mercredi 14 mai 2014

Sahaja, vers un bouddhisme naturaliste


Le terme "sahaja" (T. lhan cig skyes pa) prendra une grande importance dans le cadre de la littérature siddha vers le 9-10ème siècle, au point où certains[1] inventeront une école sahajiyā (sahajayāna, sahajiyāyāna) et parleront d'un bouddhisme sahajiyā ou d'un vishnouïsme sahajiyā. Le terme apparut la première fois en français dans Les Chants Mystiques de Shahidullah (1928), qui le traduisit par "inné", et sahajakāya par le corps de l'inné, c'est-à-dire la vacuité. Pour ce qui est du sens du mot sahaja :
"sahaja [ja] a. m. n. f. sahajā simultané (à <g.>) | spontané; inné, héréditaire, de naissance; naturel, facile — m. disposition naturelle | frère de sang." (Gérard Huet)
Le dictionnaire Monier-Williams[2] décompose sahaja en sah'a et ja. "Sah'a" ou "sahá" signifie "avec" "ensemble avec", "simultanément" et "ja" signifie "né" ou "né de". D'où la traduction tibétaine "lhan cig skyes" qui reprend littéralement l'étymologie du sanskrit, et d'où la traduction française "inné", "qui appartient à l'être dès sa naissance, sans avoir nécessairement un caractère héréditaire" Atilf). Comme ce terme plonge ses racines étymologiques dans un terreau "dualiste et réaliste" qui ignore les subtilités scolastiques bouddhistes ultérieures, certains traducteurs comme H.V. Guenther ont préféré traduire sahaja par "co-émergeant". Dans le bouddhisme de la Perfection de la sapience et des tantras, rien ne naît véritablement (anutpāda), et rien n'est donc "inné". C'est une notion et une association que l'on voulait sans doute éviter en proposant cette traduction.

Lilian Silburn, propose dans Aux sources du bouddhisme la traduction "Spontané" (et inné) avec une lettre majuscule. Elle reprend également les termes "véhicule du Spontané" ("sahajayāna") et "école Sahajiyā" de SB Dasgupta, qu'elle situe comme ce dernier au Bengale. Kāṅha, Saraha et les autres maîtres siddha seraient donc bengali, puisque leurs écrits, redécouverts par Haraprasāda Śāstrī au Népal en 1907, furent rédigés en apabhraṃśa, langue vernaculaire ou "corrompue" (le sens littéral du mot). Initialement, ces écrits furent considérés comme les premières expressions littéraires en "vieux bengali", mais l'apabhraṃśa est le nom collectif de tous les dialectes du nord de l'Inde entre le 6ème et le 13ème siècle. Des universitaires d'Orissa[3] ont lancé une contre-offensive pour récupérer le mouvement Sahajiyā et ses siddhas. Certains clament également qu'Oḍḍiyāna serait identique à Orissa, et que l'Orissa serait le véritable berceau du tantrisme et des siddhas.[4]

On pourrait également proposer de traduire "sahaja" tout simplement par naturel ou le naturel, éventuellement avec une lettre majuscule, le Naturel. Naturel signifie "qui est dans, appartient à la nature; qui n'est pas le produit d'une pratique humaine", c'est-à-dire qui n'est pas artificiel. Ce qui nous est donné par nature, ce qui est naturel, est "inné". Cela a pour avantage d'éviter la notion de naissance. Naturel est dérivé de la nature ou de la Nature (prakṛti), puisque nous sommes dans un cadre religieux. Et comme dans tout cadre religieux[5], et notamment en Inde, c'est un couple qui est à l'origine de la vie. Cette idée devient très explicite dans le Sāṃkhya avec le couple Puruṣa-Prakṛti : l'Esprit ou ordre cosmique (Puruṣa), qui est le principe mâle statique activé par le principe femelle dynamique de la Nature (Prakṛti). Il semblerait d'ailleurs que le "Pur-" indo-européen[6] de Puruṣa, signifierait feu (céleste) ou lumière…

Avec l'apparition des divers courants de renonançants (śrāmaṇera) qui ont une approche dualiste (de type pur-impur, saṃsāra-nirvāṇa), on cherchera initialement à se débarrasser de tout ce qui est une charge pour l'Être, un dépôt, afin de retrouver l'Esprit pur, de quelque nature qu'il soit. Cela passera par un ascétisme très poussé. Cet objectif se reflète toujours dans les théories de l'Advaita Vedānta, qui se veut pourtant "non-duel". Selon Śaṅkara, il n'y a qu'une seule réalité dans le monde, le Brahman, en dehors de qui rien n'a de réalité. Cependant à cause de l'ignorance métaphysique (avidyā) et le pouvoir illusoire de la Māyā, le Brahman est caché aux humains et c'est le monde qui apparaît comme réel. Progressivement, les Advaitins vont considérer la Māyā comme une force positive, une puissance, du Dieu/Seigneur (iśvara, nātha), mais qui n'est pas reconnue comme telle à cause de l'ignorance métaphysique.

Le tantrisme est l'abandon de l'approche ascétique, une revalorisation de la Nature (prakṛti, māyā, śakti), qui sera considérée comme faisant partie intégrale du Dieu/Seigneur, sa part visible, sa part naturelle, innée, sahaja… Elle n'est plus à rejeter, au contraire, elle doit être utilisée, afin de pouvoir agir dans le monde. Seulement, le mot Nature ne signifie pas la même chose dans notre monde post-moderne où la science a remplacé la religion que dans le monde indien du moyen-âge, où la Nature est gérée par une bureaucratie de toutes sortes d'Agents. Revaloriser la Nature revient alors à revaloriser et restaurer les pratiques et les cultes de la magie antique, en les adaptant et en adaptant leur cadre mythologique (purāṇa).

Mais tout comme la magie antique a fait place à la magie naturelle, dans certains courants tantriques, on se distancie des dieux et démons.
« Cette idée s’impose à partir du moment où l’on pense pouvoir donner une explication naturelle, presque scientifique, des phénomènes que l’on croyait jusqu’alors être l’œuvre de démons qui auraient été les seuls connaisseurs des secrets de la nature. La magie naturelle admet que les hommes peuvent, eux aussi, connaître les vertus occultes des choses. L’aide des démons n’est pas nécessaire pour utiliser les virtualités secrètes, cachées dans le sein de la nature. »[7]
On voit déjà cette tendance dans les écrits[8] attribués aux yoginī et aux siddhas d'Uḍḍiyāna, puis très clairement dans les Distiques attribués à Saraha, dans des écrits attribués au roi Indrabhūti d'Uḍḍiyāna et de sa sœur Lakṣmīnkara. Le texte le plus explicite d'un bouddhisme naturaliste se distanciant de la magie antique du tantrisme est le commentaire des Distiques de Saraha attribué à Advayavajra.

Malheureusement, ce bouddhisme naturaliste n'a pas fait long feu au Tibet, comme j'ai pu écrire sur ce blog a plusieurs reprises (ici, ici, et ici).


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[1] Notamment des universitaires bengalis comme SB Dasgupta (Obscure Religious Cults, 1964)

[2] 3[ sah'a-j'a ] mf ( [ A ] ) n. born or produced together or at the same time as ( gen. ) TS. Mn. Kathās

[3] Voir Sahajayāna, A study of Tantric Buddhism, de Ramprasad Mishra.

[4] Sahajayāna, A study of Tantric Buddhism, p. 43

[5] Ciel-Terre, Esprit-Matière, Créateur-Création,…

[6] Source http://en.wikipedia.org/wiki/Indo-European_vocabulary

[7] Le voile d’Isis, Hadot, p. 122-123

[8] Notamment dans la collection des sept ou huit Démonstrations (Siddhi, sgrub sde).

mercredi 7 mai 2014

Blog sur le tibétain et l'utilisation d'outils informatiques


J'ai ouvert un nouveau chantier sur un autre blog "Tibétain et informatique", où j'explore les possibilités de l'utilisation d'outils informatiques, notamment en matière de traduction à l'aide du logiciel de Traduction Assistée par Ordinateur (TAO), Omega T.

Si vous êtes novice en la matière, il vaut mieux commencer par le premier message et les lire en ordre chronologique.