jeudi 15 juillet 2010

La petite sirène ou le "locus classicus" du subitisme

L'histoire de la fille du roi de nāga Sāgara, que l'on trouve dans le Sûtra du lotus de la bonne Loi (S. Saddharma Puṇḍarīka Sūtra T. 'phags pa dam pa’i chos pad ma dkar po), pourrait être un locus classicus de l'idée de l'éveil subite. De toute façon, elle a nourri les débats à l'époque de Chen-Houei. Comment se fait-il qu'une jeune fille de huit ans est capable de faire ce que le Bouddha avait mis des kalpas à accomplir ? Cette histoire est-elle un expédient (S. upāya) ou un fait réel ? Si cet accès instantané à la bodhi est possible en produisant la pensée de l'éveil (S. bodhicittotpāda), que cela implique-t-il pour les pratiques du chemin graduel ?[1]

Accessoirement, l'histoire nous apprend comment une naissance masculine est nécessaire à l'obtention du plein éveil, mais que cette condition est simplement passée outre par quelqu'un qui a accès à la bodhi. L'état d'éveil complet est à la portée des femmes, des jeunes filles, et même des jeunes filles non-humaines, et instantanément grâce à la production de la pensée de l'éveil (S. cittotpāda T. sems bskyed). Il s'agit dans ce cas évidemment de la pensée de l'éveil absolue telle que définie dans le le soutra du Dévoilement du sens profond (S. sandhinirmocanasūtra T. dgongs pa nges par 'grol pa'i mdo) :
"L'esprit d'Eveil absolu transcende le monde ; il est libre de toute élaboration conceptuelle et parfaitement lumineux ; ayant pour objet la vérité absolue, il est immaculé, immuable, extrêmement clair, telle la flamme continue d'une lampe dans un lieu sans vent."[2]
Chen-Houei :
"S'il en est qui, accroupis, figent leur esprit pour entrer en concentration, fixent leur esprit pour regarder la pureté, mettent leur esprit en mouvement pour qu'il illumine à l'extérieur, ramassent leur esprit pour avoir l'expérience intérieure, toutes ces pratiques font chez eux obstacle à la bodhi. Or, tant que l'on ne possède pas l'union avec la bodhi, d'où pourrait-on obtenir la délivrance ? Ce n'est certes pas en restant accroupi !"[3]
Ci-dessous l'histoire de la petite nāgī, traduit par Eugène Burnouf


[CHAPITRE XI. APPARITION D'UN STÛPA.]

Mañdjuçrî répondit : J'ai exposé au milieu de l'océan, le Sûtra du Lotus de la bonne loi, et non aucun autre Sûtra. Pradjñâkûta reprit : Ce Sûtra est profond, subtil, difficile à saisir; aucun autre Sûtra ne lui ressemble. Est-il quelque créature qui soit capable de pénétrer ce Sûtra, et d'obtenir [par là] l'état suprême de Buddha parfaitement accompli ? Mañdjuçrî répondit : Il y a, ô fils de famille, la fille de Sâgara, roi des Nâgas, âgée de huit ans, qui a une grande sagesse, des sens pénétrants, qui est douée d'une activité de corps, de parole et d'esprit que dirige toujours la science; elle a obtenu la possession des formules magiques, parce qu'elle a saisi et les lettres et le sens des discours des Tathâgatas. Elle embrasse en un instant les mille méditations qui font reconnaître l'égalité de toutes les lois et de tous les êtres. Ayant conçu la pensée de l'état de Buddha, elle est incapable de retourner en arrière; ses prières sont immenses; elle éprouve pour toutes les créatures autant d'attachement que pour elle-même; elle est capable de donner naissance à toutes les vertus, et elle n'en est jamais abandonnée. Le sourire sur les lèvres, et douée de la perfection d'une beauté souverainement aimable, elle n'a que des pensées de charité, et ne prononce que des paroles de compassion. Elle est capable d'arriver à l'état de Buddha parfaitement accompli. Le Bôdhisattva Pradjñâkûta reprit : J'ai vu le bienheureux Tathâgata Çâkyamuni s'efforçant d'arriver à l'état de Buddha; devenu Bôdhisattva, il fit un nombre immense de bonnes œuvres; et pendant plusieurs milliers de Kalpas, il ne laissa jamais se relâcher sa vigueur. Dans l'univers formé d'un grand millier de trois mille mondes, il n'est pas un coin de terre, ne fût-il pas plus étendu qu'un grain de moutarde, où il n'ait déposé son corps pour le bien des créatures. C'est après cela qu'il est parvenu à l'état de Buddha. Qui donc pourrait croire que cette jeune fille ait été capable d'arriver en un instant à l'état suprême de Buddha parfaitement accompli ? En ce moment la fille de Sâgara, roi des Nâgas, apparut debout devant lui. Après avoir salué, en les touchant de la tête, les pieds de Bhagavat, elle se tint debout à l'écart, et prononça les stances suivantes :

49. Pur d'une profonde pureté, il brille de toutes parts dans l'espace ce corps subtil, orné des trente-deux signes de beauté, 50. Paré des marques secondaires, honoré par toutes les créatures, d'un abord facile pour les êtres, comme s'il était leur concitoyen. 51. J'ai acquis, comme je le désirais, l'état de Bôdhi; le Tathâgata m'en est ici témoin, j'exposerai avec tous ses développements la loi qui délivre du malheur.

En ce moment le respectable Çâriputtra s'adressa ainsi à la fille de Sâgara, roi des Nâgas : Tu n'as fait que concevoir, ô ma sœur, la pensée de l'état de Buddha, et tu es incapable de retourner en arrière; tu as une science sans bornes : mais l'état de Buddha parfaitement accompli est difficile à atteindre. Ma sœur est une femme, et sa vigueur ne se relâche pas; elle fait de bonnes œuvres depuis des centaines, depuis des milliers de Kalpas; elle est accomplie dans les cinq perfections; et cependant, même aujourd'hui, elle n'obtient pas l'état de Buddha. Pourquoi cela ? C'est qu'une femme ne peut obtenir, même aujourd'hui, les cinq places. Et quelles sont ces cinq places ? La première est celle de Brahmâ; la seconde, celle de Çakra; la troisième, celle de Mahârâdja; la quatrième, celle de Tchakravartin; la cinquième, celle d'un Bôdhisattva incapable de retourner en arrière.

En ce moment la fille de Sâgara, roi des Nâgas, avait un joyau dont le prix valait l'univers tout entier, formé d'un grand millier de trois mille mondes. La fille de Sâgara, roi des Nâgas, donna ce joyau à Bhagavat, et Bhagavat, par compassion pour elle, l'accepta. Alors la fille de Sâgara, roi des Nâgas, s'adressa ainsi au Bôdhisattva Pradjñâkûta et au Sthavira Çâriputtra : Le joyau que j'ai donné à Bhagavat, Bhagavat, par compassion pour moi, l'a bien vite accepté. Le Sthavira répondit : Donné vite par toi, il a été vite accepté par Bhagavat. La fille de Sâgara, roi des Nâgas, reprit : Si j'étais, ô respectable Çâriputtra, douée de la grande puissance surnaturelle, je parviendrais plus vite encore à l'état de Buddha parfaitement accompli, et personne ne prendrait ce joyau. Aussitôt la fille de Sâgara, roi des Nâgas, à la vue de tous les mondes, à la vue du Sthavira Çâriputtra, supprimant en elle les signes qui indiquaient son sexe, se montra revêtue des organes qui appartiennent à l'homme, et transformée en un Bôdhisattva, lequel se dirigea vers le midi. Dans cette partie de l'espace se trouvait l'univers nommé Vimala; là, assis près du tronc d'un arbre Bôdhi, fait des sept substances précieuses, ce Bôdhisattva se montra parvenu à l'état de Buddha parfaitement accompli, portant les trente-deux signes caractéristiques d'un grand homme, ayant le corps orné de toutes les marques secondaires, illuminant de l'éclat qui l'environnait les dix points de l'espace, et faisant l'enseignement de la loi. Les êtres qui se trouvaient dans l'univers Saha, virent tous ce Bienheureux qui était l'objet des respects de tous les Dêvas, des Nâgas, des Yakchas, des Gandharvas, des Asuras, des Garudas, des Kinnaras, des Mahôragas, des hommes et des êtres n'appartenant pas à l'espèce humaine, et qui était occupé à enseigner la loi. Et les êtres qui entendirent l'enseignement de la loi, fait par ce Tathâgata, devinrent tous incapables de se détourner de l'état suprême de Buddha parfaitement accompli; et cet univers Vimala, ainsi que l'univers Saha, trembla de six manières différentes. Trois mille êtres d'entre ceux qui formaient l'assemblée du Bienheureux Çâkyamuni, acquirent la patience surnaturelle de la loi, et trois mille êtres vivants eurent le bonheur de s'entendre prédire qu'ils parviendraient à l'état suprême de Buddha parfaitement accompli. Alors le Bôdhisattva Pradjñâkûta et le Sthavira Çâriputtra gardèrent le silence.

MàJ 19102016  The Sūtra on Transforming the Female Form

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[1] Voir Entretiens du maître de dhyâna Chen-Houei de Jacques Gernet, p. 40-41
[2] Le Précieux ornement de la libération, Padmakara, p. 148
[3] Entretiens du maître de dhyâna Chen-Houei, Jacques Gernet, p. 57

1 commentaire:

  1. Bonsoir,

    Pourquoi ne faites- vous pas figurer le karma-mudra ? Car comme disait Naropa : pas de karma-mudra, pas de maha-mudra ?

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