mardi 28 avril 2015

Sortir des chemins battus à péage



Au Ier siècle ap. J.-C., une harmonisation avait commencé entre la philosophie de Platon et celle d’Aristote, qui trouva son aboutissement en Porphyre (234 – 305 ?).
« A partir du moment où l’on ne voyait plus de différences majeures entre les deux écoles, il était devenu inutile de départager l’appartenance d’une doctrine à l’une ou à l’autre. D’ailleurs, les éléments stoïciens absorbés par le moyen-platonisme et le néoplatonisme ne seront jamais mentionnés comme tels, et l’origine stoïcienne d’une doctrine n’est soulignée que quand on la combat. »[1]
La philosophie harmonisée « néoplatonicienne » de Porphyre sera intégrée par le christianisme, via Marius Victorinus (IVème s.), jusque chez saint Augustin (354-430) et Claudien Mamert (fin du Vème siècle), et par l’Islam via le christianisme/nestorianisme (Origène sur l’école des Perses à Edesse. Quand l’empereur byzantin Zénon ferma cette école en 489 à cause de ses tendances nestoriennes, les adeptes nestoriens partirent vers l’est et s’installèrent à Nisibe. Rappelons que le christianisme était devenu en 392 la religion officielle de l’Empire romain (sous Théodose) et que les chrétiens furent placés sous l’autorité de l’évêque de Rome, le pape depuis. En 529, l’empereur byzantin Justinien (483-565) ferma l’école d’Athènes, ce qui eut pour conséquence que les derniers philosophes néoplatoniciens prirent refuge en Iran.

Un autre apport important de traduction syriaques de philosophes grecs fut celui du prêtre nestorien Sergius de Reš‘ayna (mort en 536) à Constantinople etc. Au VIème siècle, le néo-platonisme florissait chez les nestoriens et à la cour des Sassanides. Certains écrits pseudépigraphes ont eu une influence considérable, notamment un ouvrage « qui est à la base du néoplatonisme en Islam », La Théologie, dite d’Aristote, qui est une paraphrase des trois dernières Ennéades de Plotin.[2] Ou le Livre sur le Bien pur attribué à Aristote, mais qui est en fait un extrait de l’Elementatio theologica du néoplatonicien Proclus (412 - 485). Cet ouvrage sera traduit de l’arabe en latin au XIIème siècle par Gérard de Crémone sous le titre de Liber de Causis, et deviendra la source néoplatonicienne principale des maîtres rhénans (Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Maître Eckhart…).

Quelques caractéristiques du néoplatonisme, qui se réclame de Platon, sont la transcendance divine, la primauté de l’esprit, l’immortalité de l’âme, un dieu artisan démiurge (moyen platonisme), une science de l’Un comme cause première etc. tous des éléments compatibles avec les religions monothéistes, qui s’en sont servi pour étayer leurs systèmes.

Le néoplatonisme a donc absorbé des éléments stoïciens, mais en laissant de côté tous ses aspects « religion sans dieu » non compatibles. Cela ne s’est pas arrangé quand les monothéismes s’en sont saisis. La philosophie grecque était désormais interprétée à la sauce ou à la lumière platonicienne augmentée, et notamment en ce qu’elle avait de compatible avec les monothéismes quand ceux-ci avaient pris la relève.

« L’écriture de l’histoire de la philosophie grecque est platonicienne. Elargissons : l’historiographie dominante dans l’Occident libéral est platonicienne. Comme on écrivait l’histoire (de la philosophie) du seul point de vue marxiste-léniniste dans l’Empire soviétique au siècle dernier, dans notre vieille Europe les annales de la discipline philosophique s’établissent du point de vue idéaliste. Consciemment ou non. »[3]

La série de la contre-philosophie initiée par Michel Onfray se présente ainsi :

« Depuis longtemps, la tradition universitaire évite de se pencher sur un continent englouti et oublié de la philosophie. Et depuis trop longtemps, elle ne sacralise que les protagonistes les plus austères de la grande guerre des idées. Pourquoi ? Parce que l'histoire de la philosophie est écrite par les vainqueurs d'un combat qui, inlassablement, opposent idéalistes et matérialistes. Avec le christianisme, les premiers ont accédé au pouvoir intellectuel pour vingt siècles. Dès lors, ils ont favorisé les penseurs qui œuvrent dans leur sens et effacé toute trace de philosophie alternative. C'est à renverser cette perspective que s'attache Michel Onfray dans " Contre-histoire de la philosophie " »

Dans le vacarme religieux des vingt siècles derniers, la pensée dominante dans une grande partie de la planète était une pensée théiste ou platonicienne, affirmant la transcendance divine (y compris la variante transcendance-immanence), la primauté de l’esprit, l’immortalité de l’âme, un dieu créateur, une science de l’Un et leurs applications religieuses plus sectaires dans les monothéismes respectifs. On la retrouve également dans les « spiritualités » (théosophie, New Age, …) qui se réclament de la philosophie pérenne.

C’est oublier que des « religions sans dieu » aient existé en Grèce, en Inde, au Gandhara, et qui au cours de leur histoire aient subi la pensée dominante qui s’exportait avec les sciences avec lesquelles la religion était encore inextricablement liée. Le stoïcisme, qui a même des racines dans le cynisme, s’est fait envahir puis récupérer par cette pensée dominante. Le bouddhisme, qui a des racines dans les mouvements des renonçants, a subi une influence comparable. La philosophie harmonisée « néoplatonicienne » a été intégrée par l’Islam et s’est répandu à l’est, où une tendance théisante de type néoplatonicien est devenue omniprésente, s’enracinant dans le terreau des dieux anciens locaux.

Comment renverser cette tendance au sein même d’une religion ? Ou comment faire en sorte que cette pensée dominante le soit moins ? Comment retrouver une pensée vivante capable de s’engager ailleurs que dans des chemins battus.

***

[1] Apprendre à philosopher dans l’Antiquité, Ilsetraut et Pierre Hadot, p. 80

[2] Histoire de la philosophie islamique, Henr Corbin, p. 42

[3] Michel Onfray, Les sagesses antiques

2 commentaires:

  1. Mais c'est très simple, cher Joy : pour battre le platonisme, il faut et il suffit de produire une pensée plus vraie. Depuis 2000, les philosophes n'ont fait qu'écrire des notes de bas de page aux dialogues de Platon (dixit Whitehead). Mais bon courage quand même ! :)
    Pour ce qui est du stoïcisme, je ne vois pas en quoi il serait foncièrement différent du platonisme ?

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  2. Eh oui, il s'agit bien d'une pensée dominante, qui a l'air tellement réelle qu'il semble impossible d'en sortir. Elle est l'eau dans laquelle nous nageons comme des poissons depuis 25 siècles. Elle n'est qu'un reflet de la pensée vraie. Bon courage à nous tous ! :)

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