Dans le fameux Guide des états intermédiaires (bar do drug gi khrid yig), Karma Lingpa (1326–1386) explique que l’expérience de la conscience est fragmentaire, à cause des intervalles temporels auxquels lui soumet l’activité mentale. Le Guide a pour but de libérer la conscience de ces six intervalles ou « états ».
Il y a l’intervalle de l’état de veille entre la naissance et la mort (1. skye gnas kyi bar do) ; l’intervalle « d’inconscience » quand les sens et le mental sont résorbés, correspondant au recueillement (2. ting 'dzin gyi bar do), mais aussi au sommeil ; l’intervalle du rêve, quand les sens sont toujours résorbés mais que le mental est actif (3. rmi lam gyi bar do). Et il y a trois intervalles correspondant au moment de la mort et l’état post-mortem, à commencer par le moment de la mort qui est la dissolution progressive et définitive des éléments et des constituants de l’individu (4. ‘chi ka’i bar do) et l’état intermédiaire du devenir, le parcours de l’âme vers sa nouvelle naissance (6. srid pa’i bar do). Entre ces deux, Karma Lingpa – c’est une nouveauté – intercale un état intermédiaire de la Lumière manifeste de la Réalité transcendante (5. chos nyid 'od gsal gyi bar do).
Généralement, le terme dharmatā désigne la nature des phénomènes, tandis que dharma désigne les phénomènes. La nature des phénomènes est que ceux-ci sont impermanents, douloureux et impersonnels[1] et qu’ils se produisent en interdépendance. Autrement dits ils sont vides d’essence (sct. śūnya). Ici, chez Karma Lingpa, le terme dharmatā fait référence à la Réalité transcendante de la Lumière manifeste, libre des carcans du mental. Cette réalité est la réalité divine du cercle (sct. maṇḍala) des divinités paisibles et courroucées. Elle est éternelle, mais c’est l’activité mentale avec ces intervalles temporels qui empêche d’y avoir accès. Quand la Lumière manifeste de la conscience subit les carcans de l’activité mentale, elle n’est plus reconnue (sct avidyā) comme telle. La réalité que l’on éprouve à travers ces carcans est une réalité déformée, dite impure ou inauthentique, tandis que la réalité ou resplendit la Réalité transcendante du maṇḍala est la réalité authentique ou pure. Ces deux réalités s’opposent comme s’opposent, la naissance et la vie, et la mort et l’état post-mortem.
La réalité authentique (dharmatā) présentée par Karma Lingpa est un plérôme. Cette conception d’une réalité impure (ombre) et d’une réalité pure (lumière) est manichéenne. Quand on est prisonnier de la réalité impure par ignorance (avidyā), on subit la transmigration et l’on souffre. Tandis qu’en accédant à la réalité pure du plérome, grâce aux instructions de sauveurs envoyés par le plérome, on se libère.
Dans le chapitre qui traite de l’état intermédiaire du rêve, Karma Lingpa souligne l’importance de la pratique du corps illusoire (sct. māyādeha tib. sgyu lus) pour la pratique qui libère des six états intermédiaires. Tout comme pour la réalité, le corps illusoire peut être impur et pur. Le corps illusoire impur est le corps qui subit les six états intermédiaires. Le corps illusoire pur est le corps divin imaginé ou médité pendant le mahāyoga, et auquel s’identifie l’adepte. C’est un corps illusoire/émané certes, mais il est compatible avec les corps divins véritables du maṇḍala des divinités paisibles et courroucées qui se manifesteront lors de l’état intermédiaire de la Réalité transcendante. Tant que nous sommes sous l’emprise des six bardos, ce corps illusoire pur nous sert de béquille : nous n’avons pas mieux pour nous identifier, mais il nous servira de véhicule provisoire. Par la force de l’habitude développée ainsi, au moment de la vision des divinités du véritable maṇḍala de la Réalité transcendante, nous nous identifierons tout naturellement avec eux, et nous serons sauvés… Car ces corps divins ne sont pas illusoires, ce sont les originaux, pas des copies. Cela montre bien que la réalité authentique de Karma Lingpa est divine et pure. Symbolique ?
L’entraînement du corps illusoire chez Karma Lingpa est double. La première partie déconstruit la fausse réalité de ce corps en prenant conscience de sa fausseté, de son caractère illusoire. C’est une approche négative. On se détache et l’on se dissocie de ce corps. Elle est suivie d’une approche positive. On imagine un corps divin (Vajrasattva) auquel on s’identifie. Désormais, on s’identifie à un corps illusoire pur jusqu'à la mort, et au-delà. On se familiarise avec la génération et la dissolution de corps, afin de se préparer pour le « moment crucial », quand « on » se trouvera face au vrai maṇḍala de la Réalité transcendante avec le vrai Vajrasattva. Si « on » réussit à s’identifier à Lui, « on » sera indissociable de son vrai maṇḍala, et « on » sera sauvé : il n’y aura plus de transmigration.
Karma Lingpa souligne l’importance de la pratique du corps illusoire pur. Le pratiquant de Dzogchen a pris la résolution de se libérer dans l’état intermédiaire de la Réalité transcendante au moment où se manifeste le maṇḍala des divinités paisibles et courroucées. C’est maintenant qu’il se prépare pour ce « moment crucial », dans l’intervalle entre la naissance et la mort (1. skye gnas kyi bar do). C’est sa véritable pratique principale pendant cette période[2]. Elle sert à la fois de préparation à l’intervalle du rêve (3. rmi lam gyi bar do) et de la Réalité transcendante (5. chos nyid 'od gsal gyi bar do). Ces deux pratiques, corps illusoire impur et pur, constituent donc la pratique principale des (six) états intermédiaires.
Il ressort de ces propos de Karma Lingpa que la véritable pratique de l’adepte du Dzogchen consiste à se préparer pour le « moment crucial » après sa mort, quand il aura la vision du maṇḍala des divinités paisibles et courroucées pendant l’état intermédiaire de la Réalité transcendante, c'est-à-dire quand il se trouvera en face du plérome. Il se prépare à cet événement en deux étapes. D’abord, il se détache de son corps illusoire impur. Cette phase de déconstruction correspond à l’approche négative (tib khregs chod). Mais cela ne suffit pas, ce n’est pas ainsi que le plérome pourra sauver l’adepte. Une deuxième phase (tib thod brgal) consiste en la préparation à cette rencontre cruciale. L’adepte s’identifie au corps illusoire pur, divin, qui est une copie de celui de la Réalité transcendante, et au moment crucial, par la force de l’habitude, il s’identifiera au corps divin réel, et le tour est joué.
Cette préparation avec ses pratiques associées est donc la raison d’être même du Dzogchen. Il ne s’agit pas d’interpréter les visons de l’état intermédiaire de la Réalité transcendante à un niveau symbolique, psychologique ou archétypal etc., ce serait dangereux comme nous avertit Philippe Cornu, car nous passerions complètement à côté de cette occasion rare pour nous sauver en nous identifiant à une Réalité transcendante bien réelle ; il n’y a pas plus réelle qu’elle !
Ainsi, le Dzogchen au complet, éradication de la rigidité ET franchissement du pic, ne peut être délesté de la croyance en la réincarnation et en un plérome, constituant la Réalité transcendante, dont la réalité ici-bas n’est que le pâle reflet. Et le Livre des morts tibétain nous le rappelle.
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[1] « Tous les composés sont impermanents (P. sabbe saṅkhara annicā)
Tous les composés sont souffrance (P. sabbe saṅkhara dukkhā)
Tous les phénomènes (dharma) sont sans soi (P. sabbe dhammā anatta)
La destruction (de tous les liens), c’est le nirvāṇa (S. śantaṁ nirvāṇaṁ). »
[2] skye gnas bar do'i nyams len gyi dngos gzhi yang 'di kho na yin la %
Passage relevant du chapitre bardo du rêve pour cet article :
bar dor zhi khro'i sku shar ba'i dus su grol bar thag chod pas % skye gnas bar do'i nyams len gyi dngos gzhi yang 'di kho na yin la % rmi lam bar do dang chos nyid bar do'i sngon 'gro ni %
'di kho na la rag las pas shin tu 'bad par bya'o % ma dag pa'i sgyu lus ni % srid pa bar do'i sngon 'gro yang gces pas % sgyu lus gnyis po 'di bar do'i nyams len dngos gzhi'o % sgyu lus snang ba rang grol gyi khrid %
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