« Dans le bouddhisme tibétain, on considère que Saraha fut le premier à utiliser le genre du dohākoṣa avec son texte le Dohākoṣagīti. Sahara est également considéré comme le premier à donner les instructions qui, allant à l’essentiel, ciblaient directement la nature non duelle de la réalité. Du fait que Saraha et les autres siddhas, dont certains furent également auteurs de dohākoṣa, qualifiaient cette réalité de Naturel [1] (sct. sahaja, tib. lhan gcig skyes pa), certains [2] en sont venus à leurs attribuer un véhicule spécifique, le « véhicule du Naturel » (sct. sahajayāna), qui emprunte une voie naturelle, voire naturaliste, dans le seul sens de réintégrer (sct. yoga, tib. sbyor) la gnose du Naturel (sct. sahaja-jñāna).Jamgoeun Kongtrul (1813-1899) écrit suite aux polémiques qui avaient conduit à la supériorité des formes ésotériques du bouddhisme, au déclassement du chemin des perfections en général et du système du Sceau universel de Gampopa en particulier. Les hiérarques des diverses écoles kagyupa avaient acté ce déclassement et l’avaient appliqué à leurs propres cursus respectifs. Ainsi, Jamgoeun Kongtrul écrit dans le Trésor de la connaissance (shes bya kun khyab) :
Ce n’est que plus tard, après Advayavajra, et notamment dans l’entourage de Gampopa, que l’on donna le nom Mahāmudrā au cycle qui remonterait à Saraha. Dans son Trésor de la connaissance (tib. shes bya kun khyab), Jamgoeun Kongtrul (1813-1899) explique que la Mahāmudrā qu’enseigna Gampopa correspondrait à « Le Sceau Universel qui réintègre le Naturel, instruction de la double armure » (tib. phyag chen lhan cig skyes sbyor go cha gnyis pa’i man ngag) composé par Atiśa. Un texte avec ce titre de la main d’Atiśa est inconnu, mais l’expression « Le Sceau universel qui réintègre le Naturel » (tib. phyag chen lhan cig skyes sbyor) est assez répandu dans l’entourage de Gampopa. On le retrouve dans plusieurs textes. La même chose est d’ailleurs vraie pour l’expression « double armure ».[3]
« La réalisation de la Mahāmudrā que Gampopa faisait développer par des débutants[4], même sans que ceux-ci aient reçu d’initiation, est celle du Parāmitāyāna. C’est une instruction qui provient principalement des Kadampa.
"Le Sceau Universel qui réintègre le Naturel, instruction de la double armure" écrit par Atiśa et le système en question sont semblables à tous points de vue, et même la progression graduelle des quatre yogas[5] y est expliquée clairement [6].
En outre, la plupart de collections (tib. tshogs pa phal mo che) suivent le chemin graduel (tib. lam rim) des Kadampa. Les adeptes du chemin extraordinaire suivent les instructions du [379] chemin des Techniques yoguiques de Lama Milarepa.
Ayant cela présent à l’esprit, le seigneur Mi kyod rdo rje (1507-1554) a écrit :La pierre d’achoppe du système de Gampopa est l’absence des éléments ésotériques qui étaient devenus si indispensables au cours des siècles qui l’avaient suivi, mais qui faisaient défaut dans le système de Gampopa, ainsi que dans celui d’Advayavajra, tel qu’il transparaît des propos sur le Naturel, le sens du Cœur etc. qui lui sont attribués. Il est incontestable qu’Advayavajra est aussi l’auteur d’écrits hautement ésotériques, mais si les hagiographies qui le concernent ont une quelconque réalité, il faudrait admettre l’hypothèse qu'Advayavajra, après l’âge de cinquante ans, avait en effet changé d’optique après sa rencontre réelle ou visionnaire, de Śavaripa. Les propos post-tantriques de ses écrits sur le Naturel iraient d’ailleurs dans ce sens. C’est dans les théories et les pratiques sur le Naturel, qu’il faudrait essayer de trouver sa patte.
« Ce n’était pas le siddhi authentique de la Mahāmudrā de la lignée Kagyupa, transmis du Dharmakāya Vajradhara jusqu’au grand Nāropa, et qui est présent dans les gnoses analogique et ultime authentique [7], car ces dernières ne sont manifestes qu’à la dernière des quatre consécrations supérieurs (du tantrayāna). Mais c’est le Parāmitāyāna causal[8] de nos jours et la tradition des instructions communes de śamātha-vipaśyanā[9]qui viennent d’Atiśa et qui font partie du chemin graduel de l’éveil. Il était enseigné par Gampopa (1079-1153) et Pamodroupa (tib. Phag mo gru pa) (1110-1170) pour répondre à la demande des étudiants de l’époque dégénérée, friands des enseignements les plus élevés, et qui l’ont appelé pour cette raison “Le Sceau universel qui réintègre le Naturel” (tib. phyag-chen skyes-sbyor). Dans la pratique de la plupart des étudiants de Gampopa, les instructions de la Mahāmudrā furent données avant la consécration, ce qui est appelé "la tradition commune du Sūtrayāna et du Mantrayāna[10] »
Dans les écrits de Gampopa et de Yudrakpa Zhang, qui avaient donné lieu aux polémiques, Advayavajra est en effet mentionné comme la source ou l’inspiration de leurs méthodes. Notamment dans les Instructions fulgurantes (tib. thog babs) de Zhang. Les hagiographies présentent Atīśa Dīpaṃkara Śrījñāna (982-1054) comme un disciple direct d’Advayavajra, et Atīśa fut le premier à introduire « la mahāmudrā » en Tibet, en enseignant les Distiques de Saraha, l’ancêtre incontesté de ce système. C’est à ce même Atīśa qu’est attribué la méthode de la réintégration du Naturel[1], comme le rappelle Jamgoeun Kongtrul. Et c’est en effet dans les Instructions de la double armure[2] attribuées à Gampopa que l’on trouve deux textes sur la réintégration du Naturel, dont on fait généralement précéder le titre de « phyag chen », mahāmudrā. Comme le souligne Jamgoeun Kongtrul, ces textes intègrent les quatre réintégrations (sct. yoga) caractéristiques du système de la mahāmudrā ou Sceau universel.
Je publierai simultanément sur mes deux blogs (Dans le sillage d’Advayavajra et Gampopa répond) les deux textes de la réintégration du Naturel et une autre série de textes susceptibles d’avoir été inspiré par Advayavajra.
***
[1] Le mot sahaja a une longue histoire, tout comme les traductions de ce terme. Il existait avant qu’il fut intégré dans le jargon des tantras.
À l’origine, ce mot signifie « simultané, spontané, inné, héréditaire, de naissance naturelle, facile ». Ainsi, il prend ce sens par exemple dans la Bhagavad Gītā 18 : 48).
« Il ne faut pas, ô fils de Kuntī, se dérober à l’acte (sct. karma), même s’il apparaît coupable, qu’impose à chacun sa naissance (sct. sahajam) ; car comme le feu (sct. agni) se mêle de fumée, toute activité se mêle d’imperfections ».Dans les tantras bouddhistes, sa première apparition est dans le système du Guhyasamāja Tantra.
Le mot sahaja, utilisé dans les tantras, bien qu’ayant des origines dualistes sert à désigner une réalité non-duelle. Il est le lien entre le "feu céleste" et sa manifestation, et signifie qu’ils partagent la même nature. Les représentations iconographiques de cette nature spontanée rappellent leur origine dualiste : un dieu et une déesse en union, où le dieu, le Père, représente le Ciel, l’Esprit, le Puruṣa, Dieu, Śiva, Heruka… etc. et où la déesse représente la Mère, la Terre, la Matière, la Prakṛti, la Nature, la Śakti, la Mudrā…
Pour plusieurs raisons, j’ai donc choisi de traduire sahaja par naturel ou le Naturel, quand il s’agit de la nature spontanée ou innée du « feu céleste », quelle que soient les définitions culturelles de ce dernier.
Pour plus de précisions, je vous invite à vous rendre sur ce blog
[2] En premier, Shashi Bhushan Dasgupta dans « Obscure Religious Cults (1946)
[3] Extrait de Chants de plénitude, Joy Vriens, éd. Yogi Ling, p. 5
[4] "Se réfère à toute personne qui n'a pas atteint le chemin de la vision et la pure perception non-conceptuelle de la Vacuité, en d'autres termes, toute personne qui n'est pas Arya." Le Mahamoudra, p. 138
[5] Pensée unifiée (sct. ekāgra, tib. rtse gcig), non-complexité (sct. niṣpra-pānca, tib. spros bral), saveur unique (sct. samarasa, tib. ro gcig), non-méditation (sct. abhāvanā, tib. sgom med).
[6] 'di ni gtso bo bka' gdams pa las byung ba'i gdams pa ste/ jo bos mdzad pa'i phyag chen lhan cig skyes sbyor go cha gnyis pa'i man ngag dang da lta'i lugs srol 'di rnam pa thams cad du mtshungs shing rnal 'byor bzhi rim yang der gsal bar bstan pa yin no/
[7] La cognition conceptuelle de la vacuité en combinaison avec la conscience de félicité subtile est appelée la Lumière manifeste analogique
(tib. dpe'i 'od gsal, “approximating clear light”). Lorsque tous les souffles d’énergie se dissolvent entièrement de façon à atteindre le niveau de conscience le plus subtil, la cognition non-conceptuelle de la vacuité qui accompagne celle-ci est appelée la Lumière manifeste authentique (tib. don gyi 'od gsal). Berzin Archives
[8] Causal (tib. rgyu’i) est ici utilisé dans un sens péjoratif. Les véhicules des auditeurs (śravaka), des bouddhas spontanés (pratyekabuddha) et des bodhisattvas sont classés dans la catégorie « véhicules de la cause » (tib. rgyu'i theg pa gsum). Cette classification est celle du bouddhisme ésotérique qui considère que contrairement aux trois véhicules de la cause, les tantras partent du résultat, qu’ils intègrent au niveau du chemin. Le système de la mahāmudrā de Gampopa, est ici considéré comme faisant partie du système de la perfection de la sagesse et donc un véhicule de la cause.
[9] En tibétain Chiné (zhi gnas) et Lhaktong (lhag mthong). La première méditation vise à amener au repos le mental par la concentration, et la deuxième à connaître le réel avec lucidité.
[10] chos sku rdo rje 'chang chen po nas brgyud pa'i nA ro chen po'i bka' brgyud kyi phyag rgya chen po'i dngos grub mtshan nyid pa ni mchog dbang gong ma gsum gyi dpe don gyi ye shes mtshan nyid pa mngon sum du ma gyur pa la yod pa ma yin la/ deng sang gi rgyu phar phyin theg pa dang thun mong ba'i zhi lhag gi khrid srol mgon po a ti sha nas brgyud pa/ byang chub lam sgron gyi man ngag rje btsun sgam po pa dang mgon po phag mo gru pas/ snyigs ma'i gdul bya theg pa mtho mtho la dga' ba'i ngor phyag chen lhan cig skyes sbyor gyi ming btags par mdzad pa zhes gsungs la/ dwags po'i thugs sras phal mo che rnams kyi phyag bzhes su dbang bskur sngon song la phyag chen gyi gdams ngag bstan te mdo sngags thun mong gi lam srol du bzhed pa yin no//
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