samedi 16 août 2014

Shiva fait-il de la politique ?




Le mot religion, que l’on applique maintenant aux diverses croyances du monde, avait été forgé pour le cas spécifique du christianisme dans l’empire romain. Les critères de ce qui constitue une religion ont été modelés sur lui, dès lors qu’il était devenu une croyance officielle, voire la croyance officielle, quand l’Édit de Constance proclame la Religio christiana romanaque la seule religion licite et « que la superstition soit pourchassée. »[1] Les « religions » sont donc des croyances intimement reliées au pouvoir temporel. Les édits de l’empereur Ashoka (250 av. j.c.), ont beau être plus tolérants, mais confirment combien le spirituel et le temporel sont intimement mêlés. La séparation de l’état et de l’église sera pour plus tard. En attendant, les rois imposeront ou favoriseront telle ou telle religion, et utiliseront les religions pour asseoir leur pouvoir et celui de leurs descendants, en puisant justement dans le fond mythologique de ces mêmes religions.

Quand par la grâce d’un clan, d’un roi etc., une religion devient une ou la religion d’état, elle ne vient pas remplir un vide, mais prend la place d’un autre culte, croyance ou spiritualité. À en croire Charles-François Dupuis, toutes les religions dérivent de cultes solaires. C’est une simplification, certes, mais qui peut servir d’étalon, de jauge. Il n’y a pas de religion sans calendrier, définissant les jours fastes et les jours de culte. Des jours où l’on se rassemble pour renouveler et raviver le culte. Cela crée des habitudes, et les habitudes les traditions, que l’on ne défait pas à la légère. Une nouvelle « religion » doit donc imposer son calendrier et remplacer les jours de culte en place. Les habitudes et les traditions font que plus les nouveaux rites des jours de culte ressemblent aux anciens et plus ils auront une chance d’être adoptés. Idem pour les haut-lieux, les lieux de pouvoir, les lieux de pèlerinage. Un territoire est marqué (dompté) par l’emplacement d’aide-mémoires à des endroits stratégiques. Ces aide-mémoires peuvent être des bornes (herma), des stèles, des chapelles, des calvaires… Il en va de même pour les dieux du culte ancien, qui seront intégrés dans le panthéon de la nouvelle religion, ou sinon certains de leurs attributs. Bref, tous les aspects marquants de l’ancien culte seront repris d’une manière ou d’une autre. Il faut occuper et le temps et l’espace, et les remplir des symboles de la nouvelle religion. Des symboles qui maintiennent un lien avec les anciens.

« ...parce que le rite est lui-même retour. Il est réappropriation. Il jette un pont entre présent et passé et établit une continuité entre les âges. »[2]

Les grandes « religions » d’aujourd’hui, ont toutes débuté comme de simples croyances. Elles ont eu la chance d’être favorisées par tel ou tel pouvoir, à tel ou tel endroit, et à telle ou telle époque. Et pour s’installer, elles ont dû « dompter », c’est-à-dire intégrer (dévorer et digérer), les anciens cultes. Cela passe aussi par des révisions historiques. En regardant en arrière à travers les lunettes de la nouvelle religion, les anciennes croyances ou les religions précédentes seront interprétées à sa lumière. Ainsi, elles (ou du moins certains aspects d’elles) pourront être considérées comme annonciatrices de la nouvelle religion. Éventuellement, les rois ou les clans au pouvoir doivent être généalogiquement (re)connectés aux mythes de la nouvelle religion, qui reprendra le cas échéant des éléments mythologiques, rituels etc. des précédentes.

Certains[3] pourront dire ainsi que le « shivaïsme » est la plus ancienne « religion » de la terre, « la religion de la nature et de l’Éros »[4]. Les travaux d’Alexis Anderson et d’autres permettront de fournir quelques nuances à ces enthousiastes (bacchoï, bhaktas). Je ne sais pas quand le mot « shiva-ïsme » a été utilisé pour la première fois[5], ni de quelle époque date l’apparition de ce nom particulier du dieu « de la nature et de l’Éros). L’-isme étant sans doute une invention assez tardive. Dans son article sur l’essor et la domination du śaivisme, Sanderson[6] le situe entre le cinquième et treizième siècle et selon lui, les traditions śaiva ont commencé à se former entre 200 avant JC à 100 après JC. Par ailleurs, sacré JC, qui a su maintenir sa place dans tous les livres d’histoire… Sanderson mentionne une certaine distanciation des rois du moyen-âge précoce des sacrifices des religions révélées (śrauta), sans que ceux-ci abandonnent le brahmanisme. Le roi Gopāditya (5-6ème siècle) aurait selon l’historien Kalhaṇa restauré la tradition brahmanique au Cachemire, ce qui voudrait dire que celle-ci a dû passer par une période de crise. Pendant la même période, le brahmanisme s’est étendu vers de nouveaux territoires, plus arriérés. « S’étendre » voulant dire qu’il s’installe dans des régions ayant leurs propres cultes, qu’il digèrera en les intégrant ou en s’enrichissant.

La pratique personnelle des rois de cette époque explique Sanderson, pouvait être des formes de bouddhisme, de jaïnisme, ou, ce qui fut plus courant, une « dévotion pour Śiva, Viṣṇu, le dieu Soleil (Sūrya, Āditya) ou la déesse (Bhagavatī), qui furent les divinités de « nouvelles religions initiatiques ». Mais le plus souvent une dévotion pour Śiva, ce qui leur procura l’épithète « totalement dévoué à Śiva » (paramamāheśvarah). Ce sera le début de l’essor du « shivaïsme ». L’article de Sanderson en expliquera les détails.

Pour le controversé Alain Daniélou, « c’est au cours du VIème millénaire avant l’ère présente […] qu’aurait été révélé ou codifié le Shivaïsme, la grande religion issue des conceptions animistes et de la longue expérience religieuse de l’homme préhistorique sur laquelle nous ne possédons par ailleurs que quelques rares indices archéologiques et des allusions à des sages mythiques. »[7]

Régis Debray[8] nous rappelle « combien l’intangible est précaire. Nous antidatons nos convictions (Bouddha, Satan, l’âme, le Christ…) pour leur donner le plus d’autorité possible, laquelle exige toujours que le chef ou la source se tiennent loin – qui de ses subordonnées, qui de ses embouchures. Nous inventons d’infalsifiables origines pour donner du crédit à nos credo, car elles nous permettent d’oublier que nos points fixes se déplacent avec nous (c’est le besoin de point fixe, semble-t-il, qui ne bouge pas). »

Le shivaïsme de Daniélou se définie ainsi :

Ces principes tels que l’on peut les résumer sur les bases des données shivaïtes apparaissent comme les suivants :

1. La création est une. Les divers aspects du monde, de l’être, de la vie, de la pensée, de la sensation, sont inextricablement liés et interdépendants. Les sciences, les arts, les systèmes sociaux et religieux ne sont valables que comme les applications diverses de principes communs.

2. L’être humain est un. Il ne saurait être divisé en un corps, un esprit et une âme. On ne peut séparer les fonctions vitales des éléments émotifs et intellectuels, les activités du corps physique de celles du mental. Nos croyances, qui ont souvent le caractère de passions irraisonnées, et les tendances de notre pensée sont dirigées par des forces cachées qui nous habitent et dont nous devons prendre conscience pour pouvoir les contrôler.

3. La vie est une. Il n’existe pas de séparation entre le monde végétal, animal et humain. Ils sont interdépendants et leur survie commune dépend du respect de leur harmonie où nul n’assume le rôle de prédateur, nul ne s’arroge le droit d’altérer l’équilibre de la nature.

4. Les dieux, les esprits subtils et les êtres vivants sont issus des mêmes principes, sont indissolublement liés. Les dieux et les énergies subtiles sont partout présents dans le monde et en nous- mêmes. Il n’est pas possible pour l’être vivant d’atteindre ou de concevoir le principe causal au-delà de ses manifestations multiples. Il n’existe pas pour l’homme de Dieu unique, mais des dieux multiples.

5. La vérité est une. Il n’existe pas une sagesse orientale et une autre occidentale, une science qui s’oppose à la religion. Il ne peut s’agir que de formes diverses d’une même recherche. Les religions ne sont valables que dans la mesure où elles représentent les efforts de l’homme pour appréhender le divin, pour comprendre la nature du monde, pour mieux jouer le rôle qui lui est dévolu dans l’ensemble de la création. C’est une recherche qui doit rester toujours ouverte, qui ne saurait s’exprimer par des dogmes intangibles
. »[9]

C’est notamment à notre époque, la deuxième partie de l’Âge de Fer, du Kali Yuga, que nous devons, selon Daniélou, arriver à une connaissance totale de l’homme, telle que définie ci-dessus. Qui implique que l’homme connaît “la place qu’il occupe dans la création, la reconnaissance de ses limites, du rôle qu’il peut jouer dans la hiérarchie des êtres. Le retour à la sagesse shivaïte apparaît comme la seule voie qui puisse assurer un répit à une humanité qui court vers sa perte à un rythme sans cesse accéléré. »[10]

Se conformer à ce que l’on est, est dharma.” (“svalakṣana-dhāranād dharmaḥ.”) Dharma est un mot qui signifie “loi naturelle”. S’y conformer est la seule vertu. Il n’est d’autre religion que la réalisation de ce que l’on est par sa naissance, sa nature, ses aptitudes. Chacun doit jouer de son mieux le rôle qui lui est assigné dans le grand théâtre de la création.”[11]

Par naissance, par sa nature, par ses aptitudes ? Faut-il vous faire un dessin ? Voici ce que propose la “religion primordiale”, la “loi naturelle” à laquelle nous sommes priés nous conformer.

« Une différence dans le rôle et les aptitudes des diverses races est reconnue dans le Shivaïsme pour les hommes comme pour les animaux. L’homme n’a pas une origine unique. Il existe quatre races d’hommes de souche distincte. Cette notion, longtemps niée par les Occidentaux pour des raisons surtout bibliques (le mythe d’Adam et d’Ève), tend à être envisagée aujourd’hui par certains anthropologues. La diversité des espèces et des races est un aspect essentiel de l’harmonie de la création. Les restrictions concernant les mariages interraciaux permettent d’éviter l’abâtardissement des espèces, de maintenir chacune dans sa noblesse et sa beauté. Le système des castes a pour but de permettre la coexistence de races différentes dans une même société en assurant à chaque groupe social une profession réservée et des privilèges distincts. Il a fait partie de l’organisation sociale du Shivaïsme ancien. »[12]

« L’homme, né dans une catégorie donnée, correspondant à des aptitudes particulières, doit s’employer à se réaliser pleinement dans le cadre de la profession familiale. L’ambitieux qui veut occuper des fonctions pour lesquelles il n'est pas qualifié mène au désordre social. Le mélange des races produit des individus bâtards qui défigurent l’harmonie, la beauté de la création, qu’il s’agisse des animaux ou des hommes, car ils ne possèdent plus les vertus qui caractérisent chacune des races. Nous le savons pour les animaux, mais nous prétendons l’ignorer pour les hommes. Des animaux de pure race ont un caractère défini que n’ont pas les bâtards. Un chien de berger n’est pas un chien de chasse. On ne fait pas un chevalier avec un commerçant. »[13]

« Ce sont les différences entre les hommes, leur inégalité qui sont la source de tout progrès, de toute civilisation. L’identité dans les aptitudes des diverses races est une fiction. »[14]

« Les théories soi-disant égalitaires et démocratiques de notre temps aboutissent inévitablement à un nivellement qui est une frustration, une sorte d’esclavage pour tous. La liberté, c’est le droit d’être différent. Le fait que les pouvoirs ou les privilèges soient mal répartis est une chose à laquelle on peut remédier, un égalitarisme qui n’est qu’une abstraction en est une autre. Il n’aboutit qu’à l’élimination des plus valeurs, la raison d’être d’une culture. La répression des « intellectuels », mais aussi des hommes qui, par leur talent, ont su arriver au succès, à la fortune, est une caractéristique des pays dits « socialistes ». »

Apparemment, Shiva/Dionysos est un schizophrène. Le dieu de la nature et de l’Éros a horreur du chaos et veut ré-établir l’ordre de l’Âge parfait, où les sages “de couleur blanche” dominèrent. Tout comme Julius Evola (souvent cité par Daniélou) et d’autres

MàJ 18/09/2014 Article sur Julius Evola par Alain de Benoist de la Nouvelle Droite. Un extrait.
« La pensée évolienne se veut bien entendu fondamentalement orientée vers le haut, c’est-à-dire rigoureusement élitiste et « hiérarchiste ». Evola rappelle qu’étymologiquement, « hiérarchie » signifie « souveraineté du sacré ». La perspective hiérarchique doit donc s’entendre à la fois dans un sens synchronique (« plus la base est vaste, plus le sommet doit être haut »), et dans un sens diachronique, le passé étant par définition toujours meilleur que le présent — et même d’autant meilleur qu’il est plus éloigné. L’idée-clé est ici que l’inférieur ne peut jamais précéder le supérieur, car le plus ne saurait sortir du moins. (C’est la raison pour laquelle Evola rejette la théorie darwinienne de l’évolution). Adversaire résolu de l’idée d’égalité, Julius Evola condamne donc avec force toute forme de pensée démocratique et républicaine — les républiques de l’Antiquité n’étant selon lui que des aristocraties ou des oligarchies —, tant parce que de telles formes de pensée proviennent du « bas » que parce qu’elles sont des produits de la modernité, les deux raisons n’en formant d’ailleurs qu’une à ses yeux. L’histoire étant conçue comme chute accélérée, il n’y a dès lors, du libéralisme au bolchevisme, qu’une différence de degré : « Libéralisme, puis démocratie, puis socialisme, radicalisme, enfin communisme et bolchevisme ne sont apparus dans l’histoire que comme des degrés d’un même mal, des stades dont chacun prépare le suivant dans l’ensemble d’un processus de chute »
***

[1] Les communions humaines, Régis Debray, p. 48-49

[2] Confucius, Jean Levi, p. 37

[3] Par exemple Alain Daniélou qui le considère comme la religion primordiale (p. 17).

[4] Sous-titre du livre de Daniélou.

[5] Rudra et Maheśvara sont des noms plus anciens

[6] The Saiva Age - The Rise and Dominance of śaivism During the Early Medieval Period

[7] Shiva et Dionysos, p. 41

[8] Le Feu sacré, fonctions du religieux, p. 20

[9] Shiva et Dionysos, 293-294

[10] Shiva et Dionysos, 295

[11] Shiva et Dionysos, p. 18

[12] Shiva et Dionysos, p. 270 « Les quatre races d’hommes qui y correspondent jouent successivement un rôle prédominant dans les divers âges que traverse l’humanité. Le sage, de couleur blanche, était l’homme de l’Age d’Or, le Krita Yuga. Puis apparut l’homme guerrier de couleur rouge dans l’Âge des Rites ou Âge d’Argent, le Tréta Yuga. L’homme jaune, cultivateur et commerçant, est celui de l’Âge d’incertitude, l’Âge de Bronze ou Dvâpara Yuga. Finalement c’est l’homme noir, artisan et ouvrier, qui domine dans l’Âge des Conflits, l’Age de Fer ou Kali Yuga. Dans les sociétés qui ne sont pas multiraciales, les castes ont tendance à se rétablir sur des bases d’aptitudes, car elles sont un aspect essentiel de toute société. »

[13] Shiva et Dionysos, p. 272

[14] Shiva et Dionysos, p. 272

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