Extrait de : Les Bouddhistes kaśmïriens au Moyen âge par Jean Naudou (Paris : Presses universitaires de France , 1968). Avec l'ajout de quelques hyperliens et informations supplémentaires [ ].
Le plus mystérieux sans doute des élèves de Ratnavajra fut Guhya-prajñā. Cet ācārya était, nous dit Tāranātha, un brahmane śivaïte kaśmīrien[1], qui avait probablement pratiqué dans sa religion première les méthodes de création mentale : il avait en tout cas, d'après Tāranātha, « contemplé le visage d'Iśvara ». Après avoir été converti au bouddhisme par Ratnavajra, il reçut le nom de Gsang ba shes rab [Le Cachemirien, kha che shes rab gsang ba], ce que Schiefner traduit par Guhyaprajñā, restitution confirmée par le Dpag bsam ljon bzang[2]. Il s'agit de l'auteur que Cordier appelle Prajñāgupta ; la différence des noms tient seulement à la restitution en sanskrit du nom tibétain, qui apparaît aussi, par interversion des deux éléments, sous la forme Shes rab gsang ba (forme la plus fréquente dans les Annales bleues[3]. Cordier avait, en tout cas, reconnu en lui Dmar-po ou Sham-thabs dmar-po [« Robe rouge »], le Maître Rouge[4].
['Gos] Gzhon-nu dpal, comme toujours, donne des informations plus complètes. Selon lui, Dmar-po, qui vécut « pendant la période précédant l'arrivée d'Atīśa au Mnga'-ris », était un pandit d'Urgyan/[Oḍiyāna][5], mais il évolua dans les cercles kaśmīriens, et « il devint le disciple de Ratnavajra le kaśmīrien »[6]. Dmar-po aurait reçu l'enseignement de Dam-pa, le prédicateur du Sdug-snal zhi-byed[7]. La chronologie ne s'y oppose pas formellement, si l'on admet qu'il a reçu, déjà âgé, des initiations de Dam-pa, encore jeune. Dam-pa aurait été d'ailleurs, nous dit-on, l'élève des Kaśmīriens Ratnavajra et Ravigupta[8] : mais le contexte des Annales bleues où se trouve cette information n'est guère fait pour donner confiance. Il est seulement assez probable que Dam-pa, en se rendant au Tibet, a séjourné au Kaśmīr.
Les Annales bleues nous apprennent aussi que Dmar-po se rendit au Tibet[9], probablement à Sa-skya ; il y prêcha le cycle de Tilaka, et traduisit le Phyag-chen thig-le rgyud, le Mahāmudrātilakatantra [phyag rgya chen po'i thig le'i rgyud].
L'enseignement de ce maître, peut-être mal interprété, a fait au Tibet l'objet de controverses ; c'est ainsi que Rœrich cite un jugement [143] catégorique de Las-chen Kun-rgyal-ba [Las chen Kun dga' rgyal mtshan (1432-1506) ?], historien appartenant à la secte des Sa-skya-pa : « L'Acarya rouge, qui a traduit le Gsang-snags thig-le skor, Mantratilakacakra, et poussa de nombreux moines à devenir laïcs, était le prédicateur d'une doctrine hérétique[10]. »
En fait, il faut distinguer deux accusations portées contre Dmar-po : celle d'hérésie, et celle d'immoralisme. La première n'est pas sans fondement pour qui n'est pas accoutumé, ou ne se résigne pas, à l'envahissement du bouddhisme par le sivaïsme : Dmar-po est l'auteur d'un Śrīdevī-parvatyupadeśa [T. dpal lha mo dmag zor gyi man ngag (DG : 1767)], classé dans le cycle de Nātha Mahākāla. Il semble que se convertir au bouddhisme, pour un śivaïte de l'époque, consistait, non pas à renoncer à ses croyances religieuses antérieures, mais à les intégrer dans un ensemble plus vaste, tout en acceptant la conception bouddhique du monde et de la condition humaine, préalablement harmonisée à celle de l'hindouisme contemporain.
Quant à l'accusation d'immoralisme, méritée moins sans doute par le maître que par des disciples, amateurs de cérémonies qui peuvent difficilement se prétendre bouddhiques, elle concerne les pratiques sexuelles et le meurtre rituel, désignés respectivement en tibétain des noms de « sbyor » et de « sgrol ».
La réputation douteuse de Dmar-po n'est rien, en effet, à côté de celle que se sont acquise les « dix-huit moines brigands » (les ar-cho ban-de bco-brgyad), qui, selon certains, auraient été ses disciples. Ces moines brigands enlevaient des voyageurs et les sacrifiaient au cours de cérémonies qui ne sauraient guère se réclamer de l'enseignement du Buddha ! Ces abus seraient à l'origine de la décision prise par Ye-shes 'od de faire venir Atīśa à Tho-ling[11].
L'auteur des Rgyal-ba Inga-pa'i rgyal-rabs, tout en faisant l'éloge de Dmar-po, qu'il déclare « un grand siddheśvara », reconnaît que « certains moines, dont l'intelligence n'égalait pas la sienne, comprirent de travers l'essence du tantra, et en corrompirent la moralité » (cité par Roerich, A.B., 1050). En quoi pouvait consister le fait de « comprendre de travers » l'enseignement d'un tantra ? En dehors de l'ambiguïté permanente et voulue de la saṃdhyā-bhāṣā, dont le vocabulaire est parfois susceptible de deux, quand ce n'est pas de trois interprétations, il faut se rappeler que l'un des buts du Vajrayāna était de prendre conscience expérimentalement de la vacuité en tant que réalité ultime du monde créé. Un rituel, dans ces conditions, pouvait donc être accompli « mentalement », en ayant, pour celui qui l'exécutait, une réalité aussi tangible que s'il était effectivement vécu. Ainsi pouvait s'affirmer l'amoralisme de l'Accompli, du Siddha, non seulement sans tomber dans l'antimoralisme des moines brigands, mais même en se gardant de tout immoralisme : il était urgent qu'Atīśa rappelât aux Tibétains que la conduite pure est aussi indispensable à l'acheminement vers le Nirvana que les exercices mentaux.
De cet étrange personnage, bien représentatif somme toute d'une des tendances du bouddhisme contemporain, nous possédons quelques [144] textes mineurs, se rattachant au cycle du Hevajratantra, dont le Tilaka-tantra constitue en quelque sorte un appendice. Les plus étendus sont : l’Abhiṣekaratnāloka, du cycle de Tilaka (Rg. XXII, 47) (20 p. en traduction tibétaine)[12] et l’Astāṅgakrama (Rg., XXII, 55) (50 p.) se rattachant au même cycle ; l’Abhiṣekavidhi, appartenant au cycle des énergies masculines du Hevajratantra (Rg., XXII, 7) (35 p.).
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Illustration : Siva's family, Uttar Pradesh, India, 10th Century, Medieval India stones sculpture-LOS Angles CCU Museum of ART, Calfornia
Illustration : Siva's family, Uttar Pradesh, India, 10th Century, Medieval India stones sculpture-LOS Angles CCU Museum of ART, Calfornia
Notes de Jean Naudou :
[1] T.N., 241 ; Rg., xxii, 50.
[2] P.S.J.Z., 118. [oeuvre de Sum-pa Mkhan-po Ye-shes-dpal-'byor (1704-1788)]
[3] Guhyaprajñā fut le maître de Nāropā ; or les Annales bleues (p. 120) et Tāranātha (p. 245) signalent un certain Prajñārakṣita qui fut pendant douze ans le disciple de Nāropā. Si ces maîtres sont effectivement distincts, leur quasi-homonymie, qui souligne la filiation initiatique, peut être à l'origine de confusions, en particulier dans l'attribution des œuvres.
[4] Rg., XXVI, 84 et XXII, 39. S'agit-il de Rāhulabhadra ou Rāhulavajra, collaborateur de Marpa (Rg., EXXIII, 33), dit parfois le Rouge (Rg., EXXXII, 69 et 71), à ne pas confondre avec l'élève de Haribhadra, portant le même nom ou celui de Saraha (voir tableau p. 82) ?
[5] A.B., p. 218.
[6] A.B., p. 1049-1050
[7] A.B., p. 871
[8] A.B., p. 869.
[9] A.B., p. 218
[10] A.B.,p. 1050
[11] A.B., p. 697
[12] On ne saurait prétendre fournir une liste complète des œuvres de Dmar-po, car cet auteur risque de se dissimuler sous d'autres appellations. Des œuvres qui lui sont clairement attribuées, en plus de celles énumérées ci-dessus, sont les suivantes : Œuvres appartenant au cycle de Tilaka :
Śrīmahāratnakalānāmasādhanopāyikā (Rg., XXII, 45) (17 p.) ;
Śrīratnabindunāmasādhanopāyikā (Rg., XXII, 46) (3 p.) ;
Abhiṣekaratnamālopadeśa (Rg., XXII, 52) (3 p.) ;
Saṃkṣiptābhiṣekakrama (Rg., XXII, 53) (3 p.) ;
Pañcakrama (Rg., XXII, 54) (2 p.). Œuvres appartenant au cycle de Hevajra :
Ānandacakṣur nāma tīkā (Rg., XX, 3) {12 p.) (énergies masculines) ;
Āryavajralārāsādhana (Rg., XXII, 39) (19 p.).
De Śrīvajrayoginīsādhana, (Rg., DXXIV, 8) (3 p.), est classé dans les « upadeśa divers d'incorporation récente, etc. »).
Enfin, le Śrīdevīpārvatyupadeśa (Rg., XXVI, 84.) (4 p.), classé dans le cycle de NāthaKāla a été rédigé par Dmar-po sur la demande du guru Prajna. Ce personnage auteur de Rg., XUV, 4 et LXI, 6, aurait été un maître de Dmar-po. S'agit-il de Prajñābhadra, c'est-à-dire Tillopa ?
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Les Annales bleues donnent encore les précisions suivantes :
[Las chen kun rgyal ba : "Il est vrai que des moines qui n'étaient pas son égal en savoir ont mal interprété l'essence des tantras et ainsi corrompu leur éthique. Mais qui oserait appeler un grand siddheśvara tel que le pandit gSang ba shes rab un maître hérétique, et ainsi risquer la chute dans l'enfer sans fond ? C'est pourquoi les plus sages devraient s'en abstenir."]
Plus tard, quand ce pandit [Guhya-prajñā] visita de nouveau le Tibet, il était devenu le maître de Sa chen [Kunga Nyingpo]. Bien qu'il soit connu que les instructions sur la sampannakrama [phase d'achèvement (T. rdzogs rim)] qui ont transitées par lui, existent toujours de nos jours, je n'ai pas vu de textes les concernant. (Roerich, p. 1050)
Jo bo rje mnga’ ris su byon pa’i snga rol nye bar a tsa ra dmar po zhes kyang bya/ o Ti yAn gyi paN+Di ta shes rab gsang ba zhes bya ba kha che rin chen rdo rje’i slob mar gyur pa zhig la bten nas phyag chen po thig le la sogs pa thig le skor gyi rgyud dang ‘grel pa cha lag dang bcas pa byung ba ‘di dag kyang bod la drin du gyur bar snang la/ paN+Di ta de ni phyis kyang bod du byon nas sa chen gyi bla mar gyur to/ de las brgyud pa’i rdzogs pa’i rim pa’i man ngag ding sang gi bar du yod ces grags na’ang yi ge ma mthong ngo/ [Chengdu vol. 2, p. 1121]
Textes composés ou traduits par Guhya-prajñā (sanscrit sans signes diacritiques)
phyag rgya chen po'i thig le'i rgyud ou dpal phyag rgya chen po'i thig le zhes bya ba rnal 'byor ma chen mo'i rgyud kyi rgyal po'i mnga' bdag (S. sri-mahamudratilaka-namamahayoginitantrarajabhiraja)
dpal ye shes snying po zhes bya ba rnal 'byor ma chen mo'i rgyud kyi rgyal po'i rgyal po (S. sri-jnanagarbha-namayoginimahatantrarajayadiraja)
dpal ye shes thig le rnal 'byor ma'i rgyud kyi rgyal po chen po mchog tu rmad du byung ba zhes bya ba (S. sri jnanatilakayoginitantrarajaparamahahadbhuta nama)
dpal de kho na nyid kyi sgron ma zhes bya ba rnal 'byor chen mo'i rgyud kyi rgyal po (S. sri-tattvapradipa-namamahayoginitantraraja)
dbang rin chen snang ba (S. abhisekaratnaloka)
dpal rin chen thigs pa zhes bya ba'i sgrub pa'i thabs (S. sri-ratnabindu-nama-sadhana)
dpal rin po che'i char yang zhes bya ba'i sgrub pa'i thabs (S. sri maharatnakala nama sadhana)
dpal chen po ye shes mkha' 'gro'i dbang phyug gi sgrub pa'i thabs (S. sri mahajnanadakesvarasadhana) (en tant que traducteur)
dpal dga' ba'i me tog gi phreng ba (S. sri anandapuspamala) (en tant que traducteur);
dpal de kho na nyid kyi bdud rtsi'i man ngag (S. sri tattvamrtopadesa) (en tant que traducteur);
dbang rin chen phreng ba'i man ngag (S. abhisekaratnamalopadesa)
dbang gi rim pa mdor bsdus pa (S. samksiptabhisekakrama)
rim pa lnga pa (S. pancakrama)
yan lag brgyad pa'i rim pa (S. astangakrama)
dpal lha mo dmag zor gyi man ngag (S. sri-deviparvatyupadesa)
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