samedi 19 avril 2014

De la traçabilité chez les dieux


Yakṣi, sous un ashoka dynastie Shunga
Je reviens vers le culte de la Déesse, que j’appelle « la Femme », pour avoir un champ aussi vaste que possible. J’ai déjà parlé du culte des nymphes (yakṣi), de l’association entre la Femme et l’Arbre, entre la Femme et l’Eau. Ici, je veux parler de quelques éléments iconographiques persistants. Je commence par la représentation d’une yakṣi sous un arbre aśoka (saraca indica, 2ème/1er siècle av. J.C) de la dynastie Shunga[1] à Magadha. Elle semble faire corps avec l’arbre, ses pieds plantés fermement sur le sol, les mains sur les hanches. On observe un couvre-chef singulier sur la tête, qui fait penser à celui de déesses sumériennes.

L’arbre sal, sâla ou śāla (Shorea robusta) est souvent confondu avec l’arbre aśoka (saraca indica) dans la littérature ancienne de l’Inde.[2] C’est d’ailleurs d’après cet arbre (sal) que sont nommées les nymphes sylvestres (śālabhañjikā), souvent représentées dans la posture caractéristique de la mère du Bouddha.


Ambika, Ellora

Ambika, Maljagaon

Une autre représentation de « la Femme », ici Ambikā, la « Mère » (caves Jain d’Ellora), assise sur un lion sous un arbre (manguier ?), en posture lalitāsana, (« de bodhisattva »). Habituellement, elle porte dans la main une branche d’arbre (manguier ?).

Matanga, Ellora 

Cette représentation peut-être accompagnée (Ellora, Maljagaon,…) de celle du yakṣa Matanga assis sur un éléphant. L’éléphant sert aussi de monture à Kubera,[3] à Indra et à Samantabhadra.

Il se trouve sous un arbre sal/aśoka à Maljagaon (Maharashtra). Chez les jains, ce yakṣa est un « dieu » de la prospérité, au même titre que Kubera (Vaiśravaṇa, Jambhala) également un yakṣa. Le grand « fondateur » du jainisme Mahāvīra (599-527 av. J.C.) ne fut que le dernier d’une succession de 24 maîtres (tīrthaṅkara). A chaque tīrthaṅkara est associé un arbre, un yakṣa et une yakṣi, qui sont les protecteurs des tīrthaṅkara. Les yakṣa/yakṣi sont des vyantara, des « êtres intermédiaires », divisés en huit classes : piśācās, bhūtās, yakṣās, rākṣasās, kinnarās, kimpuruṣās, mahoragās et gandharvās. Ils peuvent être comparés avec les génies et les nymphes. Ils étaient associés aux villages, les étangs, les bosquets et à l’élément fluide et l’opulence (rasa), leurs dons aux humains étant la pluie, la rosée, le sang, la semence et le vin (sura).[4]

Quand Kubera (Vaiśravaṇa, Jambhala) apparaît comme le dieu de l’opulence, le seigneur des êtres intermédiaires, il s’agit sans doute d’une opération de subjugation, de l'apprivoisement de cultes mineurs. Traditionnellement, Kubera, le Seigneur du plaisir (kameśvara)[5], est l’époux de la yakṣi Bhadrā (« prospère »), aussi appelée Kauberi (« femme de Kubera »), la fille du démon Mura. En plus de sa femme, Kubera semble aussi avoir pour parèdre/ « maîtresse » la Femme Lakṣmi. Il est vénéré avec elle pendant la «Fête de la lumière» (Dīpāvali), au premier jour de la fête (dhanteras),[6] qui se tient avec la nouvelle lune d’automne (kārtika, entre mi-octobre et mi-novembre) pour célébrer la victoire sur l’obscurité et le retour de la lumière.

Le paradis de Kubera est Alaka(puri). Alaka signifie « boucle, mêche ». En tibétain, son paradis s’appelle « lcang lo can », qui signifie « tresse, natte ». Mais ce nom est plus connu pour indiquer le paradis de Vajrapāṇi, également un yakṣa. Il semblerait que le culte des yakṣa soit un culte ancien, qui a été intégré par la suite par les grandes religions (jainisme, bouddhisme, shivaïsme...), sous la forme du tantrisme.

Il y aura beaucoup à dire et on peut développer davantage le lien entre les yakṣa et les divinités tantriques, mais pour l’instant j’ai envie de passer à la divinité bouddhiste Tārā. Elle est sans doute mentionnée et décrite pour la première fois dans le Mañjuśrī-mūla-kalpa assise en dessous d’Āryāvalokiteśvara sur une montagne de lapis lazuli/béryl. Son corps y est de couleur dorée, sa main gauche tient un utpala bleu et sa main droite fait le geste d’exaucement de voeux (varada). Son corps est quelque peu incliné et entouré de flammes. La montagne de lapis lazuli, sur laquelle est se trouve est parsemée d’arbres takamaka (S. punnāga, L. Calophyllum inophyllum) en fleurs, qui abritent Tārā. Leurs branches sont couvertes de jeunes pousses et germes qui ont l’air de se tourner vers Tārā. Elle protège contre les dangers (maîtresse des animaux) et exauce les vœux.

Un des 21 aspects de Tara (dbang mchog ster ba'i sgrol ma) (copyright: Bokar Ngedhon Choekhor Ling)

Une louange de Tārā composée par Candragomin précise que sa pratique est surtout faite sur le littoral et sur les rives des grands fleuves.[7] Elle est celle qui aide à traverser et protège les marins. Elle réside à l’est (où se trouve également le paradis Alaka), dans son propre champs (kṣetra), où le grand roi des yakṣa, Jambhala, lui succède. La louange se termine en disant qu’un grand roi yakṣa fait également sa pratique et que dans les régions de Harikela, Karmaraṅga, Kāmarūpa et Kalaśa de nombreux messagères et yakṣa font des miracles.[8] La fameuse louange aux 21 aspects de Tārā comporte la louange à l’aspect particulier de Tārā qui écrase les quatre Māra et qui exauce tous les vœux.
« Hommage à vous, Tārā, la grande terrifiante
Qui par Ture (« la prompte », turā) détruisez complètement les puissants démons.
Votre visage de lotus grimaçant de courroux,
Vous anéantissez tous les ennemis sans exception. »
La louange aux 21 aspects que l'on trouve dans le Tantra de Tārā est attribué au parfait Bouddha Vairocana, dont elle est dite issue quelquefois (p.e. Ārya-tārā-stotra attribué à Mātṛceṭa). Cet aspect est assises en posture de danse (ardhaparyaṅka) sur une monture de makara. Son corps est de couleur dorée, son visage « grimace de courroux » (bhṛkuṭī-kṛta), et elle a quatre bras, la première main droite tenant la branche d’un arbre aśoka, la deuxième droite tient un joyau tout en faisant le geste d’exaucer les vœux, la première main gauche tient un lotus et la deuxième un jarre, pour accorder les perfections (siddhi). Elle fait penser à Gangama.

Gangama
Le procédé de « subjugation » que l’on trouve en Inde, au Tibet et ailleurs, consiste à rassembler tous les dieux, génies, nymphes « de village » ou païens en une seule divinité (celle qui subjugue) et dont ceux-ci seront désormais des aspects. Il en va de même pour tous les cultes associés, qui seront intégrés dans le culte officiel de la nouvelle divinité subjugatrice sous forme d’éléments liturgiques atténués. Tārā reprend ainsi les deux aspects de la Femme/déesse-mère protectrice et nourricière.

Illustration "In praise of Tara" (Andy Weber) p. 177
Un des aspects de Tārā protège contre les lions. L’anecdote associée décrit un aspect habillé de feuilles, à la façon de Parṇa[9]-śabarī, montrant les origines śabara de cet aspect. Dans son Rosaire doré qui raconte l’origine du tantra de Tārā, Tārānātha commence par raconter l’origine générale des sūtra du mahāyāna et des tantras. C’est quelque temps après le troisième concile[10], raconte-t-il, que la plupart des sūtra qui avaient été « gardés » dans les mondes des deva, nāga, yakṣa, gandharva et rākṣasa, commncèrent à être « progressivement introduits » dans le monde (Jambudvīpa). En même temps, apparurent des « textes spontanément apparus ». Ceux qui les pratiquèrent, réalisèrent que les dharmas étaient inengendrés et eurent des visions de Mañjuśrī, Avalokita, Maitreya et d’autres. A la même époque furent répandus les tantra kriyā, caryā et yoga ainsi que les tantra anuttara. Ceux qui les pratiquèrent eurent la vision de Vajrasattva et du Maître ésotérique (Guhyapati = Vajrapāṇi). Le tantra de Tārā en fit partie.

Le Maître ésotérique, Vajrapāṇi, yakṣa et chef des yakṣa, qui subjuguera même Śiva en personne, est en charge de recenser, garder et diffuser les tantras. Les tantras, attribués au Bouddha historique dans les mondes des êtres intermédiaires et préservés dans ceux-ci, jusqu’au moment de leur diffusion à Jambudvīpa, relaté par Tārānātha ci-dessus. Il n’est donc pas étonnant que les tantras portent la griffe des yakṣa et de leur culte. Ce récit de l’origine des tantras bouddhistes désigne donc bien la source véritable des tantras, mais en y ajoutant un écran de fumée. Il est un peu ironique que les méthodes préconisées par Vajradhara dans le Saṃdhivyākaraṇatantra soient à la fois pré-bouddhistes et post-bouddhistes. Ce sont les mêmes méthodes pratiquées avant l’introduction du bouddhisme, qui, évidemment adaptées et améliorées, sont proposées aux générations futures dégénérées, afin de les libérer de leurs inclinations matérialistes et hédonistes.

Les éléments iconographiques des dieux et génies peuvent constituer un excellent guide pour aider à rétablir leur évolution et leurs influences, une véritable traçabilité des dieux… La Femme, l’Arbre, la Maîtresse des animaux, l’Eau et les fluides, et du temps des sacrifices l’Homme-Taureau

Tara assise sous un arbre, détail de Tara protégeant contre les éléphants (Andy Weber, In praise of Tara)
Sceau minoen représentant Déméter

Sceau sumérien (3000 av. JC) de la maîtresse des animaux


***

[1] Après la chute des Maurya.

[2] Eckard Schleberger, Die indische Götterwelt. Gestalt, Ausdruck und Sinnbild Eugen Diederich Verlag. Cologne.

[3] Kubera also rides the elephant called Sarvabhauma as a loka-pala. « sarvabhūmi [bhūmi] f. la Terre entière — a. m. n. f. qui possède la Terre entière ». Source : Hopkins, Edward Washburn (1915). Epic mythology.

[4] Source

[5] Parmi d’autres nombreux titres, qui rappellent ceux de Vajrapāṇi. « Kubera also enjoys the titles "king of the whole world", "king of kings" (Rajaraja), "Lord of wealth" (Dhanadhipati) and "giver of wealth" (Dhanada). His titles are sometimes related to his subjects: "king of Yakshas" (Yaksharajan), "Lord of Rakshasas" (Rakshasadhipati), "Lord of Guhyakas" (Guhyakadhipa), "king of Kinnaras"(Kinnararaja), "king of animals resembling men" (Mayuraja), and "king of men" (Nararaja). Kubera is also called Guhyadhipa ("Lord of the hidden"). The Atharvaveda calls him the "god of hiding" » Source

[6] Fairs and Festivals of India. Pustak Mahal. September 2006. p. 32. ISBN 81-223-0951-8.

[7] In praise of Tārā, Martin Wilson, p. 42. Citant Mallar Ghosh, Development of Buddhist Iconography in Eatsren India

[8] In praise of Tārā, Martin Wilson, p. 43

[9] Butea frondosa, arbre sacré (légumineuse) aux larges feuilles trifoliées dont on fait des assiettes jetables, et aux grandes grappes de fleurs rose saumon et orange

[10] Env. 250 av. J.C. à Pataliputra.

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