jeudi 3 février 2011

Traduction : Les six qualités du recueillement



Le petit texte Les six qualités du recueillement (DG 3926, Toh 4532) est attribué à Avadhūtipa et a été traduit en tibétain par Dharmaśrībhadra et Rin chen bzang po (958-1055). Il est suivi d'un petit commentaire (DG 3927, Toh 4533) composé par Dānaśīla, également traduit par Dharmaśrībhadra et Rin chen bzang po. Le commentaire explique que le texte commenté n'avait pas été composé par Avadhūtipa, mais que celui-ci l'avait reçu oralement de son guru ācārya Buddhaśānta (T. slob dpon sangs rgyas zhi ba)[1]. Les exemples que donne le texte pour chacune des qualités viennent des classiques de la littérature indienne non-bouddhiste. Le commentaire explique les exemples, mais sans indiquer les sources. On ne dispose pas de la version sanscrit de ce texte, mais la ressemblance entre certains vers en tibétain et des vers du Bhāgavata Purāṇa (Livre 11) ou plus exactement de l'Uddhava Gītā va dans le sens d'une source vishnuïte. Les exemples sont cependant plus anciens et se retrouvent dans d'autres textes comme le Mahābhārata, mais le sens et la formulation de l'Uddhava Gītā se rapprochent mieux de notre texte.
En langue indique : dhyānaṣaḍdharmavyavasthāna,
En tibétain : bsam gtan gyi chos drug rnam par gzhag pa
En français : L'exposé des 6 qualités du recueillement (S. dhyāna)

Hommage à Mañjuṥrī, le prince (S. kumāra),

Pingalā (T. ser skya mo), une orfraie, un serpent,
Un chasseur poursuivant du gibier dans la forêt,
Un fabricant de flèches et une jeune fille
Ces six là sont mes maîtres.

1. Un espoir puissant est source d'affliction
L'absence d'espoir est le plus grand bonheur
Espérer sans espoir
Telle Pingalā, s’endormant en paix.

2. Les choses matérielles sont généralement cause de dispute
Sans choses matérielles, pas de dispute
En délaissant toutes choses matérielles
On sera davantage à l'aise, telle l'orfraie.

3. Les affaires domestiques sont pénibles
Et ne nous laissent jamais tranquilles
Tel un serpent voyant le repaire d'un autre
Et y pénétrant, on sera davantage à l'aise.

4. Un chasseur qui pénétra la forêt
A la recherche du gibier
Abandonna toute hostilité sur le champ
Et campa à l'endroit même[2].

5. Le roi et ses grands régiments
Qui l'entourent en grande pompe
En fixant l'objet [de son travail] pendant longtemps
Le fabricant de flèches ne les avait même pas aperçus.

6. Une foule est toujours porteuse de conflit
Deux c'est déjà la rivalité
Tels les bracelets de la jeune fille
C'est seul que tout se déroule bien

L'abandon de l'espoir, du foyer et des choses matérielles,
Le séjour en un lieu solitaire
L'objet fixé ainsi que la solitude
A part mon guide, j'ai trouvé ces [six] autres [guides]

L'exposé des 6 qualités du recueillement a été composé par Avadhūtīpa.
Des six exemples, cinq font partie des 24 maîtres de l'avadhūta du Bhāgavata Purāṇa (Livre 11, chapitre 7-) ou de l'Uddhava Gītā. Le sixième, celui du chasseur, pourrait correspondre à des anecdotes telles que celle du roi Parīkṣi (Livre 1, chapitre 18).

1. Pingalā (BP Livre 11, ch. 8). Pingalā était une prostituée qui vivait dans la ville de Videha. Une nuit, elle se tenait devant la porte de sa maison en montrant son corps à tous les hommes passants, prête à le vendre. "Peut-être quelqu'un de très riche s'approchera de moi et me donnera beaucoup d'argent pour le service que je lui rendrai." Elle attendait et arpentait la rue. Son vain espoir d'argent l'empêcha de dormir et la rendait dépressive. Puis soudainement au milieu de son angoisse, elle eut un éclair de lucidité. Elle vit la folie de son entreprise, du souci qu'elle portait à son corps, de sa recherche de plaisirs sensoriels qui n'étaient jamais satisfaits et elle décida de se consacrer à ce qui pourra lui procurer un bonheur stable. Son désespoir la quitta, elle se coucha sur son lit et libre de toute attente elle trouva la paix.

On trouve la référence à la prostituée Pingalā dans la section CLXXIV du Mahābhārata
"Je ne suis plus sous l’emprise du désir. Les amants humains, qui ne sont que des incarnations infernales, ne me décevront plus en s’approchant de moi plein de volupté. Le mal produit le bien à travers la destinée ou à travers les actes du passé. Je suis réveillée, j’ai abandonné tout désir pour les biens de ce monde. J’ai acquis la maîtrise complète de mes sens. La personne qui s’est affranchie du désir et de l’espérance s’endort en paix. L’absence de tout espoir et de tout désir est le bonheur. Abandonnant tout désir et espoir, Pingalā dort en paix."
Et dans les Sāṃkhya kārikā[3] de Īśvara Kṛṣṇa (vers 400) :
Aphorisme n° 11 "Félicité de celui qui n’attend rien comme Pingalā.
Ayant abandonné tout espoir, l’homme possède le bonheur qu’on appelle « contentement ». 'Tout comme Pingalā;' c’est-à-dire comme la courtisane du nom de Pingalā, qui désirant un mari et n’ayant pas trouvé de mari, se résigna et devint heureuse après qu’elle avait abandonné l’espoir. "
2. L'orfraie (BP Livre 11, ch. 9, 2). Une orfraie qui a trouvé une proie et qui l'emporte se fait attaquer par tous les autres. Quand elle abandonne la proie, les autres le laisse aussitôt tranquille et il retrouve la paix. Le commentaire précise qu'il s'agit d'un poisson. Dans d'autres versions, elle tient un rat.

3. Le serpent (Livre 11, ch. 8, 2). Un serpent reste oisif et mange ce qu'il acquiert par hasard, que ce soit beaucoup ou peu, sans goût ou délicieux. Il est capable de jeuner pendant des jours et ne mange que lorsqu'il trouve de la nourriture. Quand on ne fait que peu d'efforts, on garde un équilibre physique et mental, on est en paix et sans torpeur. Même si l'on est capable de tout, on se garde de tout effort.
L'explication de l'Uddhava Gītā (extrait du Bhāgavata Purāṇa) ch. 9, 15 correspond mieux au sens du verset d'Avadhūtipa.
"Quand une personne qui vie dans un corps mortel tente de construire un foyer de bonheur, le résultat est vain et misérable. Le serpent par contre rentre dans une maison construite par les autres et y prospère."
Les deux derniers vers semblent correspondre parfaitement.

4. Le chasseur. Le thème du chasseur repenti est récurrent dans la littérature indienne et tibétaine (p.e. Milarepa et le chasseur). Le chasseur abandonnant la chasse ne fait pas partie des 24 maîtres. Quelle est la source de ce verset ? Il y a plusieurs possibilités. Il y a l'histoire du roi Parīkṣi, qui part chasser, insulte un ascète, est maudit par le fils de l'ascète, et pratique pendant les 7 jours qui lui restent à vivre (BP Livre 1, ch. 18) . On trouve la mention d'un chasseur abandonnant la chasse dans Vasiṣṭha's Yoga (VI.2:135,136 Swami Venkatesananda, p.626). Il y a une légende autour de Shiva souvent racontée pour expliquer le bénéfice de la Nuit de Shiva (Mahāśivarātri ou Śivarātri). Elle remonterait au chapitre 12 du Mahābhārata et serait racontée par Bhīṣma sur son lit de flèches. Un chasseur (Suswar/Susvar) surpris par la tombée de la nuit se réfugie dans un arbre Bilva. Il se trouve que c'était la nuit de Shiva. En pensant à sa famille, il pleure et verse des larmes qui tombent sur un liṅga au pied de l'arbre, ce qui lui valait une bonne renaissance.

Le commentaire de Dānaśīla dit tout simplement qu'un chasseur qui était en permanence dans la forêt pour y chasser du gibier, se rendit compte que le travail pour maintenir un foyer était bien pénible et décida de rester dans un endroit solitaire agréable.[4]

5. Le fabricant de flèches (BP Livre 11, ch. 9, 13).
"Du fabricant de flèches j'ai appris la valeur de la concentration. Dans une certaine ville vivait un fabricant de flèches, et il donnait à son travail toute son attention. Un jour qu'il forgeait la pointe d'une flèche, le roi et son cortège vinrent à passer dans la rue. Il était si attentif à son travail qu'il ne s'aperçut pas du passage du roi, et quand on demanda s'il avait aimé la musique du cortège, il dit "Quel cortège ? Quand est-il passé ?" Ainsi disons-nous nous concentrer sur la Vérité dont nul objet extérieur ou nul événement ne doivent nous distraire."[5]
6. La fille aux bracelets. (BP Livre 11, ch. 9, 5).
"Un jour, une jeune fille nubile se trouva seule à la maison, ses parents et parents étant sortis. Des jeunes hommes désirant la marier sont alors passés la voir. Elles les a cordialement accueillis. La fille s’est retirée pour préparer à manger. Mais en mondant le riz, les bracelets en coquillages faisaient beaucoup de bruit en s’entrechoquant. La jeune fille craignait que les hommes pensent que sa famille était pauvre, du fait que c’était elle-même qui devait s’acquitter de cette tache ingrate. Comme elle était intelligente elle cassa les bracelets de coquillages aux bras n’en laissant que deux à chaque poignée. En continuant à monder le riz, les deux bracelets restés faisaient toujours du bruit en s’entrechoquant. Elle enleva alors un autre bracelet de chaque poignée, n’en laissant qu’une à chaque poignée. Le bruit s’est arrêté. Ô destructeur de l’ennemi, j’ai parcouru toute la terre et j’ai appris la nature de ce monde et ainsi j’ai pu constater la véracité de la leçon de cette jeune fille. Quand de nombreuses personnes s’assemblent au même endroit, il y aura inévitablement des disputes. Même si deux personnes vivent ensemble, il y aura frivolité et désaccord. C’est pourquoi, afin d’éviter les disputes, il faudrait vivre seul, comme dans l’exemple du bracelet de la jeune fille."
***

Illustration : Radha attendant Krishna

[1] Un disciple de Buddhaśrījñāna, rattaché à Vikramaśīla qui enseigna le système Guhyasamājatantra de Jñānapāda (T. ye shes zhabs lugs kyi skabs. Debter Chengdu 446, Blue annals Roerich 367. Peut-être identique à Buddhaśrīśānta (Naudou p. 135) qui a visité le début au début des échanges sur l'invitation de Ye shes 'od.
[2] Histoire du roi Parīkṣi. Le chasseur Susvar, né à varanasi, raconté par le roi chitrabhanou au sage ashtavakra. On trouve une autre histoire dans Vasiṣṭha's Yoga (VI.2:135,136 Swami Venkatesananda), p.626
[3] http://www.sacred-texts.com/hin/sak/sak4.htm
[4] bsam gtan gyi chos drug rnam par gzhag pa'i 'grel pa TBRC W23703 p. 186:7
[5] Introduction à la traduction de l'Avadhūt Gītā par Hari Prasad Shastri. Traduction française de H.J. Maxwell et M.L. de Robilant, éditions Arché Milano, 1980, p. 16

Texte tibétain en Wylie

rgya gar skad du/_d+harma ShaTa d+h+yA nod bya ba s+thA na/_bod skad du/_bsam gtan gyi chos drug rnam par gzhag pa/

'jam dpal gzhon nur gyur pa la phyag 'tshal lo/_/

ser skya mo dang chu skyar sbrul/_/_nags na ri dgas tshol ba dang*/_/_mda' mkhan dang ni gzhon nu ma/_/_'di drug nga yi slob dpon yin/_/

1. re ba stobs ldan nyon mongs te/_/_re ba med pa bde ba'i mchog_/_re ba re ba med byed pa/_/_bde bar gnyid log ser skya mo/_/

2. zang zing phyir ni rtsod 'gyur te/_/_zang zing med la rtsod pa med/_/_zang zing yongs su spangs pa las/_/_chu skyar bde ba 'phel bar 'gyur/_/

3. khyim gyi rtsom pa sdug bsngal te/_nam yang bde bar 'gyur ba min/_/_sbrul gyis gzhan gyi gnas mthong na/_/_zhugs pas bde ba 'phel bar 'gyur/_/

4. rngon pa nags su song gyur te/_ri dgas tshol bar rtsom pa na/_/_'tshe ba thams cad spangs nas ni//_de nyid du ni gnas bcas gyur/_/

5. 'dir ni rgyal po'i yan lag bzhi'i/_/_dpung tshogs chen pos bskor ba dag_/_dmigs pa yun rings gtod pas na/_/_mda' mkhan gyis ni ma mthong bzhin/_/

6. mang po rtag tu 'thab gyur te/_/_gnyis po dag ni 'gran zlar 'gyur/_/_gzhon nu ma yi gdu bu bzhin/_/_gcig pu rnam par rgyu bar bya/_/

re ba zang zing khyim spangs dang*/_/_de bzhin gzhan yang nags gnas dang*//_dmigs pa brtan dang gcig pu nyid/_/_bdag gi bla ma las 'di rnyed/_/

bsam gtan gyi chos drug rnam par gzhag pa slob dpon chen po a ba d+hU tI pas mdzad pa rdzogs so//

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