Gravure de Gustave Doré |
L’esprit et la matière, encore et toujours. Aristote[1] distingue entre un intellect[2] actif (intellect agent) qui agit et un intellect passif (intellect patient) qui pâtit.
L'intellect agent est « substantiellement activité » et il est « la seule chose immortelle et éternelle ». Il s'identifie avec l'intelligible et il est « analogue à la cause efficiente » parce qu'il produit tous les intelligibles.
L'intellect patient a des productions qui dépendent des sens [indriya] et de l'imagination [manas], il dépend de l'intellect agent, il est passif ; il est "analogue à la matière, par le fait qu'il devient tous les intelligibles".[3]
Voilà ce qu’en dit Aristote. Platon va plus loin :
« L’âme, le principe qui se meut lui-même, est donc antérieure à la nature, c’est-à-dire le feu, l'eau, la terre et l'air, qui produisent à leur tour des milliers et des milliers de choses mues. Si donc une substance de terre, eau ou feu, simple ou composée, produit du mouvement, on la dit vivante, animée. »[4]
Ou en résumé « L’âme commande et le corps obéit ».
Alexandre d’Aphrodise (environ 150- 215) fut un commentateur d’Aristote, né en Asie-mineur qui avait vécu et enseigné à Athènes. Les deux intellects d’Aristote en deviennent cinq chez lui, notamment à cause des différentes fonctions spécifiées de l’intellect agent. L’intellect patient d’Aristote devient chez lui « l'intellect en puissance, ou matériel (1), qui reçoit passivement les formes et qui est comparable à une table rase »[5]. Un peu comme l’inconscient fondamental (ālayavijñāna) du Yogacārā. Disons que cet intellect est le plus « bas », car le plus « passif ».
Le deuxième intellect, déjà un peu plus actif ou animant, est « l'intellect acquis, ou intellect comme disposition » (2). « Elle naît du contact de l'intelligence avec l'universel lorsqu'elle sépare par abstraction les formes de la matière : c'est une sorte de pensée en puissance. » Il est en prise direct directe avec le premier intellect et semble établir comme un réseau par-dessus celui-ci, prêt à être activé/animé par un intellect plus actif. Le troisième intellect passe de la puissance à l’acte et devient pensée. C’est l’intellect en acte : la pensée en acte (3). A partir d’ici, nous partons vers des sphères plus élevées, celles de l'intellect agent (4), où nous sortons des ténèbres de la passivité. Il est la cause qui fait passer à l'acte les intelligibles (jñeya) en puissance. « Ce n'est pas une faculté de l'âme, mais la pensée pure en acte, identifiable au Dieu d'Aristote. »[6] Alexandre d’Aphrodise propose encore un intellect clé (5) « qui permet d'accéder aux réalités supérieures de la Nature ». Chez lui, l'intellect agent est considéré comme séparé des autres intellects et comme « [venant] en nous du dehors »[7].
Cet « ailleurs » se situerait « au-dessus » des intellects ou de l’intelligence. Ce sera Dieu pour les monothéistes et l’Un ou le Bien pour d’autres. Afin de préserver ces dualités, ou pour maintenir l’ordre, où le haut est et reste en haut et le bas en bas[8], un troisième élément est nécessaire : une sorte de sas. Ce troisième élément qui sépare le haut du bas est l’intelligence, ou les intellects au pluriel quand on aura besoin d’ajouter diverses fonctions ou degrés de l’intelligence. La dualité devient une trinité (en gros, l'Un, l'Intelligence, l'âme), afin de préserver la dualité et de permettre une interaction entre les deux. L’Un est la cause première qui crée ou dont émane la multiplicité ou le monde, par le biais des intellects qui sont les corps intermédiaires. Chez Plotin (205 - 270 après J.-C.), ce mouvement d’émanation s’appelle « procession », déploiement dira-t-on dans le bouddhisme gnostique des Anciens.
L'empereur chrétien Justinien fermera les écoles philosophiques païennes d'Athènes en 529. Les philosophes chrétiens nestoriens seront les héritiers de la translatio studiorum des Grecs vers le monde arabe.[10] Fârâbî (872-950), né à Wâsij près de Farab en Transoxiane (actuel Kazakhstan), ou à Faryab au Khorassan (actuel Afghanistan), étudiera avec eux. Il développera un système syncrétiste[11] où dix intellects émanent les uns des autres à partir de Dieu. Neuf sont des « causes secondes » et l'un est l’« intellect actif ». Ces intellects seront des anges, des agents de l’intellect agent.
Fârâbî a influencé Avicenne (980-1037) né à Afshéna, près de Boukhara (Transoxiane, Ouzbékistan). Qui avait à son tour influencé Albert le Grand et St Thomas d'Aquin. Mais restons à l’est. La cosmologie d’Avicenne se présente comme une « phénoménologie de la conscience angélique ». Sa théorie de connaissance est solidaire de sa métaphysique. La procession des Intelligences chérubiniques est une angélologie qui fonde tout autant la cosmologie que la gnoséologie.[13]
Et cela nous amène à Sohrawardî (1155- 1191), né au nord-ouest de l’Iran, qui étudia entre autres l’œuvre d’Avicenne. Il était à l’origine de la philosophie illuminative ou illuminationiste. La méthode des péripatéticiens est très bien comme préparation à l’expérience visionnaire, mais ne donne pas accès aux lumières intelligibles supralunaires, séparées de la matière. Pour Sohrawardî, cette religion intérieure, s’était maintenue « de cycle en cycle, depuis Hermès et Agathodaīmon, jusqu’aux sages de l’ancien Iran, et Socrate, Platon et même Aristote en ont été les transmetteurs fidèles »[14]. Dieu nous est inaccessible, contrairement aux mondes angéliques, qui « doivent être reconnus par le savoir rationnel pour ensuite être identifiés, face à face, dans une révélation où l’âme découvre, dans l’archange auquel elle s’unit, son alter ego. Le savoir philosophique reçoit alors de la présence lumineuse immédiate la certitude apodictique dont il a, lui-même, besoin. »[15]
Tout cela est expliqué dans son Livre de la sagesse orientale, auquel s’ajoute un manuel pratique, Le Livre d’heures, fait de prières et invocations aux archanges, « dont les noms sont parfois empruntés à la théologie mazdéenne. »
Tout cela comme préambule à la théorie de l’illumination.
[1] De l'âme, III, 5
[2] L'intellect est « la partie de l'âme qui permet de connaître et de penser » III, 4, 429 a 10
[3] Source : wiki
[4] Les Lois, traduction Emile Chambry
[5] « une « aptitude à être le réceptacle des formes, ressemblant à une tablette non écrite, ou plutôt à la "non-écriture" d'une tablette [...] car la tablette est déjà l'un des êtres » source wiki
[6] Source wiki
[7] Alexandre d'Aphrodise, De l'âme, 91.1-2
[8] Le Créateur en haut, la création en bas, le Bien en haut, le mal en bas, l’Un en haut, le multiple en bas etc.
[9] Sixième Ennéade
[10] Wiki
[11] « Le style de Farabi est un style ésotérique, ou qui emprunte des motifs ésotériques (conformément à des traditions numérologiques qui sont répandues partout). Il est également à l'origine d'une tradition d'angéologie développée par des Perses et des Juifs vers le xe siècle. » Source wiki
[12] Source
[12b] "Dans l’un des plus beaux livres de Sohrawardî, Le Bruissement de l’aile de Gabriel, l' Esprit-Saint, assimilé à l’archange Gabriel [l’intelligence agente d’Avicenne], parvient à réunir dans la contemplation, l’âme avec l’Intellect."
Le deuxième intellect, déjà un peu plus actif ou animant, est « l'intellect acquis, ou intellect comme disposition » (2). « Elle naît du contact de l'intelligence avec l'universel lorsqu'elle sépare par abstraction les formes de la matière : c'est une sorte de pensée en puissance. » Il est en prise direct directe avec le premier intellect et semble établir comme un réseau par-dessus celui-ci, prêt à être activé/animé par un intellect plus actif. Le troisième intellect passe de la puissance à l’acte et devient pensée. C’est l’intellect en acte : la pensée en acte (3). A partir d’ici, nous partons vers des sphères plus élevées, celles de l'intellect agent (4), où nous sortons des ténèbres de la passivité. Il est la cause qui fait passer à l'acte les intelligibles (jñeya) en puissance. « Ce n'est pas une faculté de l'âme, mais la pensée pure en acte, identifiable au Dieu d'Aristote. »[6] Alexandre d’Aphrodise propose encore un intellect clé (5) « qui permet d'accéder aux réalités supérieures de la Nature ». Chez lui, l'intellect agent est considéré comme séparé des autres intellects et comme « [venant] en nous du dehors »[7].
Cet « ailleurs » se situerait « au-dessus » des intellects ou de l’intelligence. Ce sera Dieu pour les monothéistes et l’Un ou le Bien pour d’autres. Afin de préserver ces dualités, ou pour maintenir l’ordre, où le haut est et reste en haut et le bas en bas[8], un troisième élément est nécessaire : une sorte de sas. Ce troisième élément qui sépare le haut du bas est l’intelligence, ou les intellects au pluriel quand on aura besoin d’ajouter diverses fonctions ou degrés de l’intelligence. La dualité devient une trinité (en gros, l'Un, l'Intelligence, l'âme), afin de préserver la dualité et de permettre une interaction entre les deux. L’Un est la cause première qui crée ou dont émane la multiplicité ou le monde, par le biais des intellects qui sont les corps intermédiaires. Chez Plotin (205 - 270 après J.-C.), ce mouvement d’émanation s’appelle « procession », déploiement dira-t-on dans le bouddhisme gnostique des Anciens.
« L'émanation explique d'une part que l'Un engendre l'Intelligence. Ensuite, l'Intelligence, elle-même sujette à la procession, engendre une réalité inférieure à elle, l'Âme et, enfin, l'Âme produit à son tour le monde sensible qui lui n'est plus le principe de rien du tout. »L’un engendre la multiplicité, la monade engendre la décade. Le sixième ennéade explique le Nombre, qui existe en puissance dans l’Être. « Le Nombre est en effet ou l'essence de l'Être ou son acte » « L'Être est le nombre uni [enveloppé], et les êtres sont le nombre développé ; l'Intelligence est le nombre qui se meut en soi-même et l'Animal [S. paśu] est le nombre qui contient. »[9]
L'empereur chrétien Justinien fermera les écoles philosophiques païennes d'Athènes en 529. Les philosophes chrétiens nestoriens seront les héritiers de la translatio studiorum des Grecs vers le monde arabe.[10] Fârâbî (872-950), né à Wâsij près de Farab en Transoxiane (actuel Kazakhstan), ou à Faryab au Khorassan (actuel Afghanistan), étudiera avec eux. Il développera un système syncrétiste[11] où dix intellects émanent les uns des autres à partir de Dieu. Neuf sont des « causes secondes » et l'un est l’« intellect actif ». Ces intellects seront des anges, des agents de l’intellect agent.
« Dieu produit en tant qu’il se connaît éternellement lui-même ; il ne peut donc produire qu’éternellement, et qu’un être éternel ; de plus, il ne peut produire immédiatement qu’un seul être, puisqu’il est lui-même unique, et un être qui, comme lui, a la capacité de se connaître : c’est la Première Intelligence ; en ce Premier créé, il y a cependant pluralité, puisqu’elle se connaît comme possible par son essence, et comme nécessaire par Dieu. En tant qu’elle se connaît nécessaire, elle engendre une autre Intelligence ; en tant qu’elle se connaît comme possible, elle engendre la matière du premier ciel ou ciel des fixes ; en tant qu’elle connaît sa propre essence, elle engendre la forme ou l’âme de cette sphère. Par un mécanisme exactement semblable, la deuxième Intelligence engendre un deuxième ciel et une troisième Intelligence, et ainsi de suite, jusqu’à une dernière Intelligence, créée par celle qui a engendré l’orbe de la lune.»[12]A chaque degré d’émanation correspond un intellect, une âme et une sphère. De la dixième Intelligence procède le monde des Eléments et les âmes humaines. C'est ce qu'on appelle le "Donateur des Formes". Les prophètes l'appellent Esprit saint (Rûh al-Qods) et Gabriel[12b].
Fârâbî a influencé Avicenne (980-1037) né à Afshéna, près de Boukhara (Transoxiane, Ouzbékistan). Qui avait à son tour influencé Albert le Grand et St Thomas d'Aquin. Mais restons à l’est. La cosmologie d’Avicenne se présente comme une « phénoménologie de la conscience angélique ». Sa théorie de connaissance est solidaire de sa métaphysique. La procession des Intelligences chérubiniques est une angélologie qui fonde tout autant la cosmologie que la gnoséologie.[13]
Et cela nous amène à Sohrawardî (1155- 1191), né au nord-ouest de l’Iran, qui étudia entre autres l’œuvre d’Avicenne. Il était à l’origine de la philosophie illuminative ou illuminationiste. La méthode des péripatéticiens est très bien comme préparation à l’expérience visionnaire, mais ne donne pas accès aux lumières intelligibles supralunaires, séparées de la matière. Pour Sohrawardî, cette religion intérieure, s’était maintenue « de cycle en cycle, depuis Hermès et Agathodaīmon, jusqu’aux sages de l’ancien Iran, et Socrate, Platon et même Aristote en ont été les transmetteurs fidèles »[14]. Dieu nous est inaccessible, contrairement aux mondes angéliques, qui « doivent être reconnus par le savoir rationnel pour ensuite être identifiés, face à face, dans une révélation où l’âme découvre, dans l’archange auquel elle s’unit, son alter ego. Le savoir philosophique reçoit alors de la présence lumineuse immédiate la certitude apodictique dont il a, lui-même, besoin. »[15]
Tout cela est expliqué dans son Livre de la sagesse orientale, auquel s’ajoute un manuel pratique, Le Livre d’heures, fait de prières et invocations aux archanges, « dont les noms sont parfois empruntés à la théologie mazdéenne. »
Tout cela comme préambule à la théorie de l’illumination.
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La Transoxiane |
[1] De l'âme, III, 5
[2] L'intellect est « la partie de l'âme qui permet de connaître et de penser » III, 4, 429 a 10
[3] Source : wiki
[4] Les Lois, traduction Emile Chambry
[5] « une « aptitude à être le réceptacle des formes, ressemblant à une tablette non écrite, ou plutôt à la "non-écriture" d'une tablette [...] car la tablette est déjà l'un des êtres » source wiki
[6] Source wiki
[7] Alexandre d'Aphrodise, De l'âme, 91.1-2
[8] Le Créateur en haut, la création en bas, le Bien en haut, le mal en bas, l’Un en haut, le multiple en bas etc.
[9] Sixième Ennéade
[10] Wiki
[11] « Le style de Farabi est un style ésotérique, ou qui emprunte des motifs ésotériques (conformément à des traditions numérologiques qui sont répandues partout). Il est également à l'origine d'une tradition d'angéologie développée par des Perses et des Juifs vers le xe siècle. » Source wiki
[12] Source
[12b] "Dans l’un des plus beaux livres de Sohrawardî, Le Bruissement de l’aile de Gabriel, l' Esprit-Saint, assimilé à l’archange Gabriel [l’intelligence agente d’Avicenne], parvient à réunir dans la contemplation, l’âme avec l’Intellect."
[13] Henry Corbin: Penseur de l'islam spirituel, Par Daryush Shayegan
[14] Christian Jambet, dans Dictionnaire des philosophes, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel
[15] Christian Jambet, dans Dictionnaire des philosophes, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel
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