dimanche 18 avril 2010

Cours : Milarepa se rencontre lui-même 1


Dans la première histoire (PDF bilingue) des "Chants de Milarepa" composé par le yogi fou (gTsang smyon) de Tsang (1452-1507), on trouve le yogi tibétain Milarepa (1040-1123) en pleine pratique de Mahāmudrā. Il a quitté son maître Marpa (1012-1097) depuis un certain temps. On devine qu'il a terminé les pratiques du tantra d'Hevajra, puisqu'il exprime sa nostalgie de l'époque où Marpa enseigna ce tantra et donna les consécrations et les instructions (les six yoga de Nāropa) qui s'y rapportent.

Marpa lui avait aussi révélé (ngo sprod) la nature de la conscience et de la réalité qui en est le reflet. Ces instructions font partie du système de la Mahāmudrā, tel qu'il était enseigné par Advayavajra aussi connu sous le nom Maitrīpa. Le maître guide le disciple pour que celui-ci se connecte avec son état naturel, qui lui servira de guide authentique (nātha). Cette connexion est une méditation continue et naturelle, qui se poursuit sans intervention consciente. Toute expérience y est intégrée et vécue comme un reflet de la conscience pure (cittatva), qui n'est autre que l'union des apparences et de vacuité.

Au moment où commence l'histoire, Milarepa émerge de la pratique de la Mahāmudrā, a faim et veut se préparer à manger. Un vent soudain qui lui arrache ou le bois qu'il vient de ramasser ou l'habit qu'il porte lui apprennent qu'il a toujours de l'amour-propre qui lui bloque l'accès à l'expérience totale de la Mahāmudrā. Épuisé par son ascèse et désespéré par l'absence du fruit escompté, il oublie son guide intérieur et se souvient de son guide Marpa. Ce souvenir ravive son imagination et il se met à rêvasser. Le guide intérieur oublié, Milarepa imagine le lieu où habite son guide extérieur Marpa, sa femme Dagmema, ses compagnons, les tantra que Marpa lui enseignait et il exprime son chagrin et sa nostalgie.

Le guide intérieur[1] le rappelle alors à l'ordre sous la forme d'une vision (nyams). Il lui demande pourquoi il poursuit "des représentations imaginées d'objets extérieurs", des reflets, ce qui lui empêche d'avoir directement accès à leur source. Il lui rappelle que le véritable guide n'est jamais séparé de lui. Pourquoi vouloir le chercher dans des souvenirs passés et la remémoration de ceux-ci ? Pourquoi même vouloir aller à l'endroit où habite Marpa, puisque le véritable guide est intérieur ?

Réconforté par cette pensée, Milarepa retourne vers sa grotte pour découvrir que celle-ci est maintenant occupée par des gobelins "atsara"[2], qui miment des activités religieuses extérieures. Ils enseignent et suivent des enseignements, préparent la farine pour les tormas, feuillètent les textes de Milarepa. Très exactement, les activités que Milarepa avait envie de retrouver en retrouvant Marpa. Ils se moquent de lui. Milarepa refuse cette image caricaturale de lui-même et veut la chasser en chassant les gobelins.

Atsaras mimant puja
N'arrivant pas à s'en débarrasser en se montrant un bon pratiquant sage, il se fait plus menaçant et utilise les moyens tantriques les plus violents pour les chasser. Les "atsara" (caricatures de pratiquants) lui reflètent sa propre agressivité et se montrent plus agressifs également. Comment sortir d'une pensée obsessionnelle ? En cessant de vouloir s'en débarrasser et en l'acceptant. La Mahāmudrā n'enseigne-t-elle pas que les reflets n'étant pas dissociés de la conscience, il n'y a aucune raison de vouloir les accueillir ou refuser ?

Milarepa invite donc les gobelins à rester aussi longtemps qu'ils veulent et à s'entretenir avec lui. Aussitôt ils disparaissent. Milarepa conclut que les gobelins étaient ses propres démons, les produits de Vināyaka, Gaṇeśa, le "seigneur des obstacles", le "chef de la troupe", autrement dit de l'appropriation d'un soi, et de la dualité entre sujet et objet qui s'ensuit. Dans la religion hindoue, il "représente l’union symbolique de l’être immense (l’éléphant) et de l’être individuel (l’homme), du microcosme et du macrocosme. Ganesh est le « maître des obstacles », seule sa bienveillance permet de surmonter les difficultés de l’existence humaine."[3]

La première image est une photo d'un groupe de clowns atsara pendant un spectacle de danse au Bhoutan.

Sur la deuxième image on voit Gaṇeśa sous les pieds de Mahākāla, représentant la soumission du seigneur des obstacles (S. vighneśvara), le "chef de la troupe" (S. gaṇapati T. tshogs bdag) qui dirige les gaṇa, les serviteurs de Śiva.


[1] L'éventail de rubans de soie de cinq couleurs.

[2] Atsara déformation du sanscrite "ācārya". Des maîtres, des précepteurs spirituels, des professeurs de religion. Dans les spectacles de danse, les atsara sont les clowns qui caricaturent les pratiques religieuses. Milarepa étant toujours attaché aux formes extérieures du guide et de la pratique de la religion, c'est ce que les gobelins lui reflètent dans un miroir caricaturant.

[3] Alain Danielou, Dionysos et Shiva
Jv17042010

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