jeudi 17 octobre 2024

Engagement enthousiaste

Krishna au volant, Arjuna se laisse conduire (image)

L’objectif bouddhiste d’origine était l’obtention du nirvāṇa (diversement défini) et la sortie du saṃsāra -- plus de naissance, plus de mort -- par la purification du karma résiduel et la non-création de nouveau karma. Cet objectif a été maintenu tant bien que mal, mais parfois en changeant les paramètres en profondeur. Les changements les plus radicaux étant les conséquences des doctrines de la vacuité et de la doctrine de l’essence de Bouddha (buddhadhātu), respectivement correspondant aux derniers “trois tours de la roue”. La théorie de l’essence de Bouddha avait ouvert le bouddhisme à la métaphysique de la Lumière, qui allait donner au bouddhisme ésotérique ses formes définitives.

En ce qui suit, je me base principalement sur le livre de Wouter Hanegraaff, Hermetic Spirituality and the Historical Imagination (2022), pour regarder du côté de la spiritualité de la basse antiquité plus près de chez nous.

Le bouddhisme ésotérique, avec sa métaphysique de la Lumière, a beaucoup de points en commun avec le système néoplatonicien développé, p.e. par le néopythagoricien Jamblique (IVe siècle). Dans son système, l’objectif n’est plus tant l’évasion d’un geôle, et l’ascension de l’âme à sa Source, que l’amélioration et la perfection du monde comme la manifestation de la présence divine. Pour lui la Lumière divine était une force générative immanente plutôt que transcendante. L’âme était “complètement descendue” dans le monde. Contrairement à Plotin, chez qui une partie de l'âme restait toujours dans le monde intelligible. Pour Jamblique la Lumière divine était une "source générative” agissant de l'intérieur. Au lieu de s'échapper vers un royaume spirituel pur, il cherchait à "donner naissance à la beauté" dans le monde, et cela à l’aide de la théurgie, qui avait pour but la guérison et la purification de l'âme … et du corps.
La pratique théurgique [≃ sādhana] impliquait des manifestations visibles ou des révélations de la Lumière divine. La Lumière incorporelle est la réalité englobante des dieux. Elle entoure et enveloppe le domaine de l'Être ou de la nature, qui à son tour entoure et enveloppe nos corps et nos âmes[1]. Faisant référence au dicton courant selon lequel "tout est rempli de dieux", voici comment Jamblique explique la plus grande réalité divine de la Lumière universelle :
“Tout comme la lumière du soleil enveloppe ce qu'elle illumine, de même le pouvoir des dieux embrasse de l'extérieur tout ce qui y participe. Et tout comme la lumière est présente dans l'air sans se mélanger à lui... de même la lumière des dieux non seulement illumine tout en restant elle-même, mais tout en étant fermement établie en elle-même, elle procède à travers la totalité de l'existence. ... De la même manière, alors le monde entier, bien que divisé spatialement, entraîne une division en lui-même de la lumière unique et indivisible des dieux. Cette lumière est une et identique dans son intégralité partout, est présente de manière indivisible dans toutes les choses capables d'y participer, et remplit tout de sa puissance parfaite…”
Il semble que, quelles que soient les techniques utilisées, le rituel théurgique pouvait induire de puissantes altérations de la conscience qui permettaient aux participants d'être possédés par les dieux (le sens littéral d' "enthousiasme", en-thou-siasmos).[2]
Cette possession par la Lumière divine (“théopathie”), ou une manifestation divine lumineuse particulière peut être spontanée et de courte durée, ou recherchée et maintenue comme dans une pratique d’identification. Dans la pratique théurgique et les sādhana tantriques cette “possession” est encadrée.
Pendant les rituels théurgiques, les dieux eux-mêmes entraient donc dans les corps des praticiens pour les remplir de Lumière divine et les restaurer à l'harmonie. De plus, ils permettaient même à leurs âmes de faire ce qu'elles ne pouvaient pas faire par elles-mêmes :
[L]es dieux, dans leur bienveillance et leur grâce, répandent généreusement leur lumière sur les théurges [sādhaka], appellent leurs âmes vers eux-mêmes et leur permettent de s'unir à eux ; et ils habituent leurs âmes à quitter le corps tout en restant incarnées, et à se tourner vers leur principe noétique éternel. Que ce dont nous parlons présentement est salutaire pour l'âme est démontré par les faits eux-mêmes. En effet, lorsque l'âme contemple ces visions de félicité, elle échange sa vie contre une autre et commence un autre type d'activité. Elle pense alors qu'elle n'est plus humaine, et à juste titre. Car souvent, ayant abandonné sa propre vie, elle a reçu en échange l'activité infiniment bénie des dieux[3].” (Jamblique, Réponse à Porphyre (De Mysteriis) I 12).” (Hanegraaff 2022)
L’activité spontanée, ou en-thou-siaste, en tant que fruit permanent est décrite ainsi par Gampopa, un maître tibétain du XIIème siècle :
Leur activité, est-il dit, consiste à œuvrer, sans concept, au bien des êtres.

Le bodhisattva engendre d'abord l'esprit d'Éveil, ensuite, il pratique la voie, et enfin, il atteint la bouddhéité. Puisque ces étapes n'ont qu'un seul but, celui de dissiper la souffrance des êtres en réalisant leur bonheur, on pourra se demander si, une fois qu'on est devenu bouddha, du fait qu'il n'est plus de pensées ni d'efforts, on agit de quelque manière pour le bien des autres. En fait, sans concevoir la moindre pensée ni produire le moindre effort, un bouddha fait cependant le bien des êtres, spontanément et sans interruption
.” (Le Précieux Ornement de la Libération, Gampopa, Padmakara 1999)
Dissiper la souffrance des êtres est une activité qui se déploie forcément dans les mondes sublunaires. Gampopa renvoie ensuite pour seule explication au Continuum insurpassable (Mahāyānottaratantraśāstra) qui donne des analogies “divines” et célestes[4] pour illustrer cette activité spontanée. Cette activité est dite spontanée, car elle est non-conceptuelle, conduite par une “Lumière divine” ou équivalent[5]. C’est la “Lumière” qui est en charge. Le corps, les sens, le mental, la volition, etc., neutralisés, c’est “la Lumière” ou la Luminosité naturelle (de l’esprit) qui prend naturellement la relève. Quand la Lumière divine est aux manettes, et l’humain est ainsi augmenté en un Bouddha ou un dieu, il prend les qualités de la Lumière divine, à commencer par un charisme cosmique rayonnant (pouvoir d’inspiration).
"Concernant ce qui apparaît comme le royaume d'Indra, il est dit :
Tout comme le lapis-lazuli pur,
Par sa nature transparente, ici sur terre,
En raison de sa pureté, permet de percevoir
Le royaume céleste d'Indra là-haut,
Avec son seigneur, l'assemblée des déesses,
Le palais victorieux et autres demeures divines,
Ainsi que les diverses résidences célestes
Et les nombreux richesses divines qui s'y trouvent.


Alors, les hommes et de femmes
Sur la surface de la terre [en bas],
Voyant cette apparition céleste,
Font ce vœu : 'Puissions-nous aussi,
Sans tarder, devenir comme le Seigneur des dieux.'
Faisant de telles aspirations,
Pour atteindre ce but, ils accomplissent des actes vertueux
Encore et encore
." (RGVV Commentary on Verse IV.30Mahāyānottaratantraśāstravyākhyā de Sabzang Mati Paṇchen Lodrö Gyaltsen 1294 - 1376, disciple de Dolpopa)
Ou bien, ceci est interprété de façon macrocosmique, et en pratiquant la vertu les humains renaîtront dans le ciel d’Indra, et idéalement continueront d’évoluer, ou bien, de façon plus intérieure et idéaliste, cela se joue surtout au niveau de l’esprit humain dans l'habitat humain. Selon cette interprétation, un “humain” en-thou-saismé aura le charisme et d’autres qualités lumineuses. Cela pourrait rejoindre l’approche théurgique de Jamblique, quelle que soit d’ailleurs la réalité des dieux et de la Lumière. Hanegraaf interprète la théurgie dans un sens thérapeutique et psychologique, et comme “une catharsis contrôlée”. Jambilique dans sa Réponse à Porphyre (I 11) :
Si les pouvoirs de l'affect humain qui sont en nous restent complètement contenus, ils deviennent plus violents. Mais s'ils sont poussés vers une brève action et jusqu'à un certain degré mesuré, ils trouvent leur plaisir et leur satisfaction dans la mesure ; et une fois qu'ils sont purifiés profondément, ils sont amenés à la paix par la persuasion et sans violence. ... dans les rites sacrés, c'est par des spectacles et des sons laids que nous sommes délivrés des dommages qui résultent de la pratique de ces choses laides. Ces rites sont donc pratiqués en vue de guérir notre âme, de modérer les maux qui s'y sont attachés du fait de la génération, de la libérer et de la soulager de ses chaînes.” (Hanegraaff 2022)[6] 
Hanegraaf conclue :
En somme, la théurgie était une pratique intégrale de guérison du corps et de l'âme. Elle fonctionnait par l'induction rituelle d'états altérés qui permettaient aux dieux d'entrer dans les corps des praticiens et de purifier leurs âmes, afin qu'ils puissent être aussi efficaces que possible dans la tâche de canalisation des énergies spirituelles dans le monde matériel. La fonction de la philosophie était de fournir une justification théorique à cette pratique.” (Hanegraaff 2022)[7]
Cette approche théurgique (néoplatonicienne ou bouddhiste ésotérique) part du principe qu'il y existe bien une Lumière (divine ou autre), qui peut favorablement prendre la place d'un individu, et guérir le corps, l'esprit et le monde. Un matérialiste pourrait poser la question comment faire la distinction entre une telle "Lumière" (divine ou autre) et une idéologie ou une superstructure

***

[1]Our vehicle (ochēma) suffers serious trauma and damage while entering the dominion of astral fate, where it gets exposed to constricting daimonic energies and powerful irrational passions. Perhaps most important of all, we lose our very connection with the realm of divinity. Therefore the gods, who are supremely powerful, need to come to our aid – and that is what theurgy was all about: the healing work or activity of the gods on earth.” Wouter J. Hanegraaff, Hermetic Spirituality and the Historical Imagination: Altered states of knowledge in late antiquity, Cambridge University Press, 2022

[2] Hanegraaff (2022),
“[T]heurgical practice involved visible manifestations or revelations of divine Light. Incorporeal Light is the all-encompassing reality of the gods. It surrounds and envelops the realm of Being or nature, which in turn surrounds and envelops our bodies and souls. Referring to the commonplace saying that “all is full of gods,” this is how Iamblichus explains the greater divine reality of universal Light:
“then the entire world, spatially divided as it is, brings about a division throughout itself of the single, indivisible light of the gods. This light is one and the same in its entirety everywhere, is indivisibly present to all things that are capable of participating in it, and fills everything with its perfect power …”
It appears that by whatever techniques they may have been using, theurgical ritual could induce powerful alterations of consciousness that allowed participants to be possessed by the gods (the literal meaning of “enthusiasm,” enthousiasmos).”

[3] Hanegraaff (2022),

During theurgic rituals, the gods themselves would therefore enter practitioners’ bodies to fill them with divine Light and restore them to harmony.139 Moreover, they even allowed their souls to do what they could not do by themselves:
"[T]he gods, in their benevolence and graciousness, generously shed their light upon the theurgists, call their souls towards themselves and allow them to unite with themselves; and they accustom their souls to leave the body even while still being incarnated, and turn towards their eternal noetic principle. That what we are presently talking about is salutary for the soul is shown by the facts themselves. In fact, when the soul contemplates those felicitous visions, it exchanges its life for another one and begins another kind of activity. It then thinks it is no longer human, and rightly so. For often, having abandoned its own life, it has received in exchange the infinitely blessed activity of the gods.” Réponse à Porphyre (I 12) 
[4] Le Tathāgata est comparable à Indra,
Au tambour [des dieux], à un nuage,
À Brahma, au soleil, à un précieux joyau,
À l’écho, à l’espace et à la terre
. (Continuum insurpassable IV, 13)

Si le sol prenait l’aspect
Du lapis-lazuli le plus pur,
Cette pureté permettrait de voir
Le seigneur des dieux parmi les jeunes déesses
, (IV, 14)

[5] [Les activités éveillées ne s’interrompent jamais]
Parce qu’elles ont lieu sans pensées comme celles-ci
La libération définitive, son point d’appui,
Son fruit, les êtres pris en charge,
Les voiles et la condition de leur élimination
. (IV, 5)

Les dix terres sont la voie de la libération définitive
Dont les deux accumulations forment la cause.
Le fruit alors atteint est l’Éveil suprême
Qui prend en charge l’Éveil au cœur des êtres
. (IV, 6) (Continuum insurpassable)

[6] (Hanegraaff 2022) "If the powers of human affect that are in us remain completely contained, they become more violent. But if they are pushed towards a brief action and up to a certain measured degree, they find their pleasure and satisfaction within measure; and once they are purified profoundly, they are brought to peace through persuasion and without violence. … in the sacred rites, it is by ugly spectacles and sounds that we are delivered from the damage that results from practicing those ugly things. These rites are therefore practiced in view of healing our soul, to moderate the evils that have become attached to it because of the fact of generation, to liberate it  and relieve it from its chains."

[7]  (Hanegraaff 2022) "In sum, theurgy was an integral practice of healing both body and soul. It worked through the ritual induction of altered states that made it possible for the gods to enter practitioners’ bodies and purify their souls, so that they might be as effective as possible in the task of channeling spiritual energies into the material world. The function of philosophy was to provide theoretical justification for this practice." 

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