samedi 19 octobre 2019

Le droit de rire dans le bouddhisme


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Un blasphème est une parole ou un “discours outrageant à l'égard de la divinité, de la religion, de tout ce qui est considéré comme sacré” (CNTRL). L’iconoclasme, qui fut à l’origine une doctrine “hérétique”, cible plutôt les représentations divines ou religieuses. L’iconoclasme peut varier de la destruction, de la profanation jusqu’au simple manque de respect. le blasphème et l’iconoclasme sont des sacrilèges. Un sacrilège est “la profanation de ce qui est sacré; action impie envers les lieux, les choses revêtues d'un caractère sacré; fait de porter atteinte à une personne revêtue d'un caractère sacré, de l'outrager gravement.” (CNTRL). Les outrages sont des actes gravement contraires à une règle.

Les règles en matière religieuse concernent le sacré, un espace ou un objet séparé du profane, du monde. Pour le religieux, le sacré se manifeste comme étant d’une autre réalité que la réalité naturelle, supérieure ou céleste, et s’impose ainsi. Pour le non-religieux, le sacré d’une pierre, d’un arbre etc. ressort d’une décision humaine. Si le sacré de la pierre, de l’arbre, du ciel etc. manifeste une volonté par l’intermédiaire de “visionnaires”, ceux-ci peuvent établir les règles relatives au culte de cet objet sacré. Dans une communauté, ces règles ont alors valeur de loi. L’objet sacré peut être représenté et sa représentation peut être considéré comme un objet dépositaire du sacré (symbole). Manquer de respect envers cet objet équivaut à manquer de respect envers le sacré originel, tout comme tout manque de respects des règles relatives à lui.

Les représentations du sacré sont aussi quelquefois appelés des icônes, notamment dans l’Eglise d’Orient. Le mot icône vient du grec classique et signifie “image, statue, portrait”. Un iconoclaste est quelqu’un qui brise (gr. klas, κλα ́ω) des représentations sacrées. Cela peut être du fait qu’il adore d’autres idoles (images, fantômes, du grec eidolon), qu’il pense que la divinité ne doit pas être représentée, ou qu’il pense que le culte des divinités est une superstition, une croyance religieuse irrationnelle. Le blasphème (parole qui outrage la divinité), l’iconoclasme (destruction d’images sacrées) et le sacrilège (profanation de ce qui est sacré) sont subies comme des violations de la part des croyants. Dans notre monde postmoderne, on voit que, sans être sacrés, le non-respect des symboles et des icônes peut donner lieu à des réactions similaires. Le système dans lequel certains symboles et icônes ne peuvent pas être attaqués est un système symbolique, où ceux qui y adhèrent peuvent se comporter comme des “croyants”, et avoir la sensibilité d’un croyant vis à vis des symboles.

Le sacré peut-il exister dans le monde sans ses symboles, ses représentations et ses règles et une communauté qui y adhère ? Pour le Bouddha ceux-ci peuvent tout au plus servir de rappel ou de remémoration (anusmṛti), mais ils sont vides de sacré.
« Celui qui me voit comme une matière visible,
Celui qui me perçoit dans les phonèmes
S’est engagé incorrectement dans le renoncement
Cette personne ne me voit pas
Les guides sont le corps des phénomènes (S. dharmakāya)
Considérez le buddha comme la substance des phénomènes (S. dharmatā) »[1] Vajracchedikā ("Soutra du Diamant")
La représentation iconique du Bouddha si familière à notre époque est un phénomène relativement tardif dans le bouddhisme (art bouddhiste gréco-bouddhiste du Gandhara). Le Bouddha fut d’abord adoré sous des formes plutôt aniconiques, c’est-à-dire non représentées, sans “images”, un trône vide, l’empreinte de ses pieds, les monuments (stūpa) contenant ces cendres ou reliques. Les formes sous lesquelles “le Bouddha”, un ensemble de qualités, fut imaginé surtout pendant la période du mahāyāna sont des formes symboliques, des corps symboliques (sambhogakāya). En imaginant le corps symbolique du Bouddha, on se remémore toutes ses qualités (buddhānusmṛti), qu’on aspire à développer soi-même aussi. Ce Bouddha imaginé n’est qu’un moyen (upāya), un rappel. Celui qui pense voir le Bouddha dans des formes ou entendre ses propos dans les phonèmes, ne le voit pas.

Cette idée d’un Bouddha non-phénomenal (ce qui n’implique pas qu’il soit purement spirituel) n’est pas très appropriée à une approche iconique. Mais les approches aniconiques ne deviennent pas facilement populaires… Une approche aniconique, qui va contre le courant, doit sans cesse résister aux tentations d’iconographication. Cette résistance passe le plus souvent par des méthodes qui s'apparentent du blasphème, de l’iconoclasme et du sacrilège. Le bouddhisme a pratiqué ces méthodes pendant toutes les époques de son existence, pour corriger les tendances “idolâtriques” inverses.

Les critiques du Bouddha à l’adresse du brahmanisme va dans ce sens. Il utilise des éléments du brahmanisme en les corrigeant et en les adaptant. Il peut ainsi enseigner dans le Dhammapada comment se comporterait un “vrai brahmane”.
“Coupe le fleuve avec courage ! Rejette les désirs, ô brahmane ! Sache détruire les confections et tu connaîtras l'inconfectionné, ô brahmane !”[2]
Les Bouddha (pali) a critiqué ouvertement certains coutumes brahmanes avec des moqueries ou des parodies. Et cette attitude critique, moqueuse, parodique, s’est perpétuée dans la tradition bouddhiste. On la retrouve notamment chez Kalamba et dans le Dohākośagīti de Saraha, qui critique toutes les croyances avec un manque de respect libérateur. Par exemple sur les moines jaïns et bouddhistes :
“Si la nudité rendait libre
Pourquoi les chiens et les renards ne le seraient-ils pas ?
Si l'épilation rendait libre
Pourquoi pas l'épilation des jeunes femmes ?”

“Si on se libérait en soulevant “la queue”[3] Le paon et le yack seraient libres
Si on se libérait en mangeant tout ce qui est donné
Pourquoi le cheval et l'éléphant ne seraient-ils pas libérés ?” 
Les exemples de blasphème, d’iconoclasme et de sacrilège ne manquent pas dans le bouddhisme, il faudrait répertorier ces bijoux et en faire une anthologie d’humour bouddhiste. Saraha critique également les bouddhistes de tous les véhicules, y compris le vajrayāna. Il retourne les arguments que les bouddhistes utilisent pour critiquer les autres contre les bouddhistes. Cette capacité d’autocritique et d’auto-dénigrement peut être libérateur et soulager du trop-plein de pomposité et de symbolique.

Quand on voit l’état actuel du bouddhisme tibétain, où le symbolique est omniprésent, et où les maîtres et leurs corps sont adorés et où les représentations de toutes espèces, les photos et photo-ops etc. se démultiplient, et le niveau de pomposité atteint des records, il est temps de réinstaurer cette vieille pratique bouddhiste. Surtout quand on vit dans un pays où la liberté d’expression est un droit, y compris par rapport aux religions, même si les religions tentent d’atténuer (dans le meilleur des cas) cette liberté, ou de l’abolir si elles le pouvaient. En 2011, eut lieu la Deuxième conférence mondiale sur les religions du monde après le 11 septembre 2001. , les personnalités religieuses présentes, parmi lesquelles le Dalaï-Lama, Deepak Chopra, les professeurs Tariq Ramadan, Robert Thurman, Steven T. Katz et Gregory Baum, ont publié La déclaration universelle des droits de la personne par les religions du monde (lien Wayback Machine) qui devrait s’ajouter à la Déclaration des Nations Unis. Les représentants des religions présentes avaient déclaré notamment :
“(4) Chacun a le droit que sa religion ne soit pas dénigrée dans les médias ou dans les maisons d’enseignement
(5) Il est du devoir de l’adepte de chaque religion de s’assurer qu’aucune religion n’est dénigrée dans les médias ou dans les maisons d’enseignement.”

Second Global Conference on World's Religions After 9/11
September 7, 2011 At The Palais des congrès de Montréal

Voici un ancien blog écrit en novembre 2011. Les liens vers les références à cette déclaration des religions ne sont plus opérationnels. Il reste très peu de traces de cette initiative et de cet événement.


***


[1]Gang gis nga la gzugs su mthong*//
Gang gis nga la sgrar shes pa//
Log par spong bar zhugs pas te//
Skye bo de yis nga mi mthong*//
‘dren pa rnams ni chos kyi sku//
Chos nyid du ni sangs rgyas blta//

[2] Dhammapada, les stances de la Loi, tr. Jean-Pierre Osier, éd. GF Flammarion, XXVI n° 383 p. 124

[3] Les moines jaïns utilisent un petit balai pour éviter de tuer des insectes.

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