Un des poisons principaux selon le bouddhisme est la convoitise (P. lobha) et l’antipoison correspondant est la générosité (sct. dāna), qui est même quelquefois définie comme « a-lobha », l’absence de convoitise (P. alobha-cetasika). La perfection de la générosité a pour caractéristique le renoncement, comme fonction d’éliminer la convoitise des choses dont on pourrait faire don. Sa manifestation est le non-attachement ou la réalisation de prospérité ou d’un état d’existence favorable. Un objet auquel non ne peut renoncer est sa cause proche.[1]
Un « bon bouddhiste » serait quelqu’un qui prendrait conscience de l’emprise des trois poisons et qui essaierait d’y remédier ou de s’en libérer. Comme il ressort du commentaire du theravada Dhammapāla, la générosité se manifeste diversement s’il s’agit d’un moine ou d’un laïc. Le moine se préoccupe de la libération et sa générosité se manifeste en non-attachement, le laïc se préoccupe de sa prospérité future ou d’une renaissance favorable. L’objet par excellence de sa générosité est la saṅgha et cette « générosité » là lui vaudra le plus de mérite (sct. puṇya). La convoitise de « la prospérité future ou d’un état d’existence favorable » peut-elle véritablement être une absence de convoitise ?
En théorie, la générosité de la voie du bodhisattva se préoccupe davantage du bien-être des autres. Chez Dhammapāla la générosité a comme fonction « d’éliminer la convoitise des choses dont on pourrait faire don ». Dans l’Ornement des sūtra (Mahāyāna Sūtrālamkāra, chapitre 17) la générosité a pour fonction d’éliminer la pauvreté ou le manque[2]. Mais là encore, il peut s’agir d’une générosité intéressée, car
« c’est par le don qu’on attire les autres avant de pouvoir les mener au Dharma. »[3]Dharma au sens large ou au sens moins large… Le don accompagné d’une distribution de Bibles etc. ? ou sans aucun prosélytisme ? Si nous sommes continuellement sous l’emprise du poison de la convoitise, il faudra aussi continuellement de l’antipoison, dans ce cas de la générosité. L’élimination de la pauvreté ou du manque, qui est sa fonction, doit alors être continue, ou du moins son intention (P. alobha-cetasika). Plutôt que de faire consister la pratique de la générosité en quelques dons ponctuels bien ciblés (c’est-à-dire avec le plus de rendement possible), pour un bodhisattva la pratique de la générosité consisterait plutôt en l’élimination de la pauvreté et du manque. Et comme la pauvreté et le manque sont continus, la générosité devrait l’être également. Comme le bouddhisme aime non seulement éliminer la souffrance, mais encore les causes de la souffrance, une pratique de la générosité efficace devrait intervenir aussi et surtout sur les causes de la pauvreté. La « pratique de la générosité » devient alors très politique.
L’élimination de la pauvreté est un projet trop sérieux pour être laissé au bon coeur de quelques-uns. Actuellement, c’est la convoitise/le profit (lobha) qui mène le monde et qui motive les investissements, ce qui a pour effet de creuser le fossé entre riches et pauvres au lieu de la célèbre « théorie du ruissellement » (trickle down effect). Si on laissait l’élimination de la pauvreté (alobha) mener le monde, on en ferait un paradis bouddhiste ! Une terre pure !
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[1] « Pariccāgalakkhaṇā ‘dānapāramī’;deyyadhammelobhaviddhaṃsanarasā;anāsattipaccupaṭṭhānā, bhavavibhavasampattipaccupaṭṭhānā vā; pariccajitabbavatthupadaṭṭhānā Dānapāramī: deyyadhamme lobhaviddhaṃsanarasā, anāsattipaccupaṭṭhānā, bhavavibhavasampattipaccupaṭṭhānā vā, pariccajitabbavatthupadaṭṭhānā » Dhammapāla, Paramatthadīpanī 281
[2] dbul ba ’dor bar byed pa. Phrase reprise par Gampopa dans Le précieux ornement de la libération (Padmakara, p. 187).
[3] Le précieux ornement de la libération (Padmakara), p. 190
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