Quand on lit les hagiographies de maîtres bouddhistes indiens, on remarque souvent qu’ils ont reçu une éducation hindoue traditionnelle. Il faut remarquer que les maîtres qui sont passés à la postérité, étaient plutôt ceux qui ont laissé des écrits, qui étaient donc éduqués et lettrés. Pour être lettré, c’est-à-dire pour étudier le sanscrit, il fallait bien s’adresser à des brahmanes et des kayastha (caste des scribes), ou être soi-même issu de ces castes. Cela suppose sans doute l’étude des traités de grammaire, des grands classiques…
Les écrits des maîtres bouddhistes indiens foisonnent d’ailleurs d’exemples pris dans les grands classiques. A l’époque dite de la « deuxième propagation du bouddhisme au Tibet », l’Inde était elle-même en ébullition religieuse et culturelle et il était quelquefois difficile de distinguer les traditions.
Selon Dzongsar Khyentsé Rinpoché, quand Atiśa, déjà au Tibet, donc après 1042, apprit la mort de Maitrīpa, il pleura. C'était, expliqua-t-il, parce qu'il n'y avait que deux personnes au monde qui savaient faire la différence entre le bouddhisme et l'hindouisme.[1]
Entre le 10ème et le 14ème siècle, le dialogue entre bouddhistes et hindouistes fut intense et eut lieu sur un terrain « inter-frontalier », un genre de no man’s land. On voit apparaître des deux côtés, et même ailleurs (jaïns…) une litérature et une spiritualité moins culturellement marquées (bien que très marquées par la culture indienne générale, qui est somme toute très hindoue…) et plus universalistes. C’est très apparent dans le genre des Chants (gītā). Les distiques (dohā) de Saraha, l’Avadhūta-Gītā, L’Aṣṭāvakra-Gītā, L’offrande des distiques de Yogindu (œuvre jaïn), etc. Dans des œuvres comme le Yoga-Vāsiṣṭha, ou le le Traité sur la délivrance (Mokshopâya, écrit à Srinagar au 10ème siècle) dont ce dernier s’est inspiré.
Ces « Chants » se ressemblent au niveau de leur rejet ou de l'insuffisance des écoles traditionnelles, de la scholastique, des tantras, des mantras et des yantras, du yoga, des révélations surnaturelles, du ritualisme, des castes et semblent chercher un terrain d’entente commun, qu’ils trouvent dans la conscience pure, quelque soit le nom ou le concept spécifique qu’on lui attribue. Ils cherchent une pratique « dans la vie de tous les jours », dans le monde avec ses plaisirs et ses peines.
En faisant donc des recherches sur Internet sur l’Aṣṭāvakra-Gītā, je tombe sur cette lettre de S.E. Shamar Rinpoché sur la nécessité de retraduire en sanscrit des textes tibétains, dont l’original s’est perdu. Il parle des raisons pour lesquelles le bouddhisme avait disparu de l’Inde, et parmi celles-là, il y avait l’activité d’un certain Aṣṭāvakra (en tibétain bram ze brgyad gug), « Le bossu tordu en huit ». Sans doute l’auteur (légendaire ou non) de l’Aṣṭāvakra-Gītā. Il en dit ceci :
« Une autre influence néfaste pour le Bouddhisme en Inde remonte à Dramze Gyeguk (Tib:J’ai essayé de trouver la source de cette version de la vie d’Aṣṭāvakra, mais je n’ai rien trouvé en tibétain en chercheant sur le nom « bram ze brgyad gug ». Les hagiographies traditionnelles ne m’aprennent pas davantage sur ce personnage mythologique, légendaire, historique ? Je me suis alors demandé si la source de Shamar Rinpoché ne pourrait pas être le poème épique Aṣṭāvakra (अष्टावक्र), composé en hindi en 2009 par Jagadguru Rambhadracharya et téléchargeable sur Internet, dont un résumé (en anglais) est disponible ici.
bram ze brgyad gug; Skt: Astavakra, « Le bossu tordu en huit »). C’était un employé à l’esprit
très intelligent d’une caste moyenne inférieure qui a lancé une «révolution des employés »
contre les castes supérieures. Il a déclaré: "Nous sommes plus intelligents que d'autres
puisque nous connaissons le langage des dieux et avons une éducation littéraire. Nous
sommes plus intelligents que les autres. Nous sommes les vrais Brahmanes. " Il devint un
célèbre érudit, l'auteur de Ashtavakra Gita qui est encore cité même aujourd'hui. Ashtavakra
et ses disciples étaient très habiles dans les jeux de mots ingénieux et provoquèrent la défaite
de nombreux érudits Bouddhistes dans les débats. »
Jagadguru Rambhadracharya est un personnage extraordinaire, qui a perdu la vue à l’âge de deux mois. A lâge de trois ans, il tomba dans un puits et eut une expérience de mort imminente. Il ne sait ni lire, ni écrire, ni lit il le Braille, mais il parle 22 langues, a mémorisé les classiques, et dicte ses compositions. Il est aussi le fondateur d’une université spécialement conçue pour des étudiants handicapés (Jagadguru Rambhadracharya Handicapped University). Il s’est sans doute inspiré dans sa vie de l’exemple d’Aṣṭāvakra pour se construire. Le père d’Aṣṭāvakra, Kahola, est un brahmane orthodoxe. Encore dans le ventre de sa mère, l’enfant dit au père qu’il commet huit erreurs en récitant les védas la nuit. Le père furieux, le maudit en lui souhaitant de naître avec huit handicaps (les pieds, les genoux, les mains, le front et le cœur). Dans la version de Jagadguru Rambhadracharya, l’enfant accepte cette malédiction et naîtra polyhandicapé pour aider ses semblables.
Les huit « handicaps » sont symboliquement les huit handicaps ou « plis » de tout individu, qui est essentiellement « sans membres » (S. anaṅga T. yan lag med pa) :
« Terre, Eau, Feu, Air, Ether, Pensée, Conscience et sens du Moi, telles sont les huit divisions de la Nature. »[2]Les pieds, les genoux, les mains, le front et le cœur sont également les huit endroits du corps qui touchent le sol quand on se prosterne devant l’absolu[3]. Et encore le huit comme le chiffre du multiple.
MàJ 29032015
Extrait de la Ceinturie de Gorakṣa traduit par Tara Michaël :
« 30. Au-dessus du bulbe se tient la Puissance lovée (Kundalī-śakti) formant huit anneaux, recouvrant toujours par sa bouche l'entrée de la Porte vers l'Absolu (Brahma-dvāra). »
***
[1] Arya Maitreya-Buddha Nature.Mahayana Uttaratantra Shastra with Commentary by Dzongsar Jamyang Khyentse Rinpoche. Le problème est qu'Atiśa est mort en 1054 et Maitrīpa en 1075 ou 1085... Il s'agit probablement d'une autre personne.
[2] Bhagavad-Gītā, VII, 4-5
[3] Śrīmad-Bhāgavatam (Bhāgavata Purāṇa) 11.6: dorbhyāṁ padābhyāṁ jānubhyām/urasā śirasā dṛśā/manasā vacasā ceti/praṇāmo 'ṣṭāṅga īritaḥ
"The obeisances offered with eight limbs are made with the two arms, the two legs, the two knees, the chest, the head, the eyes, the mind and the power of speech.''
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