Pierre Hadot sur l'attention et la vigilance (extrait d'Exercices spirituels et philosophie antique pp. 81-88)
Plus tard lorsque le monachisme apparaîtra comme la réalisation de la perfection chrétienne, il pourra lui aussi être présenté comme une philosophia, à partir du IVe siècle, par exemple, chez Grégoire de Nazianze, chez Grégoire de Nysse et Jean Chrysostome et concrètement, chez Evagre le Pontique. On retrouve cette attitude au Ve siècle, par exemple chez Théodoret de Cyr. Ici encore Philon d’Alexandrie avait ouvert la voie en donnant le nom de « philosophes » aux thérapeutes qui, nous dit-il, vivaient dans la solitude en méditant la Loi et en s’adonnant à la contemplation. Comme l’a bien montré Jean Leclercq, le Moyen Âge latin continuera, sous l’influence de la tradition grecque, à donner le nom de philosophia à la vie monastique. C’est ainsi qu’un texte monastique cistercien nous dit que les disciples de Bernard de Clairvaux étaient initiés par lui « aux disciplines de la philosophie céleste ». Jean de Salisbury affirme que les moines « philosophent » de la manière la plus droite et la plus authentique.
On ne saurait trop insister sur l’importance capitale de ce phénomène d’assimilation entre christianisme et philosophie. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de nier l’originalité incomparable du christianisme. Nous reviendrons plus loin sur ce point et tout spécialement sur le caractère proprement chrétien de cette « philosophie », ainsi que sur le souci que les chrétiens ont eu de la rattacher à la tradition biblique et évangélique. D’autre part, il ne s’agit que d’un courant limité historiquement, lié de près ou de loin à la tradition des apologistes et d’Origène. Mais enfin ce courant existe, il a eu une importance considérable et il a eu pour conséquence d’introduire dans le christianisme les exercices spirituels de la philosophie. Avec ces exercices spirituels s’est introduit aussi, dans le christianisme, un certain style de vie, une certaine attitude spirituelle, une certaine tonalité spirituelle qui ne s’y trouvait pas originellement. Le fait est très significatif : il montre que si le christianisme pouvait être assimilé à une philosophie, c’est précisément que la philosophie était déjà avant tout elle-même un mode d’être, un style de vie. Comme le remarque Jean Leclercq : « Dans le Moyen Âge monastique, aussi bien que dans l’Antiquité, philosophia désigne non pas une théorie ou une manière de connaître, mais une sagesse vécue, une manière de vivre selon la raison. »
Nous avons dit que l’attitude fondamentale du philosophe stoïcien ou platonicien était la prosoché, l’attention à soi-même, la vigilance de chaque instant. L’homme « éveillé » est sans cesse parfaitement conscient non seulement de ce qu’il fait, mais de ce qu’il est, c’est-à-dire de sa place dans le cosmos et de son rapport à Dieu. Cette conscience de soi est tout d’abord une conscience morale, elle cherche à réaliser à chaque instant une purification et une rectification de l’intention ; elle veille à chaque instant à n’admettre aucun autre motif d’action que la volonté de faire le bien. Mais cette conscience de soi n’est pas seulement une conscience morale, elle est aussi une conscience cosmique : l’homme « attentif » vit sans cesse en présence de Dieu dans le « souvenir de Dieu », consentant joyeusement à la volonté de la Raison universelle et voyant toutes choses avec le regard même de Dieu.
Telle est l’attitude philosophique par excellence. Telle est aussi l’attitude du philosophe chrétien. Elle apparaît déjà chez Clément d’Alexandrie dans une phrase qui annonce l’esprit qui régnera plus tard dans le monachisme d’inspiration philosophique : « Il est nécessaire que la loi divine inspire la crainte afin que le philosophe acquière et conserve la tranquillité d’âme (amerimnia), grâce à la prudence (eulabeia) et à l’attention à soi-même (prosochè), en demeurant en toutes choses exempt de chute et de faute. » Cette loi divine, dans l’esprit de Clément, c’est à la fois la Raison universelle des philosophes et le Verbe divin des chrétiens ; elle inspire une crainte, non pas au sens d’une passion, condamnée comme telle par les stoïciens, mais au sens d’une circonspection dans la pensée et dans l’action. Cette attention à soi-même apporte l’amerimnia, la tranquillité d’âme, un des buts qui sera recherché par le monachisme.
Cette attention à soi-même fait l’objet d’un sermon très significatif de Basile de Césarée. S’appuyant sur la version grecque d’un passage du Deutéronome : « Fais attention, pour qu’il n’y ait pas cachée dans ton cœur une parole d’injustice », Basile développe toute une théorie de la prosochè, fortement influencée par les traditions stoïcienne et platonicienne. Nous aurons à revenir sur ce phénomène. Pour le moment, nous pouvons constater que c’est parce que l’expression du Deutéronome évoque pour lui un mot technique de la philosophie antique, que Basile le commente. Cette attention à soi- même consiste pour lui à éveiller en nous les principes rationnels de pensées et d’action que Dieu a déposés dans notre âme , à veiller sur nous-mêmes, c’est-à-dire sur notre esprit et notre âme, et non pas sur ce qui est nôtre, c’est-à-dire notre corps, ou ce qui se trouve autour de nous, c’est-à-dire nos possessions . Elle consiste aussi à faire attention à la beauté de notre âme, en renouvelant sans cesse l’examen de notre conscience et la connaissance de nous-mêmes. Ainsi redresserons-nous les jugements que nous portons sur nous-mêmes : si nous nous croyons riches et nobles, nous nous rappellerons que nous sommes faits de terre et nous nous demanderons où sont maintenant les hommes célèbres qui nous ont précédés. Si au contraire, nous sommes pauvres et méprisés, nous prendrons conscience des richesses et des splendeurs que le cosmos nous offre : notre corps, la terre, le ciel, les astres, et nous penserons à notre vocation divine. On reconnaîtra facilement le caractère philosophique de ces thèmes.
Cette prosochè, cette attention à soi-même, attitude fondamentale du philosophe, va devenir l’attitude fondamentale du moine. C’est ainsi que lorsqu’Athanase, dans sa Vie d’Antoine écrite en 357, nous raconte la conversion du saint à la vie monastique, il se contente de dire qu’il se mit à « faire attention à lui-même ». Et Antoine, mourant, dira à ses disciples : « Vivez comme si vous deviez mourir chaque jour, en faisant attention à vous-mêmes et en vous souvenant de mes exhortations. » Au VIe siècle, Dorothée de Gaza remarque: «Nous sommes si négligents que nous ne savons pas pourquoi nous sommes sortis du monde [...]. C’est pourquoi nous ne faisons pas de progrès [...]. Cela vient de ce qu’il n’y a pas de prosochè dans notre cœur. »
Cette attention, cette vigilance, nous l’avons vu, supposent une continuelle concentration sur le moment présent, qui doit être vécu comme s’il était à la fois le premier et le dernier. Il faut renouveler sans cesse son effort. Antoine, nous dit Athanase, ne cherchait pas à se souvenir du temps qu’il avait déjà passé à s’exercer, mais chaque jour il faisait un effort nouveau, comme s’il prenait un nouveau départ. Donc vivre le moment présent comme s’il était le premier, mais aussi le dernier. Nous avons vu Antoine dire à ses moines au moment de mourir : « Vivez comme si vous deviez mourir chaque jour. » Et Athanase nous rapporte une autre de ses paroles : « Si nous vivons comme si nous devions mourir chaque jour, nous ne pécherons pas. » Il faut se réveiller en pensant que l’on n’atteindra peut-être pas le soir, s’endormir en pensant que l’on ne se s’éveillera pas. « Que la mort soit devant tes yeux chaque jour, avait dit Épictète, et tu n’auras jamais aucune pensée basse ni aucun désir excessif. Et Marc Aurèle : « Agir, parler, penser toujours comme quelqu’un qui peut sur l’heure sortir de la vie. » Dorothée de Gaza lui aussi lie étroitement la prosochè et l’imminence de la mort : « Faisons donc attention à nous-mêmes, frères, soyons vigilants, tant que nous avons le temps... Depuis le début de notre entretien, nous avons dépensé deux ou trois heures et nous nous sommes rapprochés de la mort, mais nous voyons sans frayeur que nous perdons le temps.» Ou encore: «Ayons souci de nous-mêmes, frères, soyons vigilants, Qui nous rendra le temps présent, si nous le perdons ? »
Cette attention au présent est à la fois contrôle des pensées, acceptation de la volonté divine, et purification des intentions dans le rapport avec autrui. On connaît la Pensée de Marc Aurèle qui résume excellemment cette constante attention au présent : « Partout et à chaque instant, il dépend de toi, d’accepter pieusement la présente conjonction d’événements, de te conduire avec justice avec les hommes qui sont à présent avec toi, d’appliquer à la présente représentation (phantasia) les règles de discernement (emphilotechnein), afin que rien ne s’infiltre qui ne soit une représentation vraie. » Cette vigilance continuelle sur les pensées et les intentions se retrouve dans la spiritualité monastique. Ce sera la « garde du cœur », la nepsis ou vigilance. Il ne s’agit pas là seulement d’un exercice de la conscience morale : la prosochè replace l’homme dans son . être véritable, c’est-à-dire dans sa relation à Dieu. Elle équivaut à un exercice continuel de la présence de Dieu. Porphyre, le disciple de Plotin, avait écrit par exemple : « À toute action, toute œuvre, toute parole, que Dieu soit présent comme témoin et comme gardien ! » C’était là un des thèmes fondamentaux de la prosochè philosophique : la présence à Dieu et à soi-même. « N’aie de joie et de repos qu’en une seule chose : progresser d’une action faite pour autrui à une autre action faite pour autrui, accompagnée du souvenir de Dieu. » Cette Pensée de Marc Aurèle se rapporte au même thème de l’exercice de la présence de Dieu et nous fait connaître en même temps une expression qui jouera plus tard un grand rôle dans la spiritualité monastique. Ce « souvenir de Dieu », c’est une perpétuelle référence à Dieu à chaque instant de la vie. Basile de Césarée le lie explicitement à la garde du cœur : « Il faut garder, en toute vigilance, nos cœurs, pour qu’ils ne laissent jamais échapper la pensée de Dieu. » Diadoque de Photicé évoque très souvent ce même thème. Il est tout à fait équivalent pour lui à la prosochè : « Il n’appartient de connaître leurs chutes qu’à ceux dont l’intellect ne se laisse jamais soustraire au souvenir de Dieu. » « Dès lors (c’est-à-dire depuis la chute), l’intellect humain ne peut plus qu’avec peine se souvenir de Dieu et de ses commandements. » Il faut « fermer toutes les issues de l’intellect par le souvenir de Dieu. » « Le propre d’un homme ami de la vertu est de consumer sans cesse par le souvenir de Dieu ce qu’il y a de terrestre dans son cœur, afin qu’ainsi peu à peu le mal soit dissipé par le feu du souvenir du bien et que l’âme revienne parfaitement à son éclat naturel avec une splendeur accrue. »
Ce souvenir de Dieu est évidemment en quelque sorte l’essence de la prosochè, le moyen le plus radical d’être présent à Dieu et à soi-même. Mais l’attention à soi ne peut quand même se contenter d’une intention diffuse. Nous avons vu Diadoque de Photicé parler du « souvenir de Dieu et de ses commandements. » Dans la philosophie antique aussi, la prosochè supposait une méditation et une mémorisation de la règle de vie (kanôn), des principes qui devaient être appliqués en chaque circonstance particulière, à chaque moment de la vie. Il fallait avoir sans cesse « sous la main » les principes de vie, les « dogmes » fondamentaux.
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