dimanche 24 août 2014

Boudhisme et langage 2


Soûtra de l'Entrée à Lankâ, chapitre 2.54, traduction de Patrick Carré

À présent, Mahâmati, je vais t’enseigner les différentes espèces de natures imaginaires (T. kun brtags pa'i rang bzhin) pour que toi et les autres bodhisattvas grands êtres, les ayant bien comprises, vous réalisiez la sphère de la sublime sagesse qui transcende toutes les représentations erronées (T. rnam par rtog pa dang brtags pa) et reconnaissiez les théories des non-bouddhistes : ainsi totalement détachés des idées (rnam par rtog pa) de sujet et d’objet (T. gzung ba dang 'dzin pa), vous ne vous attacherez plus aux réalités purement imaginaires que l’on surajoute à la variété des réalités dépendantes[1].

Quelles sont donc, Mahâmati, les différentes espèces de natures imaginaires? Ce sont les idées fictives de 1. dire, 2. de dit, 3. de caractéristiques, 4. de richesses, 5. d’essence, 6. De cause, 7. de vue, 8. de logique, 9. de naissance, 10. de sans- naissance, 11. d’appartenance, et 12. d’enchaînement et de libération. Voilà, Mahâmati, les différentes «apparences» qui composent l’essence de la nature imaginaire.

[1] L’idée de «dire» désigne la croyance et l’attachement à la réalité des paroles agréables à entendre.

[2] L’idée de «dit» consiste à croire que ce qui est dit est une mise en mots de la sphère de la réalisation de la sublime sagesse.

[3] L’idée de «caractéristiques» n’est autre que la croyance à la réalité des qualités de ce qui est énoncé, l’eau du mirage, par exemple, alors qu’il ne s’agit que de fictions descriptives comme le solide, le fluide, le chaud et le mouvant.

[4] L’idée de «richesses» désigne les paroles que l’on prononce par attachement à la [pseudo-]réalité de l’or, de l’argent et de toutes les matières dites «précieuses».

[5] L’idée d’« essence » est la vision fausse d’une nature immua­ble en chaque chose la déterminant comme étant ceci et ne pouvant donc jamais être cela.

[6] L’idée de «cause» consiste à imaginer que les choses existent ou n’existent pas pour telle ou telle raison, bref, que telle apparence de cause a le pouvoir d’engendrer quoi que ce soit [de réel].

[7] L’idée de «vue» concerne les opinions des non-bouddhistes, lesquels s’attachent à l’être des choses, ou à leur non-être, ou encore au fait qu’elles sont identiques, différentes, identiques et différentes, ou bien ni identiques ni différentes.

[8] L’idée de «logique» désigne le discours tendant à prouver l’existence du soi et du sien.

[9] L’idée de «naissance» consiste à croire que les choses doivent leur existence ou leur inexistence à la production interdépendante.

[10] L’idée de «sans-naissance» consiste à croire que les choses ne naissent fondamentalement pas parce qu’il leur faudrait exister avant leurs causes pour que ces causes soient précisé­ment leurs causes1.

[11] L’idée d’« appartenance » stipule que certaines choses sont reliées entre elles comme l’aiguille et le fil.

[12] L’idée d’«enchaînement et de délivrance» voudrait faire croire qu’à une cause enchaînante répond un effet enchaîné, et qu’un homme lié par une corde peut en être délié.

Telles sont, Mahâmati, les différentes idées qui se rapportent à la nature purement imaginaire et auxquelles tous les sots du commun s’attachent pour décider de ce qui est et de ce qui n’est pas. C’est ainsi, Mahâmati, qu’ils s’attachent à toute une variété d’essences imaginaires surajoutées à la production interdépendante, comme si, en lieu et place d’illusions magiques, ils percevaient des objets réels : il faut être sot pour estimer alors que ce ne sont pas des visions de magie. Or, Mahâmati, l’illusion est à la fois différente et non différente de la variété des objets : si elle en était différente, elle n’en serait pas la cause; si elle n’en était pas différente, rien ne la distinguerait du multiple [aux yeux de tous]. Or on observe qu’il n’en est rien : d’où cette différence sans différence. Mahâmati, les bodhisattvas grands êtres et toi, vous ne devriez [donc] pas vous attacher à la réalité ou à l’irréalité des illusions.

Le Vénéré des mondes reprit en vers :

L’esprit dépend des objets
Et les consciences évoluent avec les pensées.
Dans l’espace le plus sublime de l’Inapparent
Naît la sagesse de la connaissance de l'égalité.

Pour la nature imaginaire, [les choses] existent ;
Pour la nature dépendante, elles n’existent pas.
La méprise saisit des réalités imaginaires ;
La nature dépendante ignore les idées fictives.

Le multiple se divise et se subdivise
Comme dans une illusion où rien n’est réel :
De même, dans leur variété, les apparences,
N’étant que des idées creuses, n’existent pas réellement.

Ces apparences sont des résistances
Produites par l’esprit auquel elles sont enchaînées.
Ne le réalisant pas, les victimes de l’imaginaire
Fantasment alors sur l’interdépendant.

Toutes ces réalités purement imaginaires
Naissent elles aussi en interdépendance,
Et la variété qu’on trouve dans l’imaginaire
Vient des idées surajoutées à l’interdépendant.

Les vérités conventionnelle et absolue ôtent
Toute raison d’être à une troisième vérité.
La nature imaginaire étant la vérité relative,
Son abolition ouvre à la sphère des êtres sublimes.

De même qu’aux adeptes de la contemplation
L’unité apparaît dans le mutiple
Sans que le multiple existe réellement,
De même est la nature purement imaginaire.

Si l’homme atteint d’une maladie des yeux
A l’impression de voir mille phosphènes
Immatériels et pourtant visibles,
Le sage y reconnaîtra la nature dépendante.

Comme l’or débarrassé de ses impuretés,
L’eau où la boue a déposé
Ou le ciel sans nuages,
Pures sont les vaines imaginations.

Rien n’existe selon la nature imaginaire ;
Tout existe selon la nature dépendante :
Voilà une négation et une affirmation
Nées des fictions qui détruisent [la vue juste].

Si les réalités imaginaires n’existent pas
Et les réalités dépendantes existent,
Bien qu’irréelles, il y a des réalités
Qui toutes naissent d’irréalités.

Sur la base du purement imaginaire
Le dépendant parvient à exister :
De l’union de l’apparence et des noms
Naissent les réalités purement imaginaires.

Fondé sur l’imaginaire, le dépendant
N’a ultimement aucune existence.
La pureté qui alors se manifeste
Peut s’appeler «vérité absolue».

S’il y a douze réalités imaginaires
Et six réalités dépendantes,
Aucune de ces subdivisions n’a de sens
Dans l’ainsité que l’on réalise.

Les cinq catégories forment le réel,
De même que les trois natures :
Ce que voyant, le pratiquant
Ne dévie pas de l’ainsité.

Les apparences reposent sur le dépendant
Et leurs noms sur l’imaginaire :
Toutes ces réalités purement imaginaires
Jaillissent des interdépendances.

Aux yeux de la sagesse, il n’y a
Ni imaginaire ni dépendant.
S’il n’y a rien dans le réel,
D’où viennent les idées fictives?

L’absolument parfait existe
Par-delà l’être et le non-être.
Mais, par-delà l’être et le non-être,
Comment y aurait-il deux natures ?

Les deux natures qui s’expriment
Dans l’imaginaire sont deux thèses [provisoires],
Car la multiplicité des apparences fictives
Est, dans la claire lumière, le domaine des êtres sublimes.

La variété des apparences imaginaires
Est surajoutée à la nature dépendante;
Toute autre fabrication d’idées entraîne
Dans les théories non bouddhistes.

C’est à cause des vues erronées que l’erreur
Invente ses fictions erronées.
Pour celui qui est libre de ces deux types
De fictions, il n’est que le réel.

***

[1] Je ne connais pas la version chinoise de Shikshânanda, mais il me semble que dans la partie en prose de la version tibétaine, il n'y a pas de référence explicite aux trois natures. On y trouve la nature imaginaire, mais pas explicitement les deux autres natures, comme par exemple la nature dépendante. Dans la partie versifiée, les trois natures sont nommément mentionnées.

Texte tibétain en wylie (ACIP)

gzhan yang/ blo gros chen po/ kun brtags pa'i rang bzhin rab tu dbye ba'i tshul gyi mtshan nyid rab tu tha dad pa rtogs pa gang gis khyod dang/ byang chub sems dpa' sems dpa' chen po gzhan rnams rnam par rtog pa dang/ brtags pa spangs shing/ 'phags pa bdag gi so so rang gis rig pa dang/ mu stegs can gyi tshul dang/ yul shin tu mthong ba'i blo gzung ba dang/ 'dzin pa'i rnam par rtog pa spangs nas gzhan gyi dbang gi mtshan nyid sna tshogs rnam pa tha dad pa kun brtags pa'i rang bzhin lta bur so sor mi rtog par 'gyur ba'i kun brtags pa'i rang bzhin rab tu dbye ba'i tshul gyi mtshan nyid bstan to//

de la/ blo gros chen po/ kun brtags pa'i rang bzhin rab tu dbye ba'i tshul gyi mtshan nyid gang zhe na/ 'di lta ste/ brjod pa la rnam par rtog pa dang/ smra bar bya ba la rnam par rtog pa dang/ mtshan nyid la rnam par rtog pa dang/ nor la rnam par rtog pa dang/ rang bzhin la rnam par rtog pa dang/ rgyu la rnam par rtog pa dang/ lta ba la rnam par rtog pa dang/ rigs pa la rnam par rtog pa dang/ skye ba la rnam par rtog pa dang/ skye ba med pa la rnam par rtog pa dang/ 'brel pa la rnam par rtog pa dang/ bcings pa dang ma bcings pa la rnam par rtog pa yin te/ de ni/ blo gros chen po/ brjod pa yongs su brtags pa'i rang bzhin rab tu dbye ba'i tshul gyi mtshan nyid do//
[1] de la/ blo gros chen po/ brjod pa la rnam par rtog pa gang zhe na/ 'di lta ste/ dbyangs dang glu snyan pa sna tshogs la mngon par chags pa yin te/ de ni blo gros chen po/ brjod pa la rnam par rtog pa'o//
[2] de la blo gros chen po smra bar bya ba la rnam par rtog pa gang zhe na/ 'di lta ste/ gang ci'ang rung smra bar bya ba'i dngos po'i rang bzhin 'phags pa'i ye shes dang/ rtogs pas shes par bya ba gang la gnas te/ brjod pa 'jug par 'gyur ba yod do zhes rnam par rtog pa'o//
[3] de la blo gros chen po mtshan nyid la rnam par rtog pa gang zhe na/ 'di lta ste/ smra bar bya ba smig rgyu lta bu la mtshan nyid sna tshogs su mngon par chags pas mngon par zhen te/ 'di lta ste/ dngos po thams cad la tsha ba dang/ gsher ba dang/ g.yo ba dang/ sra ba'i mtshan nyid du rnam par rtog pa'o//
[4] de la nor la rnam par rtog pa gang zhe na/ 'di lta ste/ gser dang/ dngul dang/ nor rin po che rnam pa mang po'i yul brjod pa'o//
[5] de la rang bzhin la rnam par rtog pa gang zhe na/ 'di lta ste/ dngos po'i ngo bo nyid du 'dzin cing/ 'di lta ste/ 'di ni 'di bzhin gyi gzhan du ma yin no zhes log par rnam par rtog pa'i lta bas rnam par lta'o//
[6] de la rgyu la rnam par rtog pa gang zhe na/ 'di lta ste/ rgyu dang rkyen gang gis rgyu'i mtshan nyid las skye ba yod pa dang/ med par snang bar byed pa de ni rgyu la rnam par rtog pa'o//
[7] de la lta ba la rnam par rtog pa gang zhe na/ 'di lta ste/ yod pa dang/ med pa dang/ gcig pa dang/ tha dad pa dang/ gnyis ka dang/ gnyis ka ma yin par log par lta ba'i mu stegs can gyi rnam par rtog pa la mngon par chags pa'o//
[8] de la rigs la rnam par rtog pa gang zhe na/ 'di lta ste/ bdag dang bdag gi mtshan nyid rigs pas b.ratazad de ston pa'o//
[9] de la skye ba la rnam par rtog pa gang zhe na/ 'di lta ste/ rkyen rnams kyi dngos po yod pa dang/ med pa skye bar mngon par chags pa'o//
[10] de la mi skye ba la rnam par rtog pa gang zhe na/ 'di lta ste/ dngos po thams cad rgyu med pa'i lus sngon ma skyes pa yin te/ ma byung ba las rkyen gyis 'byung ba'o//
[11] de la 'brel par la rnam par rtog pa gang zhe na/ 'di lta ste/ gser gyi skud pa bzhin du gang dang gang du 'brel ba'o//
[12] de la bcings pa dang/ ma bcings pa la rnam par rtog pa gang zhe na/ 'di lta ste/ bcings pa'i rgyu dang/ bcing bar bya ba mngon par chags pa bzhin te/ ji ltar skyes bu thabs dang ldan pas thag pa la mdud pa por ba dang 'grol ba lta bu'o//
blo gros chen po/ de dag ni kun brtags pa'i rang bzhin rab tu dbye ba'i tshul gyi mtshan nyid de/ kun brtags pa'i rang bzhin rab tu dbye pa'i tshul gyi mtshan nyid de la byis pa so so'i skye bo thams cad mngon par chags te/ blo gros chen po/ gzhan gyi dbang gi mtshan nyid la yod pa dang med par mngon par chags pas yongs su brtags pa'i mtshan nyid sna tshogs la mngon par chags te/ sgyu ma'i gnas sna tshogs mthong ba bzhin no//
byes pa rnams kyi sgyu ma gzhan du mthong ba'i blos rnam par rtog ste/ blo gros chen po/ sna tshogs dang sgyu ma ni gcig pa'ang ma yin/ tha dad pa'ang ma yin no//
gal te tha dad na ni sna tshogs sgyu ma'i rgyu las byung ba ma yin par 'gyur ro//
de ste sna tshogs dang tha mi dad na ni sgyu ma dang/ sna tshogs bye brag med par 'gyur ro//
de'i bye brag mthong bas na gcig pa'ang ma yin/ tha dad pa'ang ma yin no//
des na de'i phyir blo gros chen po khyod dang/ byang chub sems dpa' sems dpar chen po gzhan dag gis sgyu ma la yod pa dang med par mi chags par bya'o/
de la 'di skad ces bya ste//
sems ni yul dang kun tu 'brel//
rtog pa la ni rnam shes 'jug//
snang ba med dang bye brag la//
shes rab yang dag rab tu 'jug/

kun brtags pa yi rang bzhin yod//
gzhan gyi dbang ni med pa ste//
nor pa dag gis brtags pa snang//
gzhan gyi dbang la mi rtog go /
yan lag dbang pos grub pa yi//
sgyu ma ji ltar mi grub pa//
de bzhin mtshan ma sna tshogs kyang//
rab tu brtags na mi 'grub bo//
mtshan ma gnas ngan len gyi dngos//
'ching ba sems las byung ba ste//
mi shes rnams kyis kun brtags pa//
gzhan gyi dbang du'ang rnam par rtog /
gang 'di brtags pa'i dngos po ni//
de nyid gzhan gyi dbang yin te//
brtags pa sna tshogs snang ba ni//
gzhan gyi dbang du de brjod do//
kun rdzob dang ni don dam ste//
rgyu las skyes pa gsum du med//
brtags pa dag ni kun rdzob bshad//
de 'chad 'phags pa'i spyod yul lo//
rnal 'byor can gyi dngos po ltar//
sna tshogs gcig tu rnam mdzes kyang//
de la sna tshogs yod pa min//
de bzhin brtags pa'i mtshan nyid do//
ji ltar rab rib can dag gis//
snang ba'i gzugs la sna tshogs brtags//
rab rib gzugs min gzugs med min//
de bzhin mkhas pas gzhan gyi dbang//
ji ltar gser rnams dag pa dang//
chu yang rnyog pa spangs pa dang//
nam mkha' dag ni sprin med ltar//
de bzhin dag pa rab tu brtags//
brtags pa la ni dngos po med//
gzhan gyi dbang ni yod pa ste//
sgro btags pa dang skur ba dang/
rnam par brtags na 'jig par 'gyur//
gal te brtags pa dngos med la//
bden par gzhan gyi dbang yod na//
dngos po med par dngos po ste//
dngos po med las dngos po 'byung//
kun brtags pa la gnas nas ni//
gzhan gyi dbang ni nye bar dmigs//
ming dang mtshan ma 'brel ba las//
kun brtags pa ni skye bar 'gyur//
brtags pa shin tu ma grub ste//
gzhan las byung ba ma yin no//
de tshe don dam rang bzhin ni//
shin tu dag pa shes par 'gyur//
kun brtags pa ni rnam bcu ste//
gzhan gyi dbang ni rnam pa drug /
so so rang rig de bzhin nyid//
rig bya'o de phyir bye brag med//
chos lnga yang dag nyid yin te//
de bzhin du yang rang bzhin gsum//
rnal 'byor can gyis de bsgoms na//
de bzhin nyid las mi 'd'o//
mtshan ma dag ni gzhan gyi dbang//
gang ming de ni brtags pa ste//
kun brtags pa dang mtshan ma ni//
gzhan gyi dbang las 'byung ba'o//
blo yis rnam par gzhigs na ni//
gzhan dbang med cing brtags pa'ang med//
grub pa'i dngos po yod med na//
blo yis ci zhig rnam par brtags//
yod med rnam par spangs pa yi//
grub pa'i dngos po yod na ni//
yod dang med las grol ba yi//
dngos po gnyis su ji ltar 'gyur//
kun brtags pa yi rang bzhin la//
rang bzhin gnyis ni rab gnas te//
brtags pa dag ni sna tshogs snang//
rnam dag 'phags pa'i spyod yul lo//
brtags pa sna tshogs snang ba ni//
gzhan gyi dbang zhes brjod pa ste//
rnam pa gzhan du brtags na ni//
mu stegs smra la gnas par 'gyur//
rtog pa brtags zhes bya ba ste//
mthong ba'i phyir na rgyu las byung//
rnam rtog gnyis las grol ba ni//
de nyid yongs su grub pa yin/

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