mardi 21 avril 2015

Advayavajra chez le Drigoung kagyu



Une série de 151 volumes de vieux manuscrits de la lignée Drigoung kagyu fut découverte il y a quelque temps à Lhasa. Les volumes furent rassemblés et publiés sous le nom dPal ’bri gung bka’ brgyud kyi chos mdzod chen mo[1]. Selon le 37ème chef de la lignée Kyabgön Chetsang (né en 1946), la majeur partie de cette collection aurait déjà été compilée sous la direction du 17ème chef Kun dga’ rin chen (1475-1527).[2]

La collection contient notamment (volume Ka et Kha) des textes se rapportant à Saraha, Śavaripa, Advayavajra/Maitrīpa et des disciples de celui-ci, et plus particulièrement des textes du cycle du non-engagement mental (Amanasikāra). Pour tous les détails, voir l’article de Klaus-Dieter Mathes, A Summary and Topical Outline of the Sekanirdeśapañjikā by ’Bum la ’bar.

On y trouve également une histoire de la transmission de ce cycle : Yid la mi byed pa’i chos skor nyi shu rtsa lnga’i lo rgyus, ainsi que des commentaires intercalés (souvent anonymes).

Si l’affirmation de Kyabgön Chetsang est vraie, la plus grande partie de cette compilation daterait du 15-16ème siècle, l’époque du mouvement smyon-pa, auquel participèrent surtout les yogis des lignées Droukpa et Drigoung kagyu marchant dans les pas de Réchungpa. Il convient alors d’être très prudent avec les attributions. Une des figures les plus marquantes de ce mouvement fut gTsang-smyon Heruka (1452-1507), l’auteur des grandes hagiographies de la lignée kagyupa.

Le cycle Amanasikāra drigoungpa compte trois textes qui traitent de la consécration le 1. Sekanirdeśa (dbang bskur ba nges par bstan pa P 3097), 2. le Sekatātparyasaṃgraha (dbang gi dgos pa mdor bsdus pa P 3088), que l’on trouve dans la collection de textes en sanscrit retrouvés par Shastri, ainsi que 3. le Saṅkṣiptasekaprakriyā (tib. dbang gi bya ba mdor bsdus pa P 3089).

Un petit commentaire intercalé entre 1 et 2 explique les circonstances dans lesquelles Advayavajra/Maitrīpa aurait enseigné ces textes, qui seraient en fait des réponses à des questions posées par ses disciples.
« Les disciples demandèrent également au maître comment était la consécration associée à la transmission (āmnāya) et il composa un texte exposant succinctement la consécration[3]. Quand ils l’interrogèrent sur l’intention (tib. dgongs pa/dgos pa ct. tātparya) de la consécration, il composa un texte résumant son intention[4]. A la demande d’une pratique de la consécration, il composa un guide (tib. khrid). Pour distinguer entre la bonne et la mauvaise [pratique de la] consécration[5], il composa le Sekanirdeśa (1). Pour le symbolique (tib. dag pa) de la consécration, il composa un texte sur le symbolique de la consécration. Comme on n’avait pas retrouvé les autres textes, le Sekanirdeśa (1), qui explique le sens des quatre mudrā des six textes du cycle du Cœur, apparut avant [les autres]. Il en va de même pour le Sekatātparyasaṃgraha (2). »[6]
Le commentaire intercalé semble vouloir expliquer, pourquoi la collection (du 17ème chef Kun dga’ rin chen (1475-1527) ?) contenait des textes attribués à Advayavajra/Maitrīpa, qui n’étaient pas connus avant. Avant, c’est-à-dire, par exemple à l’époque du grand compilateur canonique Bu ston Rin chen grub (1290-1364), qui en effet n’avait inclus que les deux premiers textes. Rappelons que la collection fut compilée au moment du mouvement smyon pa. Je ne veux pas prétendre qu’elle est un produit direct de ce mouvement, mais sans doute de son Zeitgeist. A la même époque, Karma Trinlépa (karma 'phrin las pa phyogs las rnam rgyal 1456-1539?) propage deux autres recueils de distiques litigieux attribués à Saraha (dit « du Roi » et « de la Reine »), formant ainsi un ensemble de trois (do ha skor gsum), en traitant ceux qui doutent de leur authenticité de « personnes méprisables ». Karma Trinlépa raconte également à force de détails la vie de Saraha dans le texte Do hā skor gsum gyi ṭī kā sems kyi rnam thar ston pa'i me long. Des détails inconnus précédemment et qui présentent un Saraha en décalage de son propre message du Dohākośagīti et son commentaire par Advayavajra, sur le thème populaire des Réchungpistes de herukas aimant « la bière froide et les femmes chaudes »[7].

Mathes explique que dans son Exposition définitive de la consécration (Sekanirdeśa), Advayavajra commence directement par l’explication de la séquence des quatre Sceaux (mudrā), qui correspond à la troisième phase de la consécration, à savoir celle de la gnose de la Prajñā (prajñājñāna), avec l’utilisation d’une karmamudrā. Mathes en déduit qu’il n’est pas impossible qu’une consécration selon le système d’Advayavajra/Matrīpa commence directement par la troisième phase. Il cite l’exemple de la pratique de Nairātmyā expliquée dans le Nairātmyāprakāśa (Bdag med ma'i rab tu gsal ba, Tôh 1308), attribué à Advayavajra, dans laquelle la phase de génération de la divinité semble être facultative. Comme par exemple dans les pratiques quotidiennes (tib. gun ‘khyer) où la génération peut être instantanée.

Il n’est alors pas impossible, selon Mathes, que suite à sa rencontre avec Śavaripa, Advayavajra ait développé un système où l’on procède directement au quatrième sceau, qui est la mahāmudrā, associée à la quatrième phase de la consécration, qui introduit à la telléité de la divinité, à l’aide d’un mot, un symbole ….

L’Histoire de la transmission (Yid la mi byed pa’i chos skor nyi shu rtsa lnga’i lo rgyus) inclue dans la collection raconte en effet comment Śavaripa consacra Advayavajra/Maitrīpa en tenant un vase d’or à la main (au niveau du cœur). Selon le « trilogiste » Bal po Asu, Śavaripa lui aurait ensuite donné les instructions sur les quatre sceaux. Mais selon Tipupa, Śavaripa aurait simplement fait un chant sur le non-engagement mental (citant les distiques de Saraha). L’Histoire raconte (quelle que soit la "vraie" version) qu’Advayavajra/Maitrīpa eut des doutes quant à l’efficacité de cette « consécration ».[8] Dampa Sangyé (présenté comme un disciple d'Advayavajra par 'gos lotsawa) aurait également donné ce type de consécration simplifiée en posant un volume de Prajñāpāramitā sur la tête du disciple.

Bal po Asu le népalais (disciple de Vajrapaṇi) et Tipupa l’indien (présenté comme un disciple à la fois de Naropa et de Maitrīpa) sont deux maîtres de Réchungpa, qui est utilisé par les yogis kagyupa comme le maillon indispensable du contenu tantrique de leur transmission. Le mouvement smyon pa était une réaction des yogis de la lignée contre « les réformes puritains » de ceux qui suivaient une ligne plus monastique et plus hostile à la tendance « biere froide et femmes chaudes ». Cette tension est très présente dans les écrits, les chants et les hagiographies. Dans l’Histoire de la transmission, on la retrouve dans les deux points de vue de Balpo Asu (tantrique orthodoxe) et de Tipupa qui représente ici le point de vue de Saraha et de Maitrīpa. La Trilogie (Do hā skor gsum), la collection drigoungpa et ses hagiographies associées tentent de réconcilier et de regrouper les points de vue. Ils présentent une voie qui comprend à la fois la consécration, même sous sa forme la plus simple d’un vase d’or tenu dans la main, et une transmission directe (ngo sprod).


Mon point de vue personnel est qu’Adyavajra/Maitrīpa a réellement présenté une transmission en dehors du cadre d’une consécration. Dans la tentative de récupération ultérieure, cela se traduit par les doutes d’Adyavajra/Maitrīpa et par une consécration minimaliste, un vase d’or tenu dans la main.

N’oublions pas qu’Adyavajra/Maitrīpa était un tantrika érudit et expérimenté, qui avait étudié auprès de grands maîtres (Naropa etc.). Vers l’âge de 53, il vécut une crise et se mit à la recherche d’une instruction plus profonde, qui va droit au cœur, et qu’il trouva dans une approche qu’il attribua à Saraha/Śavaripa. Il y a donc bien un Adyavajra/Maitrīpa d'avant et d'après cette conversion. Et les œuvres qui lui sont attribuées reflètent peut-être ces périodes différentes. Le message d’Adyavajra/Maitrīpa après sa conversion (non-engagement mental et non-remémoration) s'appuie sur les distiques de Saraha (Dohākośagīti). Il est probable qu’il a aussi continué d’enseigner le vajrayāna après sa conversion, en plus de son approche de « mahāmudrā » hors consécration, tout comme l’avait fait Gampopa ultérieurement, avec réserve.

Une consécration est toujours la consécration d’une divinité, conformément au tantra de cette divinité. Une consécration s’appuie sur un tantra, et un tantra enseigne comment s’identifier à la divinité. Mais le message de Saraha est très clair : Saraha a fait son chant (Dohākośagīti), sans avoir vu un seul tantra ni mantra… Et ce vers est repris verbatim par Śavaripa dans l’Histoire de la transmission. Dans la version de Tārānātha de leur rencontre, Adyavajra/Maitrīpa s’habille en heruka avec les ornements d’os traditionnels pour recevoir une consécration, afin de devenir un vidhyādhara. Mais Śavaripa lui dit quel besoin as-tu de cette illusion ? Il lui enseigne la réalité du Cœur et lui dit de répandre cette instruction, ce qu’il fera.

***

[1] Rare texts from Tibet : seven sources for the ecclesiastic history of medieval Tibet, Per K. Sørensen and Sonam Dolma, Bhairahawa : Lumbini International Research Institute, 2007. Important collection of bKa`-brgyud-pa texts, from the `Bri-gung tradition

[2] Mathes, 2014

[3] Selon Mathes le Saṅkṣiptasekaprakriyā (3).

[4] Selon Mathes, le Sekatātparyasaṅgraha (2)

[5] Reprend la description de Buston de ce texte dans sa liste d’instructions reçues (Mathes).

[6] ’Bri guṅ bka’ brgyud chos mdzod, vol. ka, fols. 216v6-217r2: yang slob ma rnams kyis slob dpon la man ngag dang ’brel bas dbang ci ltar zhus pas / dbang mdor bstan mdzad / dbang gi dgongs pa zhus pas dgongs pa mdor bsdus mdzad / dbang gi lag len zhus pas lag len pra khrid mdzad / dbang bzang ngan shan ’byed pas dbang rnam nges mdzad / dbang gi dag pa zhus pas dbang rnam dag mdzad zhes so / gzhan rnams yig cha ma rnyes la / dbang bskur nges bstan ni snying po skor drug gi phyag rgya bzhi’i don ’grel yin pas gong du song (text: songs) la / dgos (text: dgongs) pa mdor bsdus ni ’di ltar ro //.
Traduction anglaise de Mathes :
apart from these Maitrīpa gave a teaching on how empowerment is performed and composed a text called “Pure empowerment” (dBaṅ rnam dag): Students asked the master [Maitrīpa] how empowerment is [explained] in terms of pith instructions. Thus he composed the *Saṅkṣiptasekaprakriyā. Since they [also] asked for the meaning of empowerment, he composed the Sekatātparyasaṅgraha. having been [further] asked about [its] performance, he gave a detailed teaching on the performance [of empowerment]. Distinguishing between a good and bad [empowerment], he composed the Sekanirdeśa. 29 having been asked about the puri-ty of empowerment, he composed the “Pure empowerment”. Other texts are not found. Since the Sekanirdeśa is a commentary on the Caturmudrā[nvaya] from the Cycle of Six Works on essential Meaning (sÑiṅ po skor drug) it comes before [the other ones], so does the *Saṅkṣiptasekaprakriyā

[7] « Once when this Brahmin Rahula was roaming in his district and had come to a garden, the four Brahmin girls approached him with cups ofbeer and begged him to drink them. Although he protested he succumbed to their entreaties and drank the four cups of beer in large gulps. He had four particularly pleasant sensations3 and, as had been prophesied about him, he met the Bodhisattva Sukhanatha face to face. Blessed by him he was exhorted: "In this city there lives a mysterious arrowsmith woman who is making a four-piece .arrow. Go to her and many beings will profit by it." With these words the vision disappeared. » H.v.Guenther, The Royal Song of Saraha, p. 5

[8] Bri gung bka’ brgyud chos mdzod, vol. ka, fol. 176v1-4 : […] gser gyi bum pa phyag du bsnams (text: snams) nas // dbang bskur ste de yang bal po’i bzhed pas dbang bskur ba’i rjes la phyag rgya bzhi’i gdams ngag bstan zer // ti (text: te) pu’i bzhed pas dam tshig mgur (text: ’gur) du bzhengs pa // gnyug ma’i sems ni gang tshe thams cad sbyang gyur pa’i // de tshe bla ma’i yon tan snying la ’jug par ’gyur // ’di ltar rtogs nas mda’ bsnun glu len te // sngags dang rgyu gnyis kyang ma mthong ngo // bla mas smras pa gang gi snying zhugs pas // lag pa’i mthil (text: ’thil ) du gnas pa’i gter mthong ’dra // yid la mi byed phyag rgya chen po’i lam // ’bras bu gang la yang re ba ma byed cig / rang gis sems nyid rtogs na phyag rgya chen po ste // ’di ltar snang ba ’di yang rang gi sems las logs na med // ces dbang bskur bas mai tri pas yid ma ches ste the tshom (text: tsom) skyes pa dang /.

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