mardi 15 janvier 2013

Le joyau qui exauce tous les désirs



Le Huainanzi est un classique philosophique chinois de la dynastie Han qui date du 2ème siècle avant J.C. et qui mélange des concepts taoïstes, confucianistes et légalistes. On y trouve la citation suivante :
« Les êtres s’ébranlent par catégories,
Racine et branche[1] se répondent mutuellement ;
C’est pourquoi lorsque le miroir solaire est exposé au soleil,
Il s’enflamme et produit du feu ;
Lorsque le miroir lunaire est exposé à la lune,
Il s’humecte et produit de l’eau. » (Huainan zi 3).[2]
Dans le Chant sous forme de distiques (Dohākośagīti) de Saraha, commenté par Maitrīpa/Advayavajra (1007-1078), on trouve le verset suivant (DKG n° 41) :
« La conscience-en-soi (T. sems nyid) seule est le germe du Tout (S. sarva)[3] Elle peut se projeter (T. ‘phro) aussi bien dans l'Errance que dans la Quiétude
Elle donne les fruits qui sont désirés
Hommage à la conscience qui est semblable au joyau Cintāmaṇi. »[4]
Le joyau Cintāmaṇi est gardé par le prince des nāgā et se trouve aussi sur le front du makara[5], un autre être des profondeurs aquantiques. Il existe aussi des représentations de dragons tenant des joyaux dans leurs griffes. Même les dragons de la tradition occidentale sont des gardiens d’or, quelquefois plus spécifiquement d’une bague d’or[6]. Peut-être selon le modèle de Ladon, le dragon-serpent encerclé autour du Jardin des Hespérides qui gardait les pommes d'or et fut vaincu par Héracles. L’idée du germe unique revient dans deux autres versets de Saraha, mais qui ont été ajoutés à la version tibétaine et n'existent pas dans la version indienne. D’abord verset n° 87, qui explique le 30ème métaphore du texte : du cristal ou du verre propre pour illustrer l'apparition de feu et de l'eau dans certaines conditions (T. me shel chu shel gyi dpe).
Advayavajra explique dans con commentaire « Les êtres des trois univers et le Bienheureux extra-temporel partagent le même fondement libre d'imperfections. Celui-ci n'est apparu de rien et ne se situe nulle part. » Suit le verset n° 87 :
« A tous les trois niveaux il reste inaltéré, sans apparition ni durée
Le feu prend à cause des brindilles[7] Sans pouvoir résister le joyau de l'eau lunaire s'écoulera.
Les expédients gouvernent tous les royaumes[8]. »[9]
Commentaire sur le dernier vers :
« Si les rayons lunaires passent par ce cristal, on verra [apparaître], dans un récipient propre, comme de l'eau qui s'écoule . [323] Dès qu'on montre cela à une personne bien préparée, celle-ci éprouvera malgré elle la Mahāmudrā de façon infaillible . » 
C’est énigmatique ; il n’est pas exclu qu’un joyau/cristal fut utilisé dans les introductions (T. ngo sprod). Il s’agit donc d’un cristal voire de deux types de cristal différents, capables de produire du feu, quand il est touché par la lumière du soleil, ou de l’eau quand il est touché par la lumière de la lune. Cela rejoint l’idée des miroirs solaire et lunaire du Huainan zi, mais ici on a l’impression que c’est le même cristal qui produit du feu ou de l’eau en fonction de la nature de la lumière qui l’atteint.

Un autre verset (n° 107c), également ajouté au texte tibétain, développe encore la même idée.
« La même graine contient [potentiellement] deux arbres
La cause et le fruit qui en provient ont la même identité
Celui qui les pense de façon indifférenciée
S'affranchit à la fois du saṃsāra et du nirvāṇa. »[10]
Or, le premier de ces trois versets (DKG n° 41) est cité par Longchenpa (1308–1364)[11] dans Le trésor des doctrines sotériologiques (siddhānta) (T. grub mtha’ mdzod) et sert à justifier sa conception de la nature éveillée unique, à l’origine à la fois du temporel que de l’atemporel. Dans le Trésor du processus fondamental (T. gnas lugs mdzod), il écrit :
« La seule Intelligence (T. rig pa) est le fond de toutes les choses
Même en se manifestent de manière différenciée (multiple), [les choses] ne s'écartent jamais de l'unité
L'intuition autoproduite se revèle comme la racine unique
Tout comme dans la même matière précieuse, le feu et l'eau
Sont refletés conformément à leurs conditions (S. pratyaya) propres différentes
Leur racine est la même, et semblable au béryl bleu (vaidūrya) immaculé
Cependant de cette nature unique, émergent [toutes] les choses existentielles et quiéscentes (saṁsāra et nirvāṇa)
Qui partagent la même racine, la conscience éveillée ultime
Leur reconnaissance ou non-reconnaissance (S. avidyā) n'est qu'une différence superficielle. »
Dans son autocommentaire, il précise :
« La même pierre de béryl, peut produire, en fonction de ce que ce soit le soleil ou la lune qui l'éclaire, du feu ou de l'eau. Similairement, la même Intelligence, émerge, quand elle n'est pas reconnue, comme égarement (saṃsāra), ou, quand elle est reconnue, comme la quiétude (nirvāṇa). Le Jeu ou les modes d'émergence de la même Intelligence, peuvent être différentes, mais au niveau de l’essence, dont ils ne s’écartent jamais, ils sont identiques. »[12] 
Un des jatakas[13] (Bhūridatta jataka) du Bouddha met en scène le prince nāgā Bhūridatta, au souffle vénéneux et mortel, qui finirait par quitter ses femmes et renoncer à ses richesses pour pratiquer l’ascèse. Dans ce jataka, un ermite avait reçu d’un garuḍa un mantra qui conjurait le venin des serpents, mais n’en avait pas fait usage. Il l’avait transmis à son serviteur Alambayana, un charmeur de serpent. Celui-ci vit un groupe de jeunes nāgā aux rives du Yamuna gardant le joyau Cintāmaṇi. Quand il récita le mantra, tous les nāgā s’enfuirent en abandonnant le joyau Cintāmaṇi, que le charmeur de serpents récupéra par la même occasion. C’est toute l’information qui nous intéresse dans ce jataka pour ce billet.

Maitrīpa/Advayavajra utilise le même thème dans un de ses chants, intégré dans la collection de chants Shangpa intitulée Les chants de l’immortalité. On y retrouve réunis en un seul endroit quasiment tous les éléments mentionnés ci-dessus.
« L’existence et la transcendance sont inséparables,
Elles existent comme l’eau et les vagues.
Les bouddhas et les êtres ordinaires ne sont pas distincts,
Ils diffèrent comme le poison et sa transmutation par un mantra.
La nature unique de l’esprit et ses multiples apparences
Sont comme le cristal qui reflète les couleurs environnantes.
Des myriades de choses apparaissent, qui ne sont autre que notre esprit,
Tout comme les rivières prennent le goût du sel dans l’océan.
Dépouillé du concret et de l’abstrait, l’esprit originel demeure
Comme le ciel après le passage d’un oiseau. »[14]
Nous avions vu déjà que le béryl est un cristal allochromatique, qui peut prendre plusieurs couleurs (T. kha dog bsgyur ba) et qui était connu pour « produire sa propre lumière ». En cela, il ressemble à la nature de l’esprit ou à l’Intelligence, qui a divers modes d’émergence (T. dngos po sna tshogs shar) tout en restant essentiellement identique (T. yang rang sems te). La conscience peut se manifester comme le saṁsāra ou comme le nirvāṇa (T. 'khor dang mya ngan 'das pa), à la fois comme un éveillé ou comme un être ordinaire. Elle est comme le prince nāgā détenteur du joyau Cintāmaṇi, capable de donner la mort ou l’épanouissement. La différence entre l’Éveillé et l’être ordinaire est comme celle entre le venin neutralisé par le mantra (T. dug la sngags kyis btab pa'i khyad par bzhin) et le venin...

Le joyau Cintāmaṇi semblable au mental » T. yid bzhin nor bu) a des propriétés similaires à l’esprit. Transparent  tout en émettant une lumière (unique), qui se manifeste en des couleurs diverses (la multiplicité). Mythologiquement, ce joyau qui peut réaliser tous les objectifs est gardé par les êtres aquatiques (nāgā) des profondeurs, vénéneux et mortels. C’est le garuḍa, ou son mantra, qui peut neutraliser le venin du nāgā souterrain et qui permettra de libérer le joyau Cintāmaṇi, de le sortir de sa gangue, pour que sa lumière autoluisante brille librement. Il est comme le béryl qui, enfermé dans sa gangue, ne peut pas faire rayonner sa lumière (turiya) bénéfique. Le nom béryl vient d'ailleurs du grec beryllos, « cristal de la couleur de l'eau de mer ». Il semblerait, d’après Longchenpa et d’autres, que le béryl ait la capacité de produire du feu ou de l’eau en fonction de la lumière du soleil ou de la lune qui le touche. La montagne cosmique (les trois mondes) entre le Ciel et la Terre est comme le joyau Cintāmaṇi, « comme le mental », et comme le béryl allochromatique. Il se pourrait bien qu’elle soit entièrement constituée de béryl ou d’émeraude, ou du moins de leur éclat.


***

Illustration : dragon médiéval, British Library

[1] L’idée d’une racine (primaire) et des branches (secondaires) et leur correspondance revient souvent dans les dohakosa. Voir aussi sur le principe du semblable Henry Corbin, L’homme de lumière dans le soufisme iranien, p. 79. C'est un principe bien connu dans la magie, voir Hugues Berton, Formes et structures des thérapeutiques traditionnelles (Médecine et sorcellerie en milieu rural), Théorie de la signature, p. 31 etc. « Le semblable guérit le semblable. L’identité des formes implique l’identité des propriétés. »

[2] Comprendre le Tao, Isabelle Robinet, p. 145

[3] Longchenpa utilisera (voir plus loin) la variante « rig pa gcig pu chos rnams kun gyi gzhi », où « rig pa » remplacera « sems nyid ».

[4] sems nyid gcig pu kun gyi sa bon te//gang las srid ngang mya ngan 'das 'phro//'dod pa'i 'bras bu ster bar byed pa yi//yid bzhin nor 'dra'i sems la phyag 'tshal lo/

[5] « monstre marin, chimère de dauphin et de crocodile, monture de Varuṇa et de Gaṅgā, emblème de Kāma | astr. signe zodiacal [rāśi] et constellation du Capricorne. » (Gérard Huet)

[6] The Wilderness of Dragons, The reception of dragons in thirteenth century Iceland. Robert E. Cutrer, September 2012 http://skemman.is/stream/get/1946/12870/31221/1/Cutrer$002c_Robert_E_-_MA_Thesis_-The_Wilderness_of_Dragons.pdf

[7] Commentaire : « Par la rencontre des rayons solaires, du cristal et de brindilles, du feu se produit. »

[8] A savoir à la fois le saṁsāra (feu) que le nirvāṇa (eau).

[9] sa gsum gang du'ang dri med mi gnas mi 'byung ste//me ni spra ba nyid la rkyen gyis 'bar//zla ba chu 'dzag nor bu rang dbang med//thabs kyis rgyal srid kun la dbang sgyur ba//

[10] sa bon gcig las sdong po gnyis//rgyu mtshan de las 'bras bu cig/de yang dbyer med gang sems pa/_/des ni 'khor ba dang mya ngan las 'das rnams grol/

[11] Klaus-Dieter Mathes, A direct path to the Buddha within, p. 99, Grub mtha’ mdzod 364.4-6

[12] rig pa gcig pu chos rnams kun gyi gzhi//
du mar snang yang gcig las ma g.yos zhes//
rang byung ye shes rtsa ba gcig tu bstan//
ji ltar nor bu gcig la med dang chu//
so so'i rkyen gyis tha dad snang na yang*//
rtsa ba gcig ste bai DUr+Ya dag pa bzhin//
rang rig gcig las 'khor 'das gnyis shar yang*//
rtsa ba gcig ste don dam byang chub sems//
rig dang ma rig sgyu ma'i khyad par tsam//

nor bu bai DUr+Ya gcig nyi ma dang zla ba shar ba'i rkyen so so 'i me dang chur 'byung ba ltar//
rig pa gcig nyid rang ngo ma shes pas 'khor ba dang shes pas mya ngan las 'das pa'i snang ba so so shar yang*/ rig pa gcig gi rol pa'am 'char tshul las ngo bo tha dad pa dang g.yos pa med de/

[13] http://www.buddhachannel.tv/portail/spip.php?article2986

[14] Les Chants de l’immortalité, traduits par Christiane Buchet et Tcheuky Sèngué, p. 62-63
'khor dang mya ngan 'das pa dbyer mi phyed//
chu dang rlabs bzhin du ni gnas pa yin//
sangs rgyas sems can gnyis su med pa ste//
dug la sngags kyis btab pa'i khyad par bzhin//
sems nyid gcig la sna tshogs snang ba ste//
shel nyid rkyen gyis kha dog bsgyur ba bzhin//
dngos po sna tshogs shar yang rang sems te//
chu rnams thams cad rgya mtshor lan tshwa'i ro//
dngos dang dngos med spangs nas gdod ma'i sems//
dper na bar snang bya yi rjes bzhin gnas//

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