« Autour de l’an mil, une partie des régions actuelles du Ladakh, Zanskar, Spiti [à peu près le zône géographique de Zhang Zhung] et Kinnaur, ainsi que la région dite autonome du Nari (T. mnga’ ris), constituent le royaume de Purang-Guge, plus tard, le mNga’ ris skor gsum. Plusieurs sites fondés à cette époque se sont conservés jusqu’à nos jours, et quelques-uns d’entre eux sont toujours en fonction. »[1] La capitale de Guge était Tsaparang. C’est également dans cette région que se situe le Mont Kailash, une montagne sacrée dans plusieures religions, qui s’y rencontrent naturellement. C’est donc un zône à influences multiples.
Nous savons par exemple que des membres de la secte des robes bleues/sombres (S. Nīlāmbara) du Cachemire s’étaient installées au Tibet occidental. Nous savons aussi que le roi byang chub ‘od s’était plaint de l’activité d’un certain « Maître rouge »[2] (T. a tsa ra dmar po) qui avait traduit le « Cycle du véhicule de diamant » (T. gsang sngags theg pa’i skor S. Mantra vindu[3]) et qui avait fait quitter leurs voeux à tous les moines qui par la suite avaient fondé des familles. « Nous avons eu les « robes bleues » (T. sham thabs sngon po can), qui enseignaient diverses perversions d’instructions sur l’union sexuelle et le meurtre rituel (T. sbyor ba dang sgrol ba), ce qui avait causé un grand préjudice à la Doctrine. » Selon David Seyfort Ruegg, il est aussi possible que les événements autour du maître rouge et des robes bleues soient antidatés.[4]
Le roi Yéshé Eu (T. ye shes ‘od 947-1024) de Guge avait du publier un édit contre des pratiques tantriques dégénérées de son époque :
"Vous êtes plus affamés de viande qu'un loup,Il semblerait donc qu’avant l’invitation d’Atīśa, la région frontalière avec l’Inde, subissait le même type de désordre que le Cachemire à l’époque du roi Shankaravarman (883–902). Les ancêtres du roi Lha byang chub 'od avaient alors dû inviter treize paṇḍita de rang moyen (T. chang chung bcu gsum) pour débattre avec les « robes bleues » et les moines défroqués disciples du maître rouge. Mais les pandits n’étant pas à la hauteur de leur mission, ne pouvaient pas être bénéfiques à la Doctrine, ce qui avait davantage contribué au préjudice[5]. C’est alors qu’il fut décidé (autour de 1030[6]) de faire venir un des plus grands maîtres vivant en Inde, Atīśa.
Vous êtes plus assujettis au désir qu'un âne ou un buffle en rut,
Vous êtes plus friand de restes en décomposition que les fourmis dans une ruine
Vous avez moins de notion de pureté qu'un chien ou un porc.
Aux divinités pures, vous offrez des fèces et de l'urine, du sperme et du sang
Hélas, avec une conduite pareille, avec une semblable conduite, vous renaîtrez dans un bourbier de cadavres en putréfaction"[3]
C’est cependant au cœur de cette région « en déconfiture » que se trouvait le monastère de Tholing[7], situé à 26 kilomètres à l’ouest de Tsaparang. Ce monastère était un véritable centre intellectuel, consacré à la traduction de textes en tibétain, sous la direction du grand traducteur Rin chen bzang po (958-1055). Les traducteurs y travaillaient de paire avec des pandits indiens, le plus souvent de monastères cachemiriens, comme ce fut le cas de Śraddhākaravarman, Padmākaragupta, Kamalagupta/guhya, Ratnavajra, Buddhaśrīśānta et Buddhapāla, qui vinrent au Tibet sur l’invitation de Ye shes ‘od.[8] Se peut-il que l’effort de la « contre-réforme » soit parti de Thöling, et que cet effort ait échoué, malgré toute l’érudition qui y était concentrée ? En 1042, Atīśa et Nagtso arrivent à Purang, où ils vont résider pendant trois ans. Atīśa en profitera pour visiter Rinchen Zangpo, dont le monastère n’est pas très loin de Purang. Pendant ce séjour, Atīśa écrira La lampe qui éclaire le chemin et collaborera à la traduction de textes en tibétain.
Peu avant l’an mille un petit groupe de religieux s’était installe à Samyé, où Tsalana ye shes rgyal mtshan était roi (env. 920-950 ?)[9]. Il semblerait qu’il soit devenu moine royal (T. lha bla ma) plus tard dans sa vie, comme ce fut d’ailleurs le cas du roi lha bla ma Ye shes ‘od . Tsalana ye shes rgyal mtshan était aussi traducteur[10] et travaillait avec le pandit indien Kamalaguhya/gupta. Les pandits invités par le roi Ye shes ‘od pouvaient donc se déplacer au Tibet, à moins que ce ne soit Tsalana ye shes rgyal mtshan qui était allé à Tholing pour traduire avec ce pandit. En tout cas c’est avec lui qu’il traduit le Dvikramatattvabhāvana-mukhāgama (T. rim pa gnyis pa'i de kho na nyid sgom pa zhes bya ba'i zhal gyi lung) ainsi que quelques autres textes du système Mañjuvajra du Guhyasamāja. Selon ‘Gos lotsāva, il y avait 14 traités associés au Guhyasamāja (T. chos bcu bzhi) attribués à Buddhajñānapāda/Buddhaśrījñāna (T. sangs rgyas ye shes zhabs). Il est à noter que ‘Gos lotsāva remarque dans les Annales bleues que le texte du rituel de maṇḍala se trouvait au Cachemire mais pas à Magadha...[11]. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Atīśa devait en composer un au Tibet.
Avant l’arrivée d’Atiśa au Tibet en 1042, il y avait donc eu un siècle de traductions intensives recouvrant en grande partie la période officielle de la deuxième propagation. Autour de la date de l’arrivée d’Atīśa, d’autres traducteurs comme Drokmi, Marpa… avaient également entrepris la traduction des nouveaux tantras (Hevajra), en Inde ou au Tibet (Gayadhara 994-1043). C’étaient des entreprises non subventionnées par le roi et autofinancées.
Invité pour (re)mettre de l’ordre dans un tantrisme en dérive, Atiśa avait tenté de siffler la fin du partie en disant que « les rites sexuels et le meutre rituel ne représentaient pas des pratiques convenables pour quelqu’un qui s’en tient à la parole des tantras. »[12] Mais il avait rencontré de la résistance.
Quand on regarde l’arrivée et les traductions des textes en provenance de l’Inde, et plus particulièrement du Cachemire, à cette époque, il y a un intérêt particulier pour Buddhaśrījñāna et son cycle du Guhyasamāja. Les Suiveurs de la conscience (T. sems pyogs rnams pa / sems sde pa) et ce qui allait devenir le Dzogchen lui doivent beaucoup.
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[1] http://seechac.org/activites/p_5/
[2] (Naudou, 1970), pp. 142-144
[3] Titre en sanscrit donné par Bu ston dans sa biographie d’Atiśa. Jean Naudou, p. 136. Jean Naudou précise d’ailleurs que cet ācārya rouge serait Guhyaprajñā (p. 139) et indique comme source le dpag bsam ljon bzang de Sum-pa Mkhan-po Ye-shes-dpal-'byor (1704-1788). L’ācārya rouge aurait été un brahmane śivaïte cachemirien converti au bouddhisme par le grand Ratnavajra, qui se serait d’ailleurs aussi rendu à Thöling et même à Samyé.
[4] 1981. "Deux problemes d'exegese et de pratique tantriques." In Tantric
and Taoist Studies in Honour ofR. A. Stein, edited by Michel Strickmann. Melanges chinois et bouddhiques 20: 212—26.; for Prajnagupta's influence on 'Brog-mi and 'Khon dKon-mchog rgyal-po, see chapters 5 and 7.
[5] Histoire de l’école Kadampa (T. Bka' gdams kyi rnam par thar pa bka' gdams chos 'byung gsal ba'i sgron me, (folio 44B) de Las chen Kun dga' rgyal mtshan (1432-1506).
[6] (Davidson, 2005), p. 108
[7] 31° 29′ 6.14″ N 79° 38′ 52.04″ E
[8] Les bouddhistes kasmiriens au Moyen Age, Jean Naudou, p. 135
[9] The mirror illuminating the royal genealogies: Tibetan Buddhist ... Par Bsod-nams-rgyal-mtshan (Sa-skya-pa Bla-ma Dam-pa, p. 442)
[10] Tibetan renaissance: Tantric Buddhism in the rebirth of Tibetan culture Par Ronald M. Davidson, p. 113.
[11] Le dkyil ‘khor gyi cho ga avait été amené au Cachemire, on ne le trouve pas à Magadha.(Roerich p. 371). (T. dkyil ‘khor gyi cho ga yang dpe kha cher khyer nas yul dbus na med do/ DBTN vol. 1 p. 450)
[12] Blue Annals, p. 248
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