Le sacrifice d'Abrahama, Rembrandt |
" Après ces choses, Dieu mit Abraham à l'épreuve, et lui dit : Abraham ! Et il répondit : Me voici ! Dieu dit : Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t'en au pays de Morija, et là offre-le en holocauste sur l'une des montagnes que je te dirai."
"Lorsqu'ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait dit, Abraham y éleva un autel, et rangea le bois. Il lia son fils Isaac, et le mit sur l'autel, par-dessus le bois. Puis Abraham étendit la main, et prit le couteau, pour égorger son fils. Alors l'ange du Seigneur l'appela des cieux, et dit : Abraham ! Abraham ! Et il répondit : Me voici ! L'ange dit : N'avance pas ta main sur l'enfant, et ne lui fais rien ; car je sais maintenant que tu crains Dieu, et que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique. Abraham leva les yeux, et vit derrière lui un bélier retenu dans un buisson par les cornes ; et Abraham alla prendre le bélier, et l'offrit en holocauste à la place de son fils. Abraham donna à ce lieu le nom de Jehova-Jiré. C'est pourquoi l'on dit aujourd'hui : À la montagne du Seigneur il sera pourvu." (Genèse 22)"Un sacrifice humain est un rite religieux qui a été pratiqué dans la plupart des civilisations notamment au néolithique et durant l'Antiquité, le plus souvent pour s'attirer les faveurs des dieux, par exemple pour conjurer la sécheresse, ou pour que les personnages importants tels que les souverains soient accompagnés dans l'au-delà par les sacrifiés." (wikipédia)
Les sacrifices humains semblent aussi avoir eu pour but de gagner la faveur du dieu, dans des batailles, à en croire Homère (Iphigénie).
Il semblerait que celui que l'on appelle "Dieu" dans la Bible, avait pour nom Yahvé et fut à l'origine un dieu guerrier dans un système polythéiste, où il fut vénéré ensemble avec Baal[1], avant de devenir un dieu jaloux, "monolâtriste", puis finalement un dieu monothéiste, Dieu. Comme tous les dieux, il a dû avoir ses lieux de culte attitrés, souvent situes sur des montagnes. À en croire la Bible, Yahvé avait une prédilection pour les montagnes (Sinaï, Jehova-Jiré). Et comme beaucoup de dieux, Yahvé aimait les sacrifices, et les sacrifices bien faits. Notamment par incinération.
" L'incinération, la consommation par le prêtre avait pour objet d'éliminer complètement du milieu temporel les parties de l'animal qui étaient ainsi détruites ou consommées. Comme l'âme que l'immolation avait antérieurement dégagée, elles étaient, par cela même, dirigées vers le monde sacré. Il y avait des cas où la destruction et l'élimination qui en résultait portaient sur le corps tout entier et non pas seulement sur certaines de ses parties. Dans l'òlâ hébraïque et dans l'holocauste grec, la victime était tout entière brûlée sur l'autel ou dans le lieu sacré, sans que rien en fût distrait. Le prêtre, après avoir lavé les entrailles et les membres de la bête, les plaçait sur le feu où ils se consumaient. Le sacrifice était appelé quelquefois Kalil, c'est-à-dire complet." (Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, Marcel MAUSS et Henri Hubert (1899))Dans l'épisode du Genèse ci-dessus certains voient un mythe étiologique faisant allusion à l'abolition du sacrifice humain et la substitution par des sacrifices d'animaux. Les sacrifices humains pouvaient aussi être substitués par des simulacres de sacrifices où les victimes humaines furent représentées par des effigies. On n'arrête pas le progrès. Mais les traditions (et la Tradition) sont là pour être respectées, sinon il n'y a pas de tradition. Selon Confucius, on retourne au rite, « parce que le rite est lui-même retour. Il est réappropriation. Il jette un pont entre présent et passé et établit une continuité entre les âges. »[2] Ne serait-ce pas dommage de perdre le lien avec les sacrifices humains et leurs bénéfices, en ne respectant plus les traditions ? Quand un culte est absorbé par un nouveau, ce dernier intègre les rites de l'ancien, maintenant ainsi le lien. Le plus souvent en l'adaptant et en le réinterprétant selon le Récit du nouveau culte. Dans l'épisode du Genèse, on peut voir des restes de l'ancien culte : montagne, autel, bûcher, immolation. Yahvé semblait tenir à la tradition, avant qu'il ne devienne Dieu. Et quand on aime la tradition, on ne transige pas.
"[lorsque Tse-kong, le disciple de Confuicus] qui remplissait alors à la cour du Lou une fonction officielle, voulut supprimer l'immolation de la brebis lors de la commémoration de la nouvelle lune, Confucius protesta en disant : « Ah, Tse-kong, toi tu aimes le mouton, mais moi j'aime le sacrifice ' ! "[3]Le bouddhisme ésotérique, n'autorisant pas les sacrifices à cause de son premier précepte, a, pour garder le lien avec le passé et la tradition, dû adopter des simulacres de sacrifice ou des sacrifices d'effigies. Dans les rituels aux dharmapāla qui sont souvent des dieux-démons anciens subjugués par Vajrapāṇi ou d'autres avatars du Bouddha, on offre des animaux en sacrifice (tib. bskang ba) pour réparer nos manquements, et obtenir les siddhis.
Plusieurs voix s'élèvent en ce moment, pour nous avertir contre une interprétation orientaliste du bouddhisme (ésotérique). Le type de rituel aux dharmapāla et son lien avec le passé rituel ne devrait donc selon eux pas être interprété de façon symbolique, psychologique etc. au risque de passer à côté des siddhi. La notion d'upāya semble faire défaut dans cette approche où tout semble être pris au premier degré, et qui semble rejoindre celle de Confucius.
"Tout est là : faire comme si les dieux et les esprits étaient présents, bien que l'on sache qu'ils n'ont pas d'existence réelle. Pour que le sacrifice ait un sens, pour qu'il garde sa dimension rituelle sans laquelle il ne saurait exister émotion et dévotion, il faut croire, au moment où l'on exécute avec gravité et respect les gestes consacrés, que les mânes ancestraux, que les divinités tutélaires sont présents, qu'ils assistent au banquet et qu'ils goûtent aux nourritures offertes par l'intermédiaire du « cadavre », le représentant du mort ou du dieu dans lequel ils descendent et qu'ils viennent habiter, bien que l'on sache qu'il s'agit d'une pure fiction. L'être des dieux est placé dans un lieu improbable, entre être et non-être, entre existence et non-existence, entre foi et scepticisme. Un espace indicible est creusé par l'exécution même du rituel, un espace qui, parce que, justement, il est impossible à situer, fait que les dieux sont divins. Mais l'une des premières conditions - outre le respect et le sérieux -pour faire «comme si» les dieux étaient là véritablement, comme si l'on pouvait sentir leur présence et leur souffle mystiques à ses côtés, est que le sacrifice soit effectif et la victime réelle. Il est indispensable que le sang soit versé et la bête immolée, que ce ne soit pas un simulacre, mais bel et bien un animal vivant, à la chair chaude et palpitante, répondant à la qualité du dieu auquel on voue le culte."[4]La notion d'upāya fait défaut, si en tant que bouddhiste, on prenait les méthodes ésotériques au premier degré. Ce qui pouvait sembler "habile" dans des lieux et des temps où le système sacrificiel était répandu partout, ne l'est sans doute plus. Surtout si aucune réinterprétation symbolique, psychologique n'est admise, et que la méthode proposée est considérée comme complète en elle-même.
Dépassion et détachement sont des valeurs essentielles du bouddhisme, en précisant que cela ne signifie pas être totalement sans passion ni attachement. Le geste sacrificiel peut symboliser en quelque sorte la dépassion et le détachement, mais ce geste ne doit pas être pratiqué pour lui-même. Ce serait passer à côté de l'upāya. Et ce geste a un passé, un passé très lourd. Il n'est pas libre d'associations. Les images qu'il véhicule ne sont pas neutres. Elles induisent un système sacrificiel duel avec un dieu qui aime les sacrifices (humains, animaux, végétaux, richesses, ou leurs effigies) et qui accorde des faveurs (siddhi) en échange. Cette imagerie-là a-t-elle encore un sens ? Peut-elle encore jouer un rôle en occident, si l'on n'est pas un nostalgique du fait ésotérique ?
Ils comportent en outre le danger d'être mésinterprété ou "interprété selon la vraie Tradition". Le sacrifice humain a évolué en sacrifice animal, puis en sacrifice d'effigie. La victime sacrifiée a été constamment redéfinie au cours de l'histoire des religions. Ennemi interne ou externe de la religion, ennemi du dharma, kleśas, égo… Les religions sont ainsi devenues plus civilisées dirions-nous. Mais rien n'empêche que des voix s'élèvent pour dire, comme Confucius, qu'ils aiment le sacrifice, le vrai, comme celui pratiqué à l'aube des Traditions, ou plutôt tel qu'ils s'imaginent qu'il fut.
N'est-il pas mieux de couper ce lien avec des dieux guerriers de montagnes, qui réclamaient du sang en échange de leurs faveurs (siddhi) ? Même sous des formes atténuées, voire "civilisées" ? Et tant pis pour le prétendu lien de cause à effet (siddhi) entre le sacrifice et les bénéfices que celui-ci apporterait.
Devrait-on alors renouer avec ce type de tradition, pour ne pas perdre le lien avec le passé et avec les bénéfices du système sacrificiel ?
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[1] Source
[2] Confucius, Jean Levi, p. 37
[3] Confucius, Jean Levi, p. 47-49
[4] Confucius, Jean Levi, p. 47-49