Quand on lit la littérature des siddhas indiens de différents bords, souvent en prakrit, écrits dans un langage populaire et à la versification simple, on est frappé par les similitudes de forme ET de contenu. Qu'il s'agit de siddhas bouddhistes (Saraha, Kanha...), Tamil (Tirumular, Sivavakkiyar...), Shivaïtes, Nâth, Vaishnavistes, ou même Jaïn (Yogindu/Rāmasiṃha), leurs chants sont traversés par des thèmes, images, caractéristiques et idées identiques ou très similaires.
Officiellement, la mouvance siddha est apparue à la deuxième moitié du premier millénaire, mais la plupart des documents préservés datent du 10ème au 15ème siècle. Pour de nombreux siddhas, la libération de l'existence temporelle ne consistait pas en l'affranchissement du corps après la mort ou pendant la vie (jīvan-mukti), mais ils aspiraient en fait à la perfection d'un corps immortel, un corps parfait (siddha-deha) ou un corps divin (divya-deha). Tous les siddhas partagent la vue que le corps est un instrument du progrès. Ils mettent donc l'accent sur la pratique du yoga (prāṇāyāma, yoga sexuel) et certains (rasasiddha) pratiquent également l'alchimie (S. rasāyana T. bcud len) pour accéder au corps immortel.
On ne peut que constater une différence entre les siddhas, qui généralement ont une approche proactive, magique, motivés par un certain désir de contrôle et des mystiques, issus du milieu des siddhas et classés parmi les siddhas, mais qui ont une approche plus passive, non-dualiste, qu'on pourrait résumer en la pensée "A quoi bon réaliser un corps immortel, si l'univers entier est notre corps et de nature divine?"
Cette pensée centrale peut être déclinée et adaptée aux spécificités des sectes et écoles où elle est accueillie. Ces adaptations sont minimes et les caractéristiques spécifiques servent tout juste à identifier l’école ou la secte qui a intégré cette pensée. Elles ne gênent pas l’idée générale qui est très clairement mystique et non ésotérique, même si des moyens ésotériques peuvent être mise en œuvre pour tenter de stimuler ou accélérer le « travail mystique ».
Le texte le plus emblématique de cette branche particulière de la mouvance siddha dans le bouddhisme c’est le recueil d’aphorismes (dohākośa) de Saraha, dont Maitripā s’est fait le premier interprète. Comme tous les textes issus des siddhas mystiques, il est très critique de tout ce qui est avancé comme méthode, quel que soit la religion ou l’école à laquelle elle appartient. Les siddhas mystiques sont très méfiants pas tant des méthodes elles-mêmes, mais de la foi et de l’espoir que les adeptes puissent investir en elles. Le moindre intérêt, intéressement, idée ou croyance nous séparent de ce que nous recherchons.
Que nous lisons le « bouddhiste » Saraha, le « Jaïna » Yogindu (alias Joindu, Yogindra, Rāmasiṃha) ou des textes commes l’Avadhūta Gītā, le message très universaliste sera quasiment le même à part quelques éléments permettant d’identifier l’appartenance.
Chez Yogindu :
« Le soi n’est point brahmane, n’est pas du tiers état, n’est pas de la noblesse, ni de la dernière classe ; il n’est point homme, eunuque, femme : celui qui connaît le pense comme un tout achevé.
Le soi n’est point bouddhiste, ni digambara, le soi n’est pas śvetāmbara ; le soi n’est aucunement porteur d’insigne : étant un être connaissant, il connaît, lui, le yogi qui voit.
Le soi n’est point maître, n’est point élève, n’est ni patron, ni serviteur, n’est point brave ni lâche, n’est ni de haute ni de basse condition.
Le soi n’est pas un être humain ou divin, le soi n’est pas un être animal, en aucune façon le soi n’est un être infernal : étant un être connaissant, il connaît, lui, le yogi.
Le soi n’est pas savant ou ignare, n’est ni puissant ni misérable, n’est point adolescent, vieillard, bambin, ni qui que ce soit d’autre dont le trait distinctif serait dû au karman.
Mérite, démérite, temps, espace, support du mouvement et de l’arrêt du mouvement, masse d’être, le soi n’est aucun de ces principes : de nature, il est, exclusivement conscience. »
Une autre citation extraite de l’Offrande de distiques (Dohāpāhuda de Rāmasiṃha/Yogīndu, traduction de Colette Caillat, Journal asiatique tome CCLXIV, année 1976) :
« 141. On s’est incliné devant ta (statue), noble Jina, tant qu’on n’a pas considéré que tu es dans le corps,
Si l’on a considéré que tu es dans le corps, alors, qui s’incline, devant qui ? »
Ce Jina est :
« 200. Il est le Soi-suprême, le suprême séjour, il est Hari, Hara, Brahmā, Buddha ; il est la suprême lumière – les penseurs le proclament -, le Jina, le dieu, l’Immaculé. » [Yogindu, p. 186)
Chez Rāmasiṃha, ce Jina, est le Soi, le Soi suprême (paramātman), aussi appelé Śiva, ou deva :
« 175. Devant, derrière, dans les dix directions, où (que) je contemple, c’est Lui (que j’)y (contemple) ;
Dès lors, mes errements ont disparu, il n’est plus nécessaire de poser la moindre question. »[1]
Le même vers se trouve dans les distiques de Saraha « Devant, derrière, dans les dix directions »[2]. Qu’est-ce qu’on y trouve ? Le commentaire de Maitripā y explique le sceau universel (Mahāmudrā). Comme les aphorismes sont très similaires, que les idées et les images sont quasiment les mêmes, il est assez aisé de faire des recoupements. Saraha aussi dit qu’il n’est plus besoin de poser la moindre question, « Laisse le principe ultime (tattva
) s’interroger lui-même »[3].
L’Avadhūta-Gītā suit la même approche apophatique ou négative :
33. Il n’a rien de Śiva, ni de Śakti, ni de Manu,
Il n’a ni corps, ni forme, ni marques,
il n’est pour lui d’action, commencée, poursuivie, achevée,
tel est l’Esprit suprême, immémorial, où l’on pénètre.[4]
Tout cela a l’air délicieusement subversif, mais le but reste le détachement et l’activité désintéressée. Une petite dernière pour la route de Rāmasimha/Yogīndu, dont les deux petits textes traduits par Colette Caillat et Nalini Balbir sont particulièrement puissants et incitant au non-agir...
138. Pour prix de mérites naît la haute fortune, de la fortune, l’orgueil, de l’orgueil, l’égarement spirituel,
et de l’égarement spirituel, l’enfer : or donc, qu’il ne nous naisse pas de mérites ! »[5]
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[1] L’offrande des distiques, p.90
[2] DKG n° 27
[3] DKG n° 100
[4] Avadhūta-Gītā, ma nature est béatitude je suis libre, Alain Porte 46 On ne trouve pas ce verset dans la traduction anglaise de Hari Prasad Shastri où le chapitre II se termine avec le verset 29
[5] L’offrande des distiques, p.85