assis à l’étude des Écritures
3. Yuan, « ceux qui dénient toute valeur à ces méthodes, de même qu’à tout ce qu’ils qualifient d’ ‘éxpédients’ (upāya). »

Le traité de deux accès représente donc la vue de Tanlin de l’enseignement de Bodhidharma. Cette vue est celle que partage Zhiyi (538-597) qui critique les adeptes de Huike.
« Ceux qui étudient le Dhyāna ne savent que privilégier la contemplation du principe ; leur esprit fusionne avec tout ce qu’il rencontre, mais n’a pas l’intelligence des noms et des marques spécifiques, et ne connaît pas une seule phrase [des Écritures]. »[1]
Le terme « accès » peut être traduit en tibétain par « ‘jug pa ». La dernière phrase du « premier accès » se termine ainsi : « Tel est l' « accès par le principe ». En tibétain : « de ni don la mi ‘jug pa’o ». « ‘jug pa » correspond donc à « accès » et traduit généralement le terme sanscrit « avatāra », « entrée », comme dans « L’entrée à Lankā » (Lankāvatāra). Ce qui est d’ailleurs intéressant, si ce n’est pas une simple erreur de recopie, c’est que le tibétain met la phrase à la négative : « cela ne donne PAS accès au principe. » Est-ce une critique de Noubchen Sangyé Yéshé (T. gNubs chen sangs rgyas ye shes, 10ème siècle), qui est quand-même en train de citer le texte, ou une simple erreur ?

Autre point intéressant est que pour Noubchen le premier accès est attribué à Bodhidharma, mais le deuxième à maître Ma-hā-yan, qui n’est autre que Hva śaṅ. Cela voudrait dire que Hva śaṅ, malgré tout ce que l’on aurait pu écrire sur lui dans la tradition tibétaine, aurait été un adepte du « double accès ». Le deuxième accès qui représente les « expédients » (upāya), les « œuvres ». Mais un genre d’expédients sans aspects de culte, ni de la voie des techniques yoguiques (T. thabs lam S. upāya mārga). Il consiste en quatre pratiques, qui comprennent la pratique des six perfections (S. pāramitā). Les deux accès, au principe et à la Voie, sont l’union des deux vérités, absolue et conventionnelle et se pratiquent simultanément. « Toutefois, c'est lorsqu'on n'a rien a pratiquer que l’on pratique « en parfaite harmonie avec le Dharma. » Le double accès n’est en fait rien d’autre que la célèbre union de prajñā et upāya (T. thabs dang shes rab). Ou encore les deux types de bodhicitta, absolu et relatif (voir l'entraînement de l'esprit T. blo sbyong).

A noter que deux « traités d’accès » attribués à Vimalamitra[2] (8ème siècle), un contemporain de Kamalaśīla, sont respectivement le cig car 'jug pa rnam par mi rtog pa'i bsgom don et le rim gyis 'jug pa'i sgom don. Le premier traitant de l’accès instantané ou simultané (T. cig car 'jug pa S. yugapad, yaugapadya) et le deuxième de l’accès progressif (T. rim gyis 'jug pa).

Il existe plusieurs versions chinoises[3] du Traité. Faure parle également d’une traduction tibétaine (fonds Pelliot tibétain 116). Pelliot 116 est un ensemble de 9 sections, parmi lesquelles les sections 6 à 9 traitent du Ch’an chinois. Section 6 (n° 171 au crayon) concerne Ma-hā-yan, section 7 (n° 173 au crayon) divers maîtres Ch’an, section 8 d’un maître Ch’an (Ma-hā-yan ?) et section 9 idem. Je ne l’ai pas trouvé, mais la recherche du site n’est pas commode. On trouve des parties de ce Traité dans la Lampe pour l’oeil de la méditation (T. bsam gtan mig sgron) de Noub Sangyé Yéshé, dans la partie consacrée à l’accés simultané (T. ston mun cig car 'jug pa'i lugs bshad pa'i le'u). Ces parties seront marquées en gras. Le texte tibétain correspondant est ajouté dans les notes. Les parties <note : .....> sont les notes (T. mchan) qui appartiennent à traduction tibétaine de Noubchen.

Ci-dessous la traduction de Bernard Faure à partir du chinois.



LE TRAITE DE BODHIDHARMA (Damolun)[4] 

[2] [les deux accès]

Il est de multiples façons d’accéder a la Voie, mais toutes peuvent se ramener a deux types principaux : l'accès par le principe et l’accès par la pratique. L’accès par le principe consiste a réaliser le principe essentiel en s'appuyant sur la doctrine ; c'est croire profondément en l'immanence, dans tous les êtres, d'une nature unique et véritable que le voile irréel des souillures ne fait que masquer. Si l’on rejette l'erreur pour faire retour a la vérité, en se concentrant sur la contemplation murale, il n'y a plus de distinction entre soi-même et autrui, le profane et le saint s’avèrent égaux et un. Demeurer ferme et constant, affranchi de l'enseigne-ment discursif, c'est s'accorder mystérieusement avec le vrai principe. Comme il n'y a plus nulle discrimination, tout est tranquille et exempt de noms. Tel est l' « accès par le principe ».[5]

[3] [les quatre pratiques]

L' « accès par la pratique » renvoie aux quatre pratiques qui résument toutes les autres. Quelles sont ces quatre pratiques? Ce sont : 1) [Savoir] répondre à la haine; 2) être en accord avec les conditions; 3) ne rien tenir pour désirable; et 4) être en parfaite harmonie avec le Dharma.[6]

1. Qu'est-ce que s'exercer a « répondre à la haine » ? Celui qui pratique la Voie doit, dans l'adversité, se faire la réflexion suivante : « J'ai par le passe, durant d'innombrables kalpas, délaisse l'essentiel au profit de l'accessoire. Au fil des existences, j'ai suscité maint ressentiment et mainte haine, et cause des dommages infinis. Le malheur qui, en dépit de mon innocence présente, s'acharne sur moi, est la rétribution de méfaits anciens dont les fruits ont fini par mûrir. II ne s'agit donc pas d'une punition infligée par le Ciel ou les puissances surnaturelles. Faisons contre mauvaise fortune bon coeur, et tous [les motifs de] ressentiment ou de récrimination disparaîtront. » II est dit dans un sutra[7] : « Ne t'afflige pas devant L’adversité. Pourquoi ? Parce que tu en comprends l'origine. » Lorsque de telles pensées naissent [en vous], vous parvenez à vous accorder au principe, et votre compréhension du ressentiment vous permet de progresser sur la Voie. Voilà pourquoi je vous engage à vous exercer a « répondre à la haine ».[8]

2. La seconde pratique consiste à « être en accord avec les conditions ». II s'agit de réaliser que les êtres sont dénues de moi, et sont mus par la causalité karmique. Accueillez avec équanimité les peines et les plaisirs, car tous résultent des conditions. S'il m'arrivait d'obtenir quelque excellente rétribution telle que les honneurs ou la renommée, celle-ci procéderait d'une cause enracinée dans mon passe, et dont il m'aurait fallu attendre jusqu'à maintenant [la réalisation]. Pourquoi me réjouirais-je de son existence puisque, une fois les conditions épuisées, elle aussi retournera au non-être? Le gain comme la perte découlent des conditions. Si votre esprit n'en est pas affecté, s'il n'est pas agite par le vent de la joie, vous obtiendrez l'accord profond avec la Voie. C'est pourquoi je vous exhorte à pratiquer l' « accord avec les conditions ».[9]

3. La troisième pratique consiste à « ne rien tenir pour désirable ». Par « désir », on entend [le fait] que les hommes, dans leur égarement incessant, s'obstinent à convoiter toutes choses. Le sage réalise la vérité [ultime], laquelle en son principe s'oppose à la [vérité] conventionnelle . Il apaise son esprit par le non-agir, sans se soucier de son corps. Convaincu de la vacuité de toute existence, il n'a plus rien à espérer ou dont se réjouir. « Mérite » et « Obscurité » vont toujours de pair. Le Triple Monde dans lequel nous vivons depuis si longtemps est comme une maison de feu. Tout ce qui possède un corps souffre : qui donc pourrait trouver le repos? En comprenant cela, vous mettrez du même coup fin à toute pensée, et cesserez d'aspirer à l'existence. Il est dit dans un sutra : « Le désir est souffrance; l'absence de désir est joie. » Il est donc clair que l'absence de désir est une pratique de la Voie.[10]

4. La quatrième pratique consiste à « être en parfaite harmonie avec le Dharma ». On appelle « Dharma » le principe de la pureté intrinsèque. Selon ce principe, tous les caractères spécifiques sont vides, et ne présentent ni souillure ni attachement, ni « ceci » ni « cela ». Il est dit dans un sutra : « Le Dharma ne contient nul être, car il est exempt de la souillure [causée par] l'être ; il est dénué de toute subjectivité, car il est exempt de la souillure [causée par] le moi. » Le sage, s'il peut croire en ce principe et le comprendre, doit s'exercer a être « en parfaite harmonie avec le Dharma ». À l'instar du Dharma qui est par essence prodigue, il n'épargne ni son corps ni ses richesses dans sa pratique de l'aumône, et son esprit est également généreux. Pénétrant la triple vacuité, il est indépendant et sans attachement. Ayant . éliminé [en lui] les impuretés, il aide et guide les êtres, sans pour autant s'en tenir aux apparences. [Ses actes], source de profit pour Lui-même, le sont également pour autrui, et lui permettent en outre d'orner la Voie de l’Éveil.[11]

Ce qui vaut pour le Don vaut pour les cinq autres ([Perfections]. Pour éliminer les fausses notions, on pratique les six Perfections. Toutefois, c'est lorsqu'on n'a rien a pratiquer que l’on pratique « en parfaite harmonie avec le Dharma ».



[1] Bernard Faure, p. 23
[2] Un texte de Wang-xi mentionne deux moines tibétains qui favorisaient l'accès simultané. L'un d'eux appelé P'i-mo-(lo) pourrait selon certains (Demiéville, Concile p. 41 avant qu'il ne se rétracte) correspondre à Vimala, ou Vimalamitra. Voir aussi Gomez
[3] Manuscrit de Dunhuang conservé à Pékin sous la cote « su 99 », Stein 2715, Stein 3375, Pelliot 2923, 3018, 4634 et 4795.
[4] Faure situe ce texte au deuxième moitié du 7ème siècle (p. 34).
[5] Mkhan po chen po bo dhe dar mo ta ras bshad pa las/ yang dag pa la phyogs shing rtogs pa spangs te/ lham mer gnas na/ bdag kyang med gzhan yang med/ ma [58] rabs dang ‘phags pa mnyam zhing gcig ste/ mi ‘gyur bar brtan par gnas na/ de phan chad yi ge dang bstan pa’i rjes su mi ‘brang ngo*/ ‘di ni yang dag pa’i don gyi rnal du phab pa rnam par rtog pa med pa/ zhing zhing bya ba med pa ste/ de ni don la mi ‘jug pa’o/
[6] Ma-ha-yan gyi bsam gtan rgya lung chen po las/ spyod pa la 'jug pa ni spyod pa bzhi ste/ gcig ni 'khon la Ian ldon pa'i spyod pa'o// gnyis pa ni rkyen gyi rjes su spyod pa'o// gsum pa ni ci yang tshol ba med pa'i spyod pa'o// bzhi pa ni chos dang mthun pa'i spyod pa'o//
[7] Probablement : 'phags pa blo gros mi zad pas bstan pa rgya cher 'grel pa (S. ārya Akṣayamati nirdeśa tika DG 3994) « las kyi rnam par smin pa la ston pa ni gzhan gnod pa byed pa las byung ba'i sdug bsngal dang phrad na 'di ni las kyi le lan yin te/ des na bdag gis byas pa'i mi dge ba'i las kyis sdug bsngal gyi 'bras bu 'di 'dra ba nyams su myong la/ yang sdug bsngal gyi rgyu mi bzod pa 'di yang dag par blangs te 'dug na ni bdag nyid la mi sdug pa gang yin pa de la bdag nyid kyis bdag nyid sbyor bar byed par nges so snyam nas gnod pa mi byed pa'o »
[8] 1. ‘khon la lan <note : sdug bsngal gang la la nga mi dga’ ba med par bya’o> lngon pa’i spyod pa ji lta bu zhe na/ lam bsgom [174] pa’i mi ni gal te sdug bsngal ci ‘byung na’i tshe na/ bdag gi yid la dran bzhin du sngon thog ma med pa’i bskal pa nas yang dag pa’i ngo bo nyid <note : ma rtgos pas> spangs te/ phyi’i yul <note : shes pa> gyi rjes su ‘brangs nas/ srid pa sna tshogs su ‘khyams te/ ‘khon <note : du ‘dzin pa la shogs pa> zhing sdang ba mang du byung nas/ zhe <note : gnyis med ye shes dang*/> ‘gras shing gnod <note : thog ma med pa nas> pa grangs med pas/ tshe ‘di la gnang pa’o/ nyes <note : tshe ‘di rang la> pa ma byas kyi kyang* bdag gi snga ma’i las ngan pas sdug bsngal gyi ‘bras bu smin te/ lhas byas pa ma yin/ mis byas pa ma yin <note : byas phyir zhes sdang gzhan la mi bya’o> gyi/ rang gi las gyur pa yin pas/ sems kyi <note : rang gi lan pa’i phyir> bzod cing*/ mi <note : gzhan la> ‘khang bar dang <note : spyod la’i tshe lang XXXXXX >  du blang bar bya’p snyam pa ste/ mdo las/ « sdug bsngal dang phrad kyang mya ngan du mi bya ste/ ci’i phyir zhe na/ don rtogs pai’ phyir ro/ sems ‘di lta bu byung ba’i tshe don dang mi ‘gal lo// bzhi <note : spyod lam> po kho na yin kyang chos kyi don du ‘gyur ro/ » zhes gsungs so
[9] 2. gnyis pa <note : lam spyod skyid pa la dga’ ba’i sems mi bya’o/> rkyen gyi rjes su spyod pa ni/ sems la bdag med pas/ kun kyang las kyi rkyen las gyur te/ [175] sdug bsngal dang bde ba mnyam par blang ba kun kyang rkyen las skye’o/ gal te mngon par mthong ba’i ‘bras bu longs spyod la sogs pa kun kyang*/ rang gi sngon gyi rgyus da lta thob pa yin la/ rkyen zad med par ‘gyur ba shes par bya dgos pas/ dga’ ba ci yang med do/ thob <note : bde ba> dang stor ba <note : bde ba zad pa> yang rkyen las gyur gyi/ sems la skye ba <note : rang gi ngo bo/> dang ‘grib pa med do/ rga=dga’ ba’i rlung ma gyos na chos kyi don dang mthun ste/ de bas rkyen gyi rjes su spyod pa’o/
[10] Gsum pa <note : bde sdug gnyis ‘dzin pa’i ngo bo la ltos nas long/yod kyang rang bzhin ma skyes par shes par bya’o/> yang tshol ba med pa’i spyod pa ni/ ‘jig rten pa’i mi rgyun du bslad pas/ gnas so cog tu bde ba la chags pa’i tshor ba zhes bya/ ye shes gyi don dam pa rtogs na kun dab ( ?) dang bral lo/ sems bde bar gnas na bya ba med do//gzugs ‘gyur zhing ‘pho yang*/ yod do cog stong pa nyid yin pas ci la yang mos shing smon pa med do/ bkra shis ma dang*/ mun nag ma ni ni rtag par rjes su ‘brang ba yin par khams gsum na rtag tu gnas de/ dper na/ khyim ‘bar ba lta bu’o/ lus yod na [176] kun kyang sdug bsngal ba yin te/ su’ang bde ba thob pa med do// gnas pa ‘di lta bu rtogs na yod do cog gi ‘du shes zhi ba yin te/ tshor ba med do// mdo las/ tshor ba yod na sdug bsngal lo// tshor ba med pa bde ba ste/ tshor ba med par bsdams na yang dag pa’i lam spyod pa’o//
[11] Bzhi pa <note : ngo bo nyid dag pa’i chos nyid shes na lung rigs kyi chags pa med par bstan/> yang mi dmigs pa’o/ mdo sde las/ chos la sems can med pas sems can gyi dri ma dang bral la/ chos la bdag med pas bdag tu blta ba’i dri ma dang bral lo/ ye shes can gyi don ‘di ltar rtog cing yid ches na chos dang mi ‘gal bas/ ‘di bzhin spyad pa’i rigs so// zhes ‘byung*/
La correspondance s'arrête ici. Le texte tibétain continue : yang mkhan po chen pos bzhad pa/ gos bzang po dang zas zhim po dang longs spyod la brkams na/ de ni gdon mi za bar yon tan chung bar ‘gyur ro// gna’i mi chos <note : mkhas pa rnams> lam bsgom pa ni gos rnams su <note : ‘phral longs spyod la mi blta’o> mi sbyar ro/ drang srong de’u yug/lug gi gtsug lag gi yi ge [page 177 manque dans le scan] 

lundi 8 octobre 2012

Des soi-disant Dzogchenpas



Le dernier numéro (n° 24) de la Revue d’Études Tibétaines, sous la direction de Jean-Luc Achard, vient de paraître. C’est un numéro dédié à la Section de la conscience (T. sems sde) du Dzogchen. Le terme sems-sde aurait apparu au cours du 11ème siècle[1], et fait désormais partie de la triade sems sde/ klong sde/ man ngag sde du Dzogchen. Cette triade avec ses classifications suggère une nouvelle réorganisation.
C’est l’article Au sujet du Thig le drug pa et du sPyi chings (On the Thig le drug pa and thesPyi chings) de Karen Liljenberg (SOAS) qui a particulièrement retenu mon attention, notamment le sPyi chings (rdzogs pa spyi chings), classé parmi les dix-huit textes (T. sems phran) du Sems sde. Lijljenberg mentionne quatre citations de ce texte dans le bSam gtan mig sgron de gNubs Sang rgyas ye shes (10ème siècle), ce qui permettrait de le situer grosso modo. On comparaissait et classait beaucoup à l’époque (Man ngag lta ba'i phreng ba, bSam gtan mig sgron, Rongzompa (rong zom chos kyi bzang po, 11ème siècle), et le sPyi chings se livre aussi à cet exercice. Le texte a été reconstitué par Liljenberg à partir d’un commentaire, intitulé sPyi gsang sngags lung gi 'grel pa, qui aurait été composé par gNyags Jñānakumara, le maître de gNubs.
L’Inclusivité universelle (The Universal Inclusiveness [of Perfection]) semble être en réaction contre une approche trop nihiliste, où domine la vacuité, définie comme « non-soi ». Selon Liljenberg, l’approche visée serait le Ch’an, ou le Madhyamaka en général. Le texte ouvre avec un credo  qui prend le contre-pied du non-soi.
« Le Soi existe. Il n’y a pas autre chose. La perfection spontanée (lhun gyis rdzogs pa) existe en tant que le Soi universel (bdag nyid chen por). Comme il est identique dans l’état continu excellent à tous égards (samantabhadra), il n’y a pas autre chose. En [Le concevant] comme le non-soi, on tombe dans l’extrême du nihilisme. »[2]
Voilà ce qui est dit. En proclamant un Soi, en traitant les adeptes du non-soi (les bouddhistes) de nihilistes, et en identifiant le non-soi à du nihilisme, on pourrait s’attendre à ce que l’auteur s’éloigne des thèses du bouddhisme des auditeurs (S. śrāvaka). Mais en fait, ce sont les auditeurs qui en étaient éloignés. Tout comme certains suiveurs de soutras à interpréter (T. drang don) qui argumentent que les phénomènes sont vides (T. stong pa), voire non-existants (T. med pa), et vont jusqu’à expliquer que la vacuité est le non-soi. La voie de la non-discursivité (T. mi rtog S. nirvikalpa), est parcourue par la conscience (S. citta) et peut donc conduire au nihilisme. Elle est à la fois difficile et comporte un grand risque[3]. Plus loin, on verra pourquoi le nihilisme est plus dangereux que l'éternalisme et contre à qui cet avertissement pourrait s'adresser. L’auteur recommande donc, une approche plus positive, car la discursivité (S. vikalpa) est plus aisée à l’emploi que la non-discursivité.
« La réalité (T. don) immuable des concepts (vikalpa), fait que l’éternalisme n’existe pas, ce qui exclue l’altérité, et que le nihilisme, n’existant pas, le Soi est inclu. De ce fait, aussi bien l’éternalisme que le nihilisme sont purifiés. La production et la cessation n’existant pas, elles sont également éliminées. Comme il n’y a pas de differénce entre le soi et l’autre, ils sont aussi purifiés. A partir du tout, le tout s’effondre (T. ril[4]). Restant identique dans le Soi, et étant intégralement au complet (rdzogs pa chen po) en lui-même, il se déploie spontanément (lhun gyis grub pa). »[5]
Dans le contenu du mahāyoga qui ici est couplé au "Dzogchen", ce déploiement spontané prend les formes éternelles (litt. Grand éternalisme = dépassement de l’éternalisme) de symboles enseigné dans les soutras du mahāyāna ou dans le cadre du sambhogakāya.
« Quand la base du doute (être et non-être) s’effondre et est éliminée, il n’y a plus de discursivité et tout ce qui apparaît est reconnu clairement. Quand cela est déterminé par cette vue (T. lta ba), les véhicules inférieurs du [mantra] secret[6] ne sont plus mentionnés, même accessoirement ».[7]
Selon ce texte, le passage par « le grand éternalisme », autrement dit les (huit) véhicules inférieurs, est obligatoire, jusqu’à ce stade. Le texte s’oppose à ceux qui prétendent faire le contraire, selon Liljenberg les adeptes du Ch’an. Ou du moins des traditions subitistes… Mais en lisant entre les lignes, on peut avoir une idée plus précise encore.
« Ceux qui ne l’ont pas compris, qui ne suivent pas cette tradition, saisiront la limite de l’ignorance avec orgeuil, et en le prenant pour doctrine (T. smra ba S. vāda) se tromperont complètement. [Commentaire de gNyags Jñānakumara : c’est en contradiction [avec la Complétude universelle]. Tout en déclarant que la Complétude universelle est insurpassable, et en s’attelant uniquement à la méditation simultanée, les bodhisattvas (adeptes du mahāyāna) et les moines contredisent la tradition [de la Complétude universelle][8]
Le texte ne mentionne explicitement ni le Ch’an, ni des traditions d’origine chinoise. Il vise l’approche simultanée seule, sans préciser laquelle, mais en observant que les adeptes de cette tradition, parmi lesquels des "fils de vainqueurs" et des moines, veulent faire passer leur méthode pour la « complétude universelle ». Ce qui leur manque, selon gNyags Jñānakumara, c'est la partie « éternaliste » et graduelle, correspondant aux véhicules du mantra secret et notamment au mahāyoga.

Ou bien, ces « faux Dzogchenpa subitistes » sont des adeptes du Ch’an qui voulaient se faire passer subrepticement pour des Dzogchenpa, mais en rejetant « l’éternalisme » des véhicules de mantra secret par « nihilisme ». Peu probable. Ou bien, c’étaient des véritables ou anciens « Dzogchenpa » mais qui ne furent pas ou plus reconnus comme tels par le sPyi chings, par gNyags Jñānakumara, son disciple gNubs Sang rgyas ye shes, parce qu’ils ne s’engageaient pas ou plus dans le chemin des véhicules inférieurs en attendant le big one. Il semble y avoir eu une tension entre ceux qui ne voulaient pas suivre les méthodes « éternalistes » du mahāyoga etc. et ceux qui se disaient les véritables "Dzogchenpa", car ils suivaient les deux approches. Notons qu’il existe deux œuvres attribuées à Vairocana qui ont pour sujet justement l’approche simultanée et l’approche graduelle.[9]

Quand on lit le Discours du roi pancréateur (T. kun byed rgyal po’i mdo), qui serait une compilation de traités appartenant à la Section de la conscience (T. sems sde), à laquelle aurait contribué dPal gyi Seng ge mgon po, un disciple de Vairocana et un des maîtres de gNubs[10], on voit mal comment les deux approches pourraient être conciliées, tellement ce texte, ou certains traités qui le composent, semblent catégoriques à des endroits. Le spyi chings peut alors être une solution.

Il n’est donc pas exclu, qu’à certains moments, il y eut des adeptes « Dzogchenpa » de tendance « subitiste », ne pratiquant qu’une méditation simultanée, qui suivaient uniquement les traités « sems sde » sans trop se préoccuper de mahāyoga. D’autres « Dzogchenpa » de tendance « mahāyoga » auraient pu s’offusquer de cette « usurpation du nom Dzogchen » ou de cet « égarement » et polémiquer avec eux. Plus tard, les différentes tendances furent réunies en un seul système à trois sections (T. sde).



[1] Sam van Schaik, The Early Days of the Great Perfection, p. 167, n.6
[2] « The self exists. There is no other. Spontaneous perfection exists, as the Great Self. Because it is one with the state of Samantabhadra, there is no other. In [the notion of] no-self, one falls into the error of nihilism. » T. bdag ni yod do/gzhan ni med do/ bdag nyid chen por lhun gyis rdzogs pas yod do/ kun tu bzang po'i ngang du gcig pas gzhan med do/ bdag med par chad par ltung ngo*/
[3] rnam par mi rtog pa sgom pa'ang sems 'grod de phyang chad par song ba ni bcos dka' la nyen che
[4] Ce terme revient plus loin dans le texte, où il prend ce sens.
[5] « Because nothingness does not exist, therefore the self is included; and so both eternalism and nihilism are purified. Since there is no production or cessation, they are also negated, and because there is no self or duality, there is also purity. The whole universe in its identity with the self is the spontaneous accomplishment of Great Perfection in oneself. » rtog par mi 'gyur ba'i don ni/ rtag pa med pas na gzhan bsal/ chad pa med pas ni bdag du bsdus pa ste/ rtag chad gnyis dag go/ skye 'gag med pas kyang bshig la/ bdag dang gnyis su ma gyur pas kyang dag ste/ thams cad nas thams cad du ril bdag du gcig par rang la rdzogs pa chen po lhun gyis grub pa'o/
[6] Le commentaire (sPyi gsang sngags lung gi 'grel pa gnyags dza nya ku ma ras mdzad pa (Vol. 103 p.439) spécifie qu’il s’agit du Mahāyoga etc.
[7] the tshom gyi gleng gzhi ril dang bral bas na/ rnam rtog mi mnga' cir yang sa le mkhyen/ lta ba 'dis thag bcad nas gsang ba'i theg pa 'og ma dag la zur tsam yang ma brjod do
[8] « Someone who does not have such realization, who does not have the statements, in his extreme ignorance [will be] seized by arrogance, and his speech will also be extremely deluded and contradictory [to the Dharma]. Claiming that it is the unsurpassed Great Perfection, sons of the Victorious ones who rely merely on the samādhi of the instantaneous approach violate the statements by assuming the role of commoners. » 'di ltar ni ma rtogs/ lung ni med/ ma rig pa'i mu nga rgyal gyis bzung nas smra ba ni shin tu yang 'khrul par 'gyur te 'gal lo/ rdzogs chen bla na med par khas 'ches nas/ ton mun bsam gtan tsam la rten 'cha ba/ rgyal ba'i sras 'bangs bcas pas lung dang 'gal /
[9] Cig car 'jug pa rnam par mi rtog pa'i bsgom don et Rim gyis ‘jug pa’i sgom don