jeudi 16 juin 2016

Dans les coulisses du bonheur national brut


Their Majesties in Dungkhar
Tout commence par un article annonçant la condamnation à une peine d’emprisonnement de sept ans et six mois de Tom Dundee, un chanteur thaïlandais, pour lèse-majesté. Impossible de savoir ce qu’aurait dit ou chanté le chanteur, la Thaïlande ne communique pas à ce sujet m'a-t-on dit. En essayant d'en savoir plus sur le cas de lèse-majesté en Thaïlande, je tombe sur la réaction d’un certain Karmax à l’article An inconvenient death paru le 12 mai 2012 dans The Economist, et où j’apprends l’existence au Bhoutan du principe « Tsa-wa-sum » en vertu duquel des « traitres », « terroristes » ou « anti-nationaux » (ngo log) peuvent être condamnés à des peines allant de 14 ans à un emprisonnement à vie. Je mettrai d'ailleurs à jour les informations de ce billet à fur et à mesure que je les trouve, car tout cela est assez nouveau pour moi. N'hésitez pas de me corriger en cas d'erreur. C’est donc un billet en travaux.

Au Bhoutan habitent principalement trois ethnies. Au nord du Bhoutan, on trouve les Ngalop (parmi lesquels des personnes d’origine tibetaine), à l’est les Sharchokpas et au sud les Lhotshampa (ethniquement népalais), des tribus indigènes ou migratoires (wikipédia). A partir de 1900, des népalais étaient venus au Bhoutan pour y travailler dans l’industrie du bois. Par la suite, ils s’y sont installés et sont devenus des fermiers. En 1952, ces Népalais "Lhotsampa" avaient fondé le premier parti politique du Bhoutan (Bhutan State Congress BSC) pour réclamer la démocratisation, des droits de citoyenneté ainsi qu'une représentation politique pour les Lhotsampa. Cela fut ressenti comme une menace par les Droukpa, qui réfèrent à cet événement par « la première révolte anti-nationale » (ngo log). La Loi sur la Nationalité de 1958 accorda cependant la nationalité bhoutanaise aux immigrants népalais. Au moment de son admission à l’ONU en 1971, le Bhoutan comptait 1.200.00 d’habitants, mais le gouvernement royal affirma qu’il n’y avait que 600.000 habitants bhoutanais. (source).

Le gouvernement royal avait par la suite instauré une Code vestimentaire et de bonne conduite (sgrig lam rnam gzhag), où le port du costume traditionnel des Ngalop (du nord) devenait obligatoire pour tous les habitants du Bhoutan. Les centres administratifs (rdzong) aussi devaient être construits selon des modèles traditionnels. « L'instruction du népalais est interdite à l'école et la langue tibétaine dzongkha est obligatoire. Les Lhotshampa subissent une discrimination culturelle et ethnique au point que certaines professions leur sont interdites (administration, enseignement, etc.) » (wikipédia)

En 1990, les Lhotsampa fondèrent un nouveau parti politique, le Parti du Peuple du Bhoutan (Bhutan People's Party BPP), qui met en cause la validité de l’Assemblée nationale royale parce que les Lotshampas y furent sous-représentés, mais aussi parce que leurs membres n'étaient pas élus démocratiquement. Le parti réclame une monarchie constitutionnelle, le multipartisme, des amendements à la Loi sur la citoyenneté de 1985 ( "One Nation, One People Act"), la fin de la suspension des droits universels de l’homme (qui datait de 1958), l’abolition du système juridique traditionnel, le droit de préserver le port du costume népalais, et la langue et la culture népalaise. C’est dans les tensions qui avaient suivi (l'affaire Rizal, ...), que le terme de « ngolop », terroriste, anti-national, est lancé.

Le terme Tsa-wa-soum (tib. rtsa ba gsum) apparut pour la première fois dans les réformes du troisième monarque bhoutanais Jigme Dorji (1929-1972) dans le Code de la Loi Suprême (Khrims gzhung chen po[1]) en 1957. Les « Trois racines » sont le Pays, le Roi et le Gouvernement (Royal Government Of Bhutan, décret national n° 136). En 1977, l’adhérence au principe des « Trois racines » sous la forme d’un serment devient une condition préalable à l'obtention de la citoyenneté bhoutanaise. Il est intéressant de voir que vers la fin des années 1980, on trouve une idéologie Nation-Roi-Religion[2] similaire à celle de la Thaïlande, où ces trois sont liés de façon indissociable.[3] Deux fois par jour en Thailande, l’hymne national est joué et les citoyens s’arrêtent pour rendre hommage. La même chose au cinéma avant chaque début du film. Les candidats « anti-nationaux » seront facilement repérés…

En 1991, en plein conflit avec les Lotshampa[4], la troisième racine (le gouvernement) devenait « le peuple », soit la nation-le roi-le peuple, « unis sous une même identité partagée ».(NAB, 1991, 2). Cette nouvelle politique, que l'article wikipédia appelle une « politique d’épuration », avait servi à l’expulsion de nombreux membres de la minorité des Lotshampa.
« Des violences (vols, agressions, viols et meurtres) visant des citoyens bhoutanais d'origine népalaise, répandent un climat de peur et d'insécurité qui déclenche, à partir de 1992, un exode des Lhotshampa vers l'Assam et le Bengale occidental en Inde. Plus de 100 000 résidents de langue népalaise des districts du sud du pays, forment une vaste communauté de réfugiés retenus depuis dans sept camps temporaires de réfugiés des Nations unies au Népal et au Sikkim. Cet exode provoque dans certains secteurs de l'administration une hémorragie de cadres. On estime à 150 000 le nombre de Lhotshampa restés dans le pays.
Après plusieurs années de négociation entre le Népal et le Bhoutan, ce dernier accepte en 2000 le principe du retour d'une certaine classe de réfugiés. Toutefois aucun d'eux n'y a encore été autorisé. On signale en 2008 une agitation significative dans ces camps, surtout depuis que les Nations unies ont mis un terme à de nombreux programmes d'éducation et d'assistance dans le but de forcer le Bhoutan et le Népal à s'entendre sur la question » (wikipédia)

Le terme « Trois racines » (tib. rtsa ba gsum) n’avait sans doute pas été choisie de façon arbitraire. Un bouddhiste vajrayāna, et tous les bouddhistes au Bhoutan pratiquent le vajrayāna, prend refuge non seulement en les Trois joyaux (Bouddha, Dharma et Sangha), mais aussi en les Trois racines, à savoir le Lama, les Ḍākinī et les Protecteurs de dharma (dharmapala). Les Trois racines ont un aspect identitaire « de terroir », là où les Trois joyaux sont universels. P.e. les douze Protrectrices (brtan ma bcu gnyis) sont particulièrement reliés au Tibet. La déesse Tséringma en fait également partie. Les dharmapalas ont une très forte fonction identitaire (protecting the roots).

Les associations identitaires du concept des Trois racines conviennent donc très bien à celui d’une identité nationale basée sur la nation, le roi et le peuple. Il faudrait interroger le peuple bhoutanais pour voir ce qu’ils comprennent en entendant parler des « Trois racines » et s’ils font la distinction entre sa signification religieuse et nationale. Les Lhotsampa ont leur propre idée sur la signification de ce terme ("Royal Bhutan Army, Royal Bhutan Police et Royal Body Guards").

En 2008, le Bhoutan signa sa constitution (tib. 'Druk gi rtsa khrims chen mo et devint une monarchie constitutionnelle. La langue officielle est le dzongkha. Le roi (Druk Gyalpo) est le chef de l’état et le symbole de l’unité du Royaume et du peuple bhoutanais. Les pouvoirs religieux et séculier (tib. chos srid gnyis) sont réunis dans la personne du roi du Bhoutan qui, en tant que bouddhiste, sera le détenteur du pouvoir religieux et séculier.[5] L’article 3 de la constitution traite de l’héritage spirituel du Bhoutan, la religion bouddhiste. Mais le roi est aussi le protecteur de toutes les religions (3.2). Il y a une séparation très ambiguë entre la religion et l’état.
Article 3.3
« It shall be the responsibility of religious institutions and personalities to promote the spiritual heritage of the country while also ensuring that religion remains separate from politics in Bhutan. Religious institutions and personalities shall remain above politics. »
On peut être citoyen Bhoutanais par naissance, ou le devenir par naturalisation (Article 6). Toute personne désirant devenir citoyen du Bhoutan doit :
(a) avoir résidé de façon légale au Bhoutan pendant au moins quinze ans
(b) avoir un casier judiciaire national ou international vierge
(c) savoir parler et écrire le dzongkha
(d) avoir une bonne connaissance de la culture, des coutumes, des traditions et de l’histoire du Bhoutan
(e) ne pas s’être rendu coupable de ["lèse-majesté"], en parlant ou agissant contre les Tsa-wa-soum
(f) renoncer à sa nationalité si la nationalité bhoutanaise lui est conférée
(g) faire un serment d’allégeance à la Constitution, si la demande lui en est faite.[6]
Le 16 janvier 2007, le journaliste Shanti Ram Acharya, en visitant sa famille dans le sud du Bhoutan, fut arrêté dans le district de Tashilakh sous l'inculpation d’être un membre du « Parti Communiste du Bhoutan (BCP)[7] » et sous la suspicion de vouloir commettre des actes de terrorisme[8]. Acharya fut condamné à sept ans et six mois de prison…[9] Sa mère, Soma Wati Acharya, avait pu profiter comme de nombreux autres Lhotsampa d’un "programme de réinstallationet vit actuellement aux Etats-unis. Acharya avait fait une grève de la faim en 2009 et avait été remis en liberté en 2014Amnesty International fait état d’autres prisonniers politiques et même d’actes de torture.


[1] "The following is law of Bhutan regarding Thrimshung Chhenpo (Khrims gzhung chen po)
TSA 1 Matters regarding anti-nationals -- those averse to the development of the Kingdom and those assist the enemies.
TSA 1 - 1 The King of Bhutan, the Kingdom of Bhutan and the Government of Bhutan are the three main elements of Bhutan.
TSA 1 - 2 Whether beneficial or harmful to one, whether big or small matters, whether high or low as mentioned at (O), any person who with the intention to cause harm to the three main elements or any of them as mentioned under the above clause TSA 1 - 1, if commits offenses or does not commit or attempts to commit offenses falling under the clause TSA 1 - 3 to TSA 1 - 10 shall be treated as a traitor and shall be liable to the punishment of treason as written under the clause TSA 1 - 11.
TSA 1 -3 If death is caused to the three main elements of Bhutan or any one of them or if such an attempt is made, if harm is caused to the body or the five organs or if such attempt is made.
TSA 1 - 4 If the three main elements or any one of them is challenged with weapons or without weapons.
TSA 1- 5 If defamation is caused to the three main elements or any of them within Bhutan or outside or if such an attempt is made.
TSA 1- 6 If attempt is made to create differences between Bhutan and a foreign country.
TSA 1 -7 If with the intention to cause harm to the three main elements or any one of them, the people within Bhutan or people of a foreign country are instigated or such an attempt is made.
TSA 1- 8 If with the intention to cause serious harm to the three main elements or any one of them, correspondence is made or conversation is held (whatever the topic may be) with persons within Bhutan or with foreign nationals or if correspondence is made or conversation is held with persons in Bhutan and foreign nationals (who are jot supposed to be conversed with).
TEA 1 - 9 If any conspiracy is heard or seen with intentions to cause harm to the three main elements or any one of them, if someone known to be anti-national, if such matter is concealed and not reported immediately to the Government.
TEA 1- 10 If known to be rebels or enemies against the three main elements or any one of them (if known or recognised to be a rebel or an enemy), if arms are sold to them or given freely or given for use, if guided, if secrets are disclosed, if food-water is provided or if any help is given to increase the rebel manpower or earnings.
TSA 1- 11 All those who commit offenses or do not commit or attempt to commit them as described under the above clause TEA 1 - 3 to TEA 1-10 shall be treated as anti- national and shall be liable to punishment for treason.
Note: TSA Wa means main elements i.e. King, Kingdom and Government SUM means three in DZONGKHA (DIALECT), national language of Bhutan. The National Assembly of Bhutan confirmed and approved death punishment for offenses against TSA WA SUM during its 69th session held between March 19-26, 1990.
Source

[2] สถาบันหลักทั้งสามของประเทศไทย (sathaaban lak thang saam khong prathet Thai). "Three main institutions of Thailand". The formula was invented in the 1960s by General Sarit

[3] source

[4] « Les Lhotshampa ou Lhotsampa (népalais : ल्होत्साम्पा ; tibétain : ལྷོ་མཚམས་པ་, Wylie : lho-mtshams-pa, littéralement « les gens du Sud ») sont une minorité bhoutanaise, hindouiste dans un pays pratiquant la branche tibétaine du bouddhisme vajrayanaCette population, qui parle le népalais, car ses ancêtres sont arrivés au Bouthan au xixe siècle du Népal voisin, vivent majoritairement de l'agriculture sédentaire.
108 000 d'entre eux (plus d'un dixième de la population bhoutanaise) ont été chassés par le roi du Bhoutan dans sa politique d'épuration des années 1980 et 1990. Ils ne peuvent retourner chez eux depuis. » (wikipédia). Pour plus de détails voir : Uprooted: The Unheard Story, par Tulsa

[5] « The Chhoe-sid-nyi of Bhutan shall be unified in the person of the Druk Gyalpo who, as a Buddhist, shall be the upholder of the Chhoe-sid. » Bhutanese Constitution, Article 2.2

[6] « (a) Have lawfully resided in Bhutan for at least fifteen years; (b) Not have any record of imprisonment for criminal offences within the country or outside; (c) Be able to speak and write Dzongkha; (d) Have a good knowledge of the culture, customs, traditions and history of Bhutan; (e) Have no record of having spoken or acted against the Tsawa-sum; (f) Renounce the citizenship, if any, of a foreign State on being conferred Bhutanese citizenship; and (g) Take a solemn Oath of Allegiance to the Constitution as may be prescribed. »

[7] « About 100,000 ethnic Nepalese refugees from Bhutan live in camps in Nepal after they were allegedly made to leave Bhutan under government pressure in the early 1990s. From this population, three groups have emerged - the Bhutan Communist Party (Marxist-Leninist-Maoist), the Bhutan Tiger Force and the United Revolutionary Front of Bhutan. » source

[8] « pertaining to criminal conspiracy, undergoing militant training, preparing, planning and aiding terrorists to carry out subversive and terrorist activities against the Tsa-Wa-Sum » source

[9] Source 

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