samedi 11 novembre 2017

Les dieux font-ils de bons alliés ?


Le gentil soleil du monde des Teletubbies

L’histoire de la « voie des dieux » (shintō) japonaise et le livre Assembling Shinto[1] d’Anna Andreeva contiennent beaucoup d’éléments pour mener des études comparées sur l’histoire de la « voie des dieux » dans le bouddhisme tibétain. Le shintō n’est pas véritablement une religion, mais un ensemble de cultes polythéistes et animistes, qui s’est développé sur le sol japonais, intégrant et étant intégré dans d’autres cultes, y compris bouddhistes. Cela n’est pas une exception japonaise, le même phénomène s’est produit dans d’autres pays bouddhistes (Inde, Tibet,…) et est en fait un phénomène propre à de nombreuses religions.

Aucun culte ne semble possible sans lieu de culte. Les lieux de cultes, souvent polythéistes et animistes dans la préhistoire, deviennent les lieux de cultes religieux qui ont pignon sur rue. Assembling Shinto regarde de plus près comment cela s’est passé pour le « shintoïsme » et le « bouddhisme » en étudiant l’histoire du Mont Miwa, un des premiers sanctuaires shinto, qui deviendra également un lieu important pour le bouddhisme.

Le dieu/esprit (kami) associé au Mont Miwa, et dont le corps divin (shintai) était en fait le Mont Miwa, est considéré comme l’ancêtre divin des clans dominants de la région. Les kamis sont souvent considérés être à l’origine de clans, et les textes sacrés (Kojiki, Nihon Shoki,…) racontent comment ces clans sont affiliés aux dieux. Le culte du Mont Miwa est associé aux empereurs du Yamato, considérés comme les représentants des dieux sur leur territoire, aussi longtemps qu’ils respectent le culte de ceux-ci. Comme leur pouvoir est dérivé, entre autres, de leur descendance divine, ils ont tout intérêt d’entretenir et de servir le culte du kami.

A partir des Vème et VIème siècle, le bouddhisme arrive au Japon. L'empereur Kimmei de la province de Yamoto « aurait reçu en 552, de la part de Seong Myong, le roi coréen de Kudara, une statuette dorée de Shaka (représentant Shakyamuni) et plusieurs rouleaux d'écritures bouddhiques »(wikipedia). Les Annales du Japon (Nihon Shoki), texte shinto, racontent la mauvaise réaction des kami, puis l’acceptation du bouddhisme sur le sol japonais par l’empereur. L’authenticité de cette version est mise en doute, et il est probable que le bouddhisme était présent avant 552. « En 592, après des luttes d'influence avec le shintō, le bouddhisme fut déclaré religion d'État. » A noter que le terme shintō pour désigner le culte des kami est apparu après l'introduction du bouddhisme au Japon.

Rāgarāja, Aizen Myō'ō
Les bouddhistes respectaient le culte des dieux locaux à cause de leurs liens avec la maison impériale. « L'unité de tradition entre le bouddhisme [ésotérique Shingon] et le shintoïsme a été professée par le maître Kūkai (774-835) qui expliqua qu'il n'existait aucune différence essentielle entre Amaterasu [la déesse du Soleil shinto] et Vairocana (…), ou entre kami et bodhisattvas, ce qui donna un mélange des deux systèmes appelé Ryōbu shintō ». Le bouddhisme ésotérique indien, passé par la Chine et ayant déjà intégré leurs propres dieux locaux (yakṣa, …) intègre « la voie des dieux » japonais. Contrairement à ce qu’on lit sur Wikipedia, ce n’est sans doute pas Kūkai qui établit les identifications entre dieux ésotériques bouddhistes et shinto, mais le moine shingon Seizon (1012-1074) très proche de l’empereur Go-Sanjō (règne 1068-1072).[2] Grand expert en ésotérisme, il fit la pratique du dharmapala Rāgarāja (Aizen Myō'ō) au nom de son patron, pour « pacifier » l’empereur précédent Go-Reizei (1025-1068), mort à l’âge de 44 ans sans laisser de descendance. Rāgarāja a six mains, dont cinq tiennent des attributs et la sixième, vide, la substance vitale. Sa pratique permet de dérober un ennemi de sa substance vitale (« jaune humain »).[3]

L’identification de Mahāvairocana (Dainichi) à Amaterasu, permettait au bouddhisme (shingon) de renforcer le pouvoir politique, rituel et symbolique des souverains japonais. Andreeva précise, que ces idées furent au départ celles des moines élites ayant des liens avec la cour et qu’il fallait attendre 200 ans avant que les bouddhistes se rendaient aux lieux de culte d’Amaterasu, la déesse shinto du Soleil. Des bouddhistes Shingon, Tendai, Hossō, Zen et Terre pure.

Ainsi, on lira dans Les origines karmiques de la grande divinité lumineuse de Miwa (Miwa daimyōjin engi, env. 1318) que les herbes, les arbres et le territoire du Mont Miwa ne sont autres que la forme karmique (eshō) et le « corps réel » (sct. dharmakāya Jp hōtai) de Mahāvairocana, manifesté sous la forme du dieu de Miwa.[4] Les liens entre les dieux locaux prébouddhistes et les bouddhas ésotériques et bodhisattvas étaient expliqués par des textes (engi) et des transmissions secrètes (kuden), et intégraient les deux maṇḍala du Mahāvairocana Tantra : le Kongōkai et le Taizōkai. Les kami devenaient des divinités protectrices du Bouddhisme qui participaient à la propagation du bouddhisme ésotérique, comme cela fut d'ailleurs le cas au Tibet.

Le moine Seiryō Genshin (XVIIème s.) s’installa à Miwa pour restaurer les anciennes lignées Miwa (Miwa-ryū), tombées en désuétude, à partir d’anciens manuscrits. Il fut suivi par d’autres, qui aspiraient à une « voie des dieux » de Miwa plus « pure » et authentique. Avec la restauration de Meiji en 1868, les sphères shinto et bouddhistes se séparaient (Shinbutsu bunri), avec la destruction de statues bouddhistes, le défroquage de moines bouddhistes et la conversion de prêtres bouddhistes en prêtres shinto. Le shinto devint la religion d'État de l'Empire du Japon, et l'empereur du Japon devint le descendant de la déesse Amaterasu. La restauration de Meiji faisait suite à la signature de la convention de Kanagawa (en 1854) qui imposa des traités inégaux autorisant l’accès des ports aux occidentaux. Il s’ensuit un repli national, un refus d’influences étrangères et un retour à la « religion shinto » originelle du Japon. Le bouddhisme, étant une religion étrangère, qui avait été un très fidèle allié du shogunat Tokugawa..., fut prohibé pendant un temps (Haibutsu kishaku). L’attitude envers les religions étrangères faisait suite aux tentatives de missionnaires portugais de convertir les japonais, au massacre des missionnaires chrétiens et de leurs convertis japonais par crainte de subversion du pouvoir japonais, et à la fermeture du Japon aux étrangers. En 1640, quarante-huit visiteurs portugais furent décapités avec le message « Tant que le soleil réchauffera la terre, tout chrétien ayant le courage de venir au Japon, fût-il le dieu des chrétiens, aura la tête tranchée. »[5]


Pendant la période expansionniste et militaire entre les années 1894-1945, de nombreux bouddhistes japonais se conduiront en bons patriotes. Dans son livre « Le Zen en guerre », Brian Victoria, explique le concept de bushidô : « l'épée qui donne la vie » (comme les ennemis que l'on expédie au paradis), utilisé pour justifier le fait de tuer.
« D.T. Suzuki, [véhiculait] l’idée que le Zen serait une force de destruction. D’autres, comme le moine Ômori Sôgen, se sont engagés politiquement dans des organisations d’extrême droite, et n’ont jamais renié leur principe : « l’épée et le Zen ne font qu’un »[6]
L’alliance des bouddhistes japonais avec la « voie des dieux », et avec le nationalisme japonais qui s’en réclamait, les avait conduit à tuer leurs ennemis avec compassion.

L’histoire se répète-t-il ? Le chef bouddhiste birman Sitagu Sayadaw a déclaré le 30 octobre 2017 devant un public de militaires que tuer des non-bouddhistes (lire les Rohingyas) n’est pas un péché. Sur un autre front, les moines bouddhistes du Myanmar tentent de convertir les Chins chrétiens au bouddhisme. Il en va de la pureté religieuse de leur pays.

Morale : le bouddhisme, avec ou sans la voie des dieux, n'a aucun mal à tuer ses ennemis. Il n'y a pas que le communisme qui détruit le bouddhisme. Et surtout le nationalisme tue.   

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[1] Assembling Shinto, Buddhist Approaches to Kami Worship in Medieval Japan, Anna Andreeva, Harvard University Press 2017

[2] Assembling Shinto, p. 25. Shingon fuhō san’yōshō.

[3] The Blackwell Companion to Religion and Violence, Andrew R. Murph, 2011

[4] Assembling Shinto, p. 190

[5] Walworth, Arthur. Black Ships Off Japan: The Story of Commodore Perry's Expedition. New York: Alfred A Knopf, 1946

[6] Archives de Sciences Sociales des Religions, Brian Daizen Victoria, Zen War Stories London, RoutledgeCurzon, 2003, 268 p. Fabienne Duteil-Ogata p. 191-321

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