Tout corps (S. rūpa)
est difforme par rapport à la forme réelle (S. svarūpa). Le saint difforme Aṣṭāvakra (T. bram ze brgyad gug),
« Huit fois difforme », à qui l’on attribue l’Aṣṭāvakra-Gītā, aurait accepté
ou même souhaité naître avec ses huit plis ou handicaps. Tout cela est
évidemment hautement symbolique, car comme l’indique la Bhagavad-Gītā, VII, 4-5 :
« Terre, Eau, Feu, Air, Ether, Pensée, Conscience et sens du Moi, telles sont les huit divisions de la Nature (S. prakṛti).[1] »
L’idée de la difformité comme la situation par défaut se
trouve aussi dans le taoïsme et notamment dans le Tchouang-tseu/ Zhuangzi, où
est raconté la délicieuse anecdote suivante, une de mes préférées.
« Tseu-sseu, Tseu-yu, Tseu-li et Tseu-lai se disaient « Celui qui considère le néant comme sa tête, sa vie comma son épine dorsale et la mort comme ses fesses, qui estime que la mort et la vie, la possession et la perte ne sont qu'un, celui-là est notre ami. »
Les quatre hommes se regardèrent en riant, tombèrent d'accord et furent amis.
Peu de temps après, Tseu-yu tomba malade et Tseu-sseu alla le voir.
« Grand est le créateur, il m'a rendu difforme », dit le malade.
Son dos était bossu, ses cinq viscères se trouvaient en haut de son corps ; son menton descendait jusqu'à son nombril; ses épaules étaient plus hautes que son crâne; ses vertèbres ramassées pointaient vers le ciel. Celai venait du désaccord entre le principe de l'obscurité et celui de la lumière.
L'esprit calme, le malade se traîna jusqu'au puits pour s'y regarder et déclara :
« Hélas, le créateur m'a rendu bien difforme.
— En as-tu horreur? demanda Tseu-sseu.
— Pourquoi en aurais-je horreur? répliqua le malade. S'il plaît au créateur de transformer mon bras gauche en un coq, je chanterai pour annoncer l'aube; s'il transforme mon bras droit en arbalète, j'abattrai la caille; s'il transforme mes fesses en roues et mon âme en cheval, je m'attellerai. D'ailleurs le gain dépend de certaines circonstances, la perte obéit à d'autres circonstances. Quiconque s'adapte à elles ne saurait être envahi, ni par la tristesse ni par la joie. C'est ce que les Anciens appelaient " détachement du lien " ; qui ne peut se détacher est lié par des choses et jamais les choses n'ont triomphé du ciel. Pourquoi aurais-je horreur de mourir? »
Plus tard, Tseu-lai tomba malade. La respiration haletante, il était près de mourir. Sa femme et ses enfants l'entouraient en pleurant. Tseu-li était allé le visiter, et leur dit :
« Retirez-vous, ne lui faites pas craindre la transformation. » Puis appuyé contre le montant de la porte, il dit à Tseu-lai : « Grand est le créateur ! Que fera-t-il de toi? Où t'enverra-t-il? Fera-t-il de toi le foie d'un rat ou la patte d'un insecte?
— Les parents peuvent envoyer leurs fils n'importe où, dit Tseu-lai, celui-ci n'a qu'à obéir. Le pouvoir de la lumière et de l'obscurité sur l'homme n'est-il pas plus fort que celui des parents sur leur fils? Si l'obscurité et la lumière me conduisent vers la mort et que je résiste, je suis un rebelle. Elles ne commettent aucun crime envers moi. La terre m'a donné un corps, la vie m'a fatigué, la vieillesse a relâché mon activité et la mort me donnera le repos. Bénie soit ma vie et du fait même, bénie soit ma mort ! Prenons le cas d'un grand fondeur occupé à couler le métal en fusion. Si une partie de ce métal se séparant du reste lui disait : « Moi je veux devenir une épée célèbre », le grand fondeur verrait certainement là une inconvenance néfaste. De même, si un mourant disait : « Je veux rester un homme », le créateur le trouverait également d'une inconvenance néfaste. À vrai dire, le ciel et la terre sont la grande fonderie où le créateur opère les métamorphoses. Quelle que soit la situation, nous devons en être satisfaits. En un moment chacun de nous s'éveille, en un moment il s'endort. » (Philosophes taoïstes, Tchouang-Tseu traduit par Liou Kia-hway, relu par Paul Demiéville, Pléiade, 132-133)
La Nature (prakṛti)
est la manifestation de la conscience (éveillée ou non). La Nature est son
mouvement perpétuel, une transformation constante. Panta rei, tout s’écoule (Omnia
mutantur), comme un flot de métamorphoses. Toutes les métamorphoses, quelles qu’elles
soient, sont alors « difformes » par rapport à leur essence, qui n’a
pas de forme spécifique mais peut prendre toute forme. Le corps est alors le carrefour
où tout s’écoule. Entre l’embryon, le nourisson, l’enfant, l’ado, l’adulte, le
vieillard, le corps sans vie, quelle est la forme véritable ?
« Car on voit bien un penseur comme Zhuangzi attaché à faire découvrir au sein de la réalité humaine un autre ordre que celui du physique et du tangible: où l'on «garde l'Originel» en soi au point de ne plus avoir «peur», voire où l'on «domine l'univers entier» et «recueille en soi tous les êtres», faisant seulement de cette «ossature du corps» le lieu de son «hébergement», tenant l'«audible» et le «visible» pour de purs «phénomènes» et même «son esprit ne mourant jamais…»
Et
« Il est, en effet, question de tant d'amputés, de bossus, de crochus, de goitreux et d'estropiés dans le Zhuangzi, d'individus complètement difformes mais élevés au rang de personnages conceptuels, qu'on ne peut douter de l'effort qui est fait ici pour tourner l'esprit vers un «au-delà» de la forme et du sensible. »[2]
Illustration : Estampe de CALLOT Jacques, Les Gobbi : Nain bossu avec le pied droit en avant (17e siècle, musée de Vendôme
MàJ07032016 La concentration de la marche héroïque (sct. Śūrāṅgamasamādhisūtra tib. dpa’ bar ‘gro ba’i mdo) recommande 100 actions à un bodhisattva.
N° 88 "Manifester toutes sortes d'infirmités, se faire boiteux (khañja), sourd (badhira), aveugle (andha) et muet (mûkha) pour mûrir les êtres (sattvaparipâcanârtham)."
Traduction Etienne Lamotte (p. 139)
[2] Nourrir
sa vie, à l’écart du bonheur François Jullien, Seuil, p. 63-64
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