L’hagiographie de Gourou Chöwang (Chos kyi dbang phyug ou Chos dbang 1212–1270), personnage essentiel de l’école des anciens est racontée dans The Rise of Esoteric Buddhism in Tibet (pp. 112-115) et dans The Nyingma School of Tibetan Buddhism (pp. 766-767). J’en avais traduit une partie en français dans mon billet Tout est bon dans la libération. Dans ce passage, Gourou Chöwang fait une démonstration de « meurtre salutaire » (tib. gsad gso) à la demande de son disciple népalais Bharo gtsug-’dzin.
« -Montre-moi s’il te plaît le pouvoir de tuer, demanda Bharo.
Tandis qu’un lièvre courrait pas loin, Gourou Chöwang dessina les contours d’un lièvre sur le sol. Il répéta un mantra sept fois sur une aiguille qu’il planta dans la silhouette dessinée par terre. Le lièvre mourra sur le coup.
-Maintenant il nous faut purifier cet acte, amène-moi le corps du lièvre.
Il attacha une amulette pour la protection des morts (tib. btags grol) sur le corps du lièvre et guida sa conscience vers les cieux en offrant des oblations et des torma (tib. tshog gtor) et en dédicaçant (tib. bsngo ba) le mérite au lièvre.
-Ce serait très utile si l’on pouvait faire la même chose avec des humains, remarqua Bharo.
Chöwang répondit : les humains ou des marmottes, c’est la même chose ! Et il répéta son exploit, cette fois-ci en dessinant les contours d’une marmotte. Ils virent alors le corps d’une marmotte dans un terrier.
-Si on pratique la magie de cette façon, c’est nuisible aux êtres vivants. C’est pour cela que je n’enseigne plus cette méthode. Je ne l’utilise même pas pour mes ennemis. J’enseigne pour devenir un Bouddha. Quand ces deux animaux sont morts, je les expédiés dans une autre existence. Comme il difficile d’obtenir un corps humain, on s’expose à de mauvaises existences sans limite si on en tue un. Cet acte ne s’épuise par une seule existence [mauvaise]. Et tous ses proches éprouveront du chagrin. Il ne faut même pas pratiquer la magie sur ses ennemis. Il faut avant tout développer de la compassion pour eux. »
Ce que Gourou Chöwang montra à son disciple était la dernière des quatre activités tantriques (sct. catuḥkarma[1]), l’acte violent ou « magie noire » (sct. abhicāra), encore appelé « raudracāra ».
Selon le Tantrasārasaṃgraha et le Chapitre sur les mantras (Mantrapāda) de l’Īśānaśivagouroudevapaddhati (XIIème s.), la magie noire peut prendre six formes différentes 1. immobiliser (stambha), 2. causer de la dissension (vidveṣa), 3. éradiquer (uccāṭa), 4. liquider (māraṇa), 5. Causer la confusion ou la folie (bhrānti, bhrama) 6. détruire (utsādana) et 7. Causer la maladie (roga, vyādhi), notamment la fièvre[2]. Selon Gudrun Bühnemann l’Īśānaśivagouroudevapaddhati composé par Īśānaśivagouroudevamiśra au XIIème siècle contient probablement des mantras de Yamantāka. Ironiquement dans le but de protéger le dharma védique contre ses ennemis, y compris les bouddhistes.
Un des rituels de magie noire du Chapitre des mantras de l’Īśānaśivagouroudevapaddhati est décrit par Gavin Flood dans The Tantric Body (p. 93). Le mantrin s’identifie à Rudra, représente la victime par un substitut (puttali ou piṣṭapratikṛti) fabriqué avec de la farine de riz, ou dessiné (likhed graham) sur le sol avec du charbon. Il peut alors inciser le substitut avec un trident au niveau des centres subtils (sct. marman tib. gnad) du corps, afin de « faire couler le sang ». Ou il peut transpercer les centres subtils du substitut avec des bâtonnets pointus faits avec le bois du margousier. Le résultat ? Peut-être celui raconté dans l’hagiographie de Gourou Chöwang, rappelée ci-dessus.
Les quatre activités décrites par Chögyam Trungpa dans Le mythe de la liberté sont toutes autres. Elles ne sont plus dirigées (sct. abhi-) sur les autres, mais plutôt appliquées à l’adepte même. Selon Trungpa, l’acte violent est nécessaire en dernier recours lorsque l’adepte s’engage dans « une pseudo-logique forte, une attitude pseudo-psychologique ou une conceptualisation ». Dans ce cas, il faut agir sans pardon ![3] Trungpa ajoute que la tradition tantrique rappelle à l’adepte que s’il n’a pas recours à « l’acte violent » il transgresse son voeu de compassion.
Il y a un grand écart entre les termes dans lesquels l’acte violent est décrit tel qu’il fut conçu initialement et l’explication toute psychologique de Trungpa. L’hagiographie[4] de Gourou Chöwang donne déjà une version atténuée de sa pratique. Étant une hagiographie (relativement ?) tardive elle veut démontrer que Gourou Chöwang était bien le détenteur d’un rite violent et qu’il savait le mettre en oeuvre (siddhi) conformément à la tradition, mais qu’il s’abstenait de le faire par compassion. Cette présentation hagiographique reflète toute l’ambiguïté du bouddhisme ésotérique, qui ne veut pas tout à fait couper le lien avec la magie (noire), mais préfère passer par des séries de réinterprétations où l’on finit par perdre entièrement le sens originel de la pratique tout en gardant les formes. Tradition et transmission ininterrompue obligent. Les hagiographies et leurs lecteurs semblent apprécier des thaumaturges maîtrisant entièrement la magie noire, sachant la mettre en exécution, mais tout en s’en abstenant par compassion.
Le Dalai-Lama explique que le bouddhisme a trois aspects : il serait à la fois une religion, une philosophie et une science. La philosophie et la science sont en mesure de se séparer de méthodes devenues obsolètes, la religion aussi ? Ces trois aspects peuvent-ils toujours co-exister ?
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[1] Pacifier, enrichir, attirer et détruire
[2] Ces rites sont décrits brièvement dans un commentaire anonyme du Tantrasārasaṃgraha (note de Gudrun Bühnemann)
[3] « This last is necessary only when the negative negativity uses a strong pseudo-logic or a pseudo-philosophical attitude or conceptualization. It is necessary when there is a notion of some kind which brings a whole succession of other notions, like the layers of an onion, or when one is using logic and ways of justifying oneself so that situations become very heavy and very solid. We know this heaviness is taking place, but simultaneously we play tricks on ourselves, feeling that we enjoy the heaviness of this logic, feeling that we need to have some occupation. When we begin to play this kind of game, there is no room. Out! It is said in the tantric tradition that, if you do not destroy when necessary, you are breaking the vow of compassion which actually commits you to destroying frivolousness. Therefore, keeping to the path does not necessarily mean only trying to be good and not offending anvone; it does not mean that, if someone obstructs our path, we should try to be polite to them and say “please” and "thank you.” That does not work, that is not the point. if anyone gets abruptly in our path, we just push them out because their intrusion was frivolous. The path of dharma is not a good, sane, passive, and “compassionate” path at all. It is a path on which no one should walk blindly. If they do—out! They should be awakened by being excluded. » The Myth of Freedom
[4] De quelle époque date-elle ? Dpa' bo gtsug lag 'phreng ba (1564) parle de lui dans son Chos 'byung mkha's pa'i dga' ston.
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