mercredi 16 octobre 2024

Métaphysique de lumière bouddhiste

Niga Byakudo. River of Fire, River of Water and the narrow path to the pure land (source)
"Si vous croyez au pouvoir de Bouddha, vous renaîtrez et vous n’éteindrez pas l’eau et le feu par vos propres efforts.
Avec une foi sincère, de la joie et une récitation directe, Amitabha sera à la hauteur de ceux qui récitent le nom du Bouddha."

Il y a des parallèles intéressants entre le développement spirituel du bassin méditerranéen et l’Indosphère entre le VIème siècle av. J.-C. et le VIème siècle de notre ère. La pensée de cette époque était spirituelle, et tournée vers le divin.

La première tendance de ces théognostes méditerranéens et indiens, chercheurs de la connaissance directe du divin, semble avoir été la recherche de moyens d’ascension vers le monde divin. Ceci depuis au moins L'Épopée de Gilgamesh (2100 av. J.-C.), qui voulait attendre le monde des dieux pour y trouver l’immortalité, suite à la mort de son ami Enki. Le ciel est généralement considéré comme le séjour d’entités divines ou intelligibles, à qui l’on attribue des pouvoirs immenses, dépassant de loin ceux des humains. Le monde divin ou intelligible est donc vu comme la source de ces pouvoirs. Pour obtenir de tels pouvoirs, il faut un contact avec les dieux, il faut ou bien monter auprès d’eux, ou les faire descendre ici-bas. Pourquoi tout semble aller mieux là-haut ? L’herbe y semble même plus verte.

Pour Platon, le monde sensible était une copie imparfaite du monde intelligible, “le monde des Idées”, où l’âme était invitée à (re)monter. Pour Plotin (IIIe siècle après J.-C.), l’ascension était toujours le mot d’ordre, mais le monde intelligible s’émana aussi vers le bas. L'Un déborde, produit l'Intellect, puis l'Âme, puis le monde sensible. La création devient émanation dans la pensée idéaliste. A son époque, se côtoient le christianisme “gnostique” et “orthodoxe”, ainsi que le judaïsme dont ils étaient originaires, les doctrines et pratiques “païennes”, gréco-romaines, égyptiennes, chaldéennes, etc., l’hermétisme avec son apport égyptien, le tout baignant dans une sauce hellénisée. L’idée de la descente du divin pour aider l’humanité se répand. L’humanité, vivant dans des temps troublés, en avait besoin.

Peut-on forcer un messie à descendre, par la prière ou autrement ? Il semblerait que non. Cette décision semble être prise en haut, dans un plérôme monothéiste. C’était plus simple pour le pythagoricien syrien Jamblique (IVe siècle), qui mettait les dieux et les daimons (païens) au travail par la théurgie (orientale) (≃ lha sgrub pa, rab gnas). “La théurgie consiste en une pratique rituelle par laquelle un réceptacle matériel est animé par une entité divine ou intelligible.[1]” Tout peut être investi de divin. Pour Jamblique, le monde était comme une "théophanie", une manifestation du divin, pour celui qui savait la percevoir. Contrairement aux (néo)platoniciens avant lui (et les bodhisattvas), Jamblique cherchait à s’engager activement avec le monde matériel, comme moyen de connexion avec le divin. Avec les croyances et les moyens de son temps.

L’hiérophante Proclus (Vème siècle) embrassait également la théurgie et y associa la mystagogie (≃ gsang ba la ‘jug pa). Un hiérophante est un prêtre qui explique les mystères du sacré. Nous dirions maintenant un gourou ou un lama.
Ainsi en est-il de Proclus, nommé par Marinus « l’hiérophante du monde entier (τοῦ ὅλου κόσμου ἱεροφάντης) », c’est-à-dire celui qui révèle les choses sacrées aux initiés et qui est versé dans les cultes de toutes les nations, puisque l’objectif déclaré de Proclus consistait à concilier l’ensemble des théologies, autant grecques que barbares.[2]
L’hiératique est tout ce qui permet au hiérophante d’expliquer les mystères (grecques) : l’interprétation des mythes, l’initiation aux mystères. La théurgie (orientale) est tout ce qui concerne l’interaction avec le divin : divination, télestique, etc.
Prise au sens strict, la télestique réfère à l’animation des statues. Dans un sens large, elle inclut tous les rites d’initiation aux mystères, en particulier les exercices de purification du véhicule de l’âme (ὄχημα τῆς ψυχῆς). Pour ce qui est de la mantique [divination], nous verrons que c’est lorsque la mantique est de nature inspirée qu’elle peut être ainsi comparée à la théurgie considérée supérieure à la connaissance humaine par Proclus.[3]
De l’animation des statues en bois ou en pierre à l’animation des véhicules de l’âme semble être un petit pas.
La théurgie sert donc, en premier lieu, à préparer un réceptacle matériel pour la venue d’une présence divine.

La descente du divin au sein du réceptacle – le véhicule de l’âme – se caractérise généralement par une illumination (ἔλλαμψις) ou par un enthousiasme (ἐνθουσιασμός). Cet état mental s’obtient lorsque le symbole, qui est le reflet de l’archétype divin semé par les dieux en toute chose, est activé dans le réceptacle purifié de l’âme et se manifeste comme une « totale possession divine » du disciple. Cela implique donc que la conscience subjective du théurge est absoute pendant l’expérience – c’est d’ailleurs ce qui distingue la possession irrationnelle de celle supra-rationnelle selon Jamblique. Ainsi, il apparaît qu’il faille « libérer de l’espace » pour accueillir le divin, « espace » normalement saturé d’attachements illusoires et de pensées égoïques diverses : « Enfin l’union (ἕνωσις), qui fixe l’un de l’âme dans l’un même des dieux et fait une seule activité de la nôtre et de celle des dieux, selon laquelle nous ne nous appartenons plus à nous-mêmes, mais aux dieux, dès là que nous demeurons dans la divine Lumière et que nous sommes encerclés par elle. » En effet, l’ego semble toujours constituer le dernier voile obstruant l’éveil du disciple à sa nature divine.[4]
Proclus a développé une métaphysique de la lumière, qui semble avoir eu des retombées assez spectaculaires. Comme toujours, “la lumière” est au départ une métaphore, ici pour la nature du divin et sa relation avec le monde et les êtres. Elle devient rapidement un principe métaphysique réel. A travers la métaphore de la lumière, et ses rayons, Proclus explique comment le divin s’émane sans perdre de sa plénitude. Les différents niveaux de réalité, lors de la descente, sont comme des degrés de luminosité, et la lumière est présente en tous les niveaux de réalité (≃ tattva). Le chemin de retour vers la source de la lumière, passe également par ces niveaux de réalité lumineuse.

Il faut distinguer entre la lumière physique et la lumière divine (Noûs). La première peut être perçue “physiquement” par les facultés visuelles, tactiles, puis la conscience visuelle, tactile et mentale. La deuxième éclaire une réalité noétique, accessible uniquement par une perception noétique, par “l’organe” noétique qu’est “le coeur”. De manière générale, dans une voie spirituelle, le corps est immobilisé, les sens sont maîtrisés, le mental est confiné ou neutralisé, pour laisser tout l’espace à cette communion noétique. La lumière divine est une lumière surnaturelle contrairement à la lumière physique qui est naturelle, et requiert des “organes”, des “facultés” et une “perception” surnaturels.

La métaphysique de la lumière a aussi bien influencé Saint Augustin, Sohrawardi de l'école illuminative (Ishraq) que la mystique soufie. Proclus avait été traduit en arabe entre le VIIIe-Xème siècles. A t-il pu avoir une influence directe ou indirecte en Centre Asie et en Asie ? Ou sans vouloir trop centrer l’évolution sur Proclus, la théurgie, la télestique, la mystagogie, mais encadrés par une métaphysique, ont-il pu se frayer un chemin jusqu’en Asie, plutôt que dans l’autre sens. Si on regarde p.e. l’activité de mantrins comme Vajrabodhi (662-732) et Amoghavajra (705-774) à la cour impériale de Chine, la traduction de textes “télestiques” en chinois, comme p.e. l’Amoghapāśa-sūtra (T. 1097) à la fin du VII-ème ou au début du VIIIème siècle[5], et la traduction du même texte en tibétain beaucoup plus tard “par quatre traducteurs érudits du passé[6]”. Pour avoir une idée de la descente du divin dans des jeunes enfants utilisés comme médium ou “véhicule”, voici une partie de la traduction de Michel Strickmann :
On peut aussi procéder de la façon suivante. Si l’on désire induire la possession d’un médium, le maître de l’incantation doit se laver et mettre un vêtement neuf. Ensuite, il doit réciter une incantation pour sa propre protection. Alors il doit construire une aire rituelle avec de la bouse de vache. L’aire rituelle doit former un carré, peint des couleurs appropriées, où sont éparpillées çà et là des fleurs [ciel étoilé] et des offrandes de nourriture de couleur blanche. Ensuite, il doit prendre un garçon ou une fille vierge, laver l’enfant et enduire son corps d’huile finement parfumée. Il doit l’habiller de blanc pur, et le parer de toutes sortes d’ornements, puis lui demander de s’asseoir dans la position du lotus sur l’aire rituelle. Tout en récitant l’incantation bandha [« lier »], il tresse les cheveux de l’enfant. Lorsqu’il a fini, il prend des fleurs et en remplit les mains de l’enfant. Il prend aussi de l’encens de bonne qualité, qu’il écrase et éparpille. En outre, il récite une incantation sur du riz cru qu’il parsème, avec des fleurs et de l’eau, sur l’aire rituelle. Il doit également brûler de l’encens de bois de santal et réciter l’incantation de Kouan-yin. La récitation doit se faire trois fois au-dessus des fleurs, qui sont ensuite jetées au visage de l’enfant. A ce moment, le corps de l’enfant se met à trembler. Si l’on désire qu’il parle, il faut prononcer une autre incantation [fournie par le texte] au-dessus d’eau pure dont on arrose le visage de l’enfant. Pendant la récitation, la main ne doit pas toucher l’enfant. Après la récitation, l’enfant se met à parler. Si on l’interroge sur le bien et le mal passés, présents ou à venir, il pourra répondre à toutes les questions. Si le maître de l’incantation désire expulser l’esprit qui s’est introduit dans l’enfant, il existe une autre incantation qu’il doit réciter [fournie dans le texte].”
Il me semble qu’on est bien dans le même univers, et un univers divin, de lumière divine. Tout ce qui est classé en “Luminosité” ou réalité lumineuse (noétique) dans le bouddhisme ésotérique, qui doit être associée à la vacuité, pour prétendument compléter celle-ci - afin d’éviter que “la vacuité” soit “stérile” - est appelé “lumière divine” ailleurs. La relation entre celle-ci et le monde varie selon les cultes, les doctrines et les religions, mais elle est bien considérée divine. Le bouddhisme ésotérique a bien une métaphysique de lumière (divine), plutôt non-avouée, à laquelle un simple être humain ne peut pas avoir accès, tant qu’il reste un être humain avec des facultés humaines restreintes. Elle doit passer par d’autres canaux.

***

[1] David Vachon, La théurgie et la mystagogie dans la philosophie de Proclus : statut, rôle, implications, Vrin, 2024, p.2

[2] Vachon (2024), p. 6

[3] Vachon (2024), p. 40

[4] Vachon (2024), p. 56

[5] Mantras et mandarins, Michel Strickmann, p. 218

[6]The names of the Tibetan translators of the AP, described in the final colophon of the Tibetan translation as the “four learned translators of the past,” are not available. The same colophon gives the names of two later translators, both active in the fourteenth century, Chödrak Pel Sangpo and Rinchen Drup. These two lotsāwas added and translated additional material not found in the existing canonical translation.” The Sovereign Ritual of Amoghapāśa, 84.000


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