mercredi 9 septembre 2015

Les montagnes comme refuge


Mahāsiddha est un mot composé de siddha et de l'adjectif mahā, qui signifie grand, mais qui a pour objectif ici de distinguer les siddha bouddhistes ésotériques des autres siddha. Quand on regarde les listes des noms des mahāsiddha et des siddha, on s'aperçoit qu'il y a des siddha et des mahāsiddha qui figurent dans différentes listes (śaiva, jain, bouddhiste,…), surtout au début de ces listes respectives (voir chapitre 4 dans The Alchemical Body de David Gordon White).

David Gordon White (Kiss of the Yoginī) présente les siddha, des héros viriles (sct. vīra) ou des Parfaits, comme les partenaires des yoginī. Les siddha sont à l'origine des êtres semi-divins que l'on trouve dans le panthéon de la mythologie (sct. purāṇa) hindoue. Ils sont dits peupler certaines régions célestes avec les vidyādhara (sorciers), les cāraṇas (minestrels célestes) etc., qu'un lexique,l'Amarakośa, qui date du Vème siècle classe parmi les demi-dieux (sct. devayonayaḥ) avec les yakṣa (tel Vajrapāṇi a ses origines), les apsara, les rākṣasa, les kinnara, les gandharva, les piśāca (Saṁvara aurait été à l'origine un piśāca[1]), les guhyaka et les bhūta. Il s'agit d'êtres qui naissent d'une matrice divine et qui par conséquent sont immortels. Les siddha seraient les demi-dieux les plus altiers de la classe des demi-dieux.[2]

Un monde spécifique des siddha (sct. siddhaloka) apparut, quand les siddha commencèrent à jouer un plus grand rôle parmi les humains avec la naissance de la mouvance Kaula, et à devenir l'objet d'un culte spécifique.

En cherchant les origines des siddha mythologiques, White observe que l'on trouve de très nombreux temples médiévaux dédiés aux yoginī dans les collines de l'Inde central, mais aucun temple dédié aux siddha.[3] Les temples sont un phénomène relativement récent, souvent prédatés par les cultes qu'ils célèbrent. Les lieux et les objets de cultes pouvaient être des collines, des bois, des jardins, des gués, des arbres, des temples etc.
"Les hommes frappés de peur vont en maints refuges, dans les collines, les bois, les jardins, les arbres et les temples. Mais un tel refuge n'est pas sûr, un tel refuge n'est pas suprême ; recourant à un tel refuge, on n'est pas libéré de tout mal." – Dhammapada, XIV, 188-189
Les lieux de culte les plus anciens bouddhistes se situent souvent dans des grottes. Il n'en va pas autrement en occident. Le mont Ida dans l'île de Crète s'étend entre les districts d'Héraklion et Réthymnon. Le district d'Héraklion tire son nom d'Héraclès, " auquel les Crétois avaient voué un culte en ce lieu". " De nombreuses grottes présentes en son flanc servirent du XIe au IXe siècle av. J.-C. de sanctuaires avant l'apparition des temples." Zeus serait né dans une caverne située sur le versant nord du mont Ida, où sa mère, Rhéa, s'était réfugiée pour le protéger contre Cronos, son père.

Les premiers "lieux de culte" des siddha se situent aux sommets de certaines montagnes ou collines. White note que les sommets de montagne en tant que lieux de culte ultérieurement dédiés aux dieux majeurs (fils de Śiva, Ganeśā, Kṛṣṇa), furent d'abord des lieux de cultes des dieux de ces montagnes respectives. La tradition épique indienne racontera comment Śiva épousera Pārvatī (la fille de la montagne), ou la fille d'Himavān ("Himalaya" tout en mettant les dieux anciens à son service. Même mode d'opération pour les herukas bouddhistes.

White note encore que notamment en Inde occidental, on voit (1) des traditions très anciennes faire référence à un dieu du nom Śrīnāth, Nāthjī, Jālandharnāth, Siddeśvara etc. (2) un groupe de figures semi-divins appelés "siddha", qui fréquentent les niveaux supérieurs de l'atmosphère, mais en-dessous des mondes divins, et qui peuvent aussi fréquenter la terre en adoptant des formes humaines (3) un groupe de neuf êtres surnaturels, appelés les nāth (sct. navanātha), et qui n'avaient initialement aucun lien avec les siddha nāths historiques, que l'on trouve dans les lignées de (mahā)siddha.

Les siddha semblent pouvoir avoir pour origine des (dieux de) montagnes, dont le lieu de culte était situé au sommet de leur montagne respective. Dans la mythologie indienne, les siddha furent des êtres immortels comme les dieux, mais sans être des dieux, fréquentant les niveaux supérieurs, mais non les mondes célestes et capables d'adopter une forme humaine tout en se déplaçant sur la terre (voir ce phénomène de "génies" se promenant sur la terre dans le Manimékhalaï, traduit en français par Alain Daniélou avec le concours de T.V. Goapala Iyer). Ils sont donc immortels, et ils sont capables de voler (afin de se rendre dans les sphères supérieures) et de se transformer. Ils sont donc, au moins en partie, en possession de la Science (sct. vidyādhara), qu'ils peuvent transmettre aux humains.

La tradition dit que le maître de Maitrīpa/Advayavajra, Śavaripa, l'homme de la montagne (tib. ri khrod pa[4]), est un siddha immortel. La montagne qu'il fréquente s'appelle Śrī Pārvata. Elle est peut-être identique à Śrīsailam où se trouve à proximité de celle-ci. Śrīsailam se situe au cœur du Deccan, dans le district Kurnool de l'Andhra Pradesh. L'ascète Mallaya, qui est le sujet de la légende de Siddharāmayya, serait la forme humaine de la montagne Śrīsailam. Mallana ou Mallaya signifie "montagne". Et il fut l'objet d'un culte longtemps avant d'être identifié au jyotirliṅgam "Mallikārjuna".

Les êtres humains qui entrèrent en contact avec les anciens "dieux de la montagne"/siddha/mahāsidda, purent recevoir la Science dont ceux-ci seraient dépositaires et furent à leur tour capables de voler afin de se rendre dans les sphères supérieures (sct. siddhaloka), de devenir immortel et d'obtenir d'autres pouvoirs de siddha (siddhi). Ils devinrent ainsi leur égal. Les Récits sur les contacts entre les siddhas mythologiques et ceux qui les prenaient plus tard pour modèle constituent le cadre des tantras.

Au Tibet, il y eut avant l'introduction du bouddhisme, quatre grands dieux de montagne : Yar lha sham po au centre, gNyan chen thang lha au nord, sKu lha ri rgya au sud et ‘od de gung rgyal au sud. Yar lha sham po est le dieu principal, mais gNyan chen thang lha est le plus connu. C’est un dieu de la grêle (comme les magiciens tibétains les aiment), qui, comme tous les dieux, fut l’objet d’un culte accompagné d’offrandes de fumigénation (T. bsang(s))[5], de sacrifices d’animaux (mules, chevaux, moutons…) (T. bskang ba), qui font toujours partie des rituels de dharmapāla, sous une forme atténuée.

Le grand dieu de Thang la, véritable lingaṃ naturel, a sa propre déesse près de lui sous la forme d’un lac de montagne (T. gnam mtsho), toujours accessible de nos jours à des médiums en transe.
"Les hommes frappés de peur vont en maints refuges, dans les collines, les bois, les jardins, les arbres et les temples. Mais un tel refuge n'est pas sûr, un tel refuge n'est pas suprême ; recourant à un tel refuge, on n'est pas libéré de tout mal." – Dhammapada, XIV, 188-189

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[1] Source

[2] Kiss of the Yoginī, p. 175

[3] Kiss of the Yoginī p. 161

[4] On peut se demander si ce terme ne pourrait pas avoir un lien avec la traduction tibétaine de Mallana ou Mallayya

[5] Dan Martin a suggéré dans son blog la possibilité d'un lien entre les offrandes de fumigénation tibétaine et la pratique sumérienne de "sanctification", décrite par E. Jan Wilson dans 'Holiness' and 'Purity' in Mesopotamia, Verlag Butzon and Bercker Kevalaer (Neukirchen-Vluyn 1994), page 35-36
"He sanctified the city from top to bottom,
On high he did purify it,
Juniper and the sikillu-plant of the mountains
he heaped upon the fire,
From cedar he made resin for a pleasing odor to the god.
During the day there were supplications,
And at night the prayers shone forth
."
La plante sikillu est connue dans les sources akkadiennes comme un ingrédient pour les rituels de sanctification. Référence de Wilson : "šam télilte in Gurney and Finkelstein, The Sultantepe Tablets (London, 1957) 93, 46f."

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