Kṣemarāja (XIe), disciple du grand maître cachemirien Abhinavagupta (Xe), est l’auteur du « Cœur de la Reconnaissance » (Pratyabhijñā Hṛdaya). Constatons une nouvelle fois que les méthodes qui se disent être le "Coeur" proposent toujours une simplification (sans nécessairement être une vulgarisation). La doctrine de la Reconnaissance prend son origine dans les Stances pour reconnaître le Seigneur en soi (Īśvara-Pratyabhijñā) d’Utpaladeva (IXe). Ce Seigneur n’est autre que Śiva/Bhairava, la Conscience pure. Son rayonnement qui est son pouvoir de manifestation est symbolisé par la Déesse inséparable de lui. Il s’agit de re-connaître les manifestations de la conscience comme indissociables et de la même nature que la conscience.
Abhinavagupta avait déjà composé un commentaire (Īśvara-Pratyabhijñā-Vimarśinī) sur les Stances pour reconnaître le Seigneur en soi d’Utpaladeva, destiné aussi bien aux personnes de capacités supérieures qu’inférieures. A cause de la grande érudition et du caractère polémique[1] de cette œuvre, des personnes de capacités inférieures avaient sans doute eu un peu de mal, ce qui aurait pu pousser Kṣemarāja à écrire un moyen plus facile, qui contient la quintessence de la Reconnaissance et qui est capable de neutraliser le poison de l’Errance (S. saṁsāra). Il précise dans le premier paragraphe que :
« La vérité de la doctrine de la Reconnaissance est exposée ici de façon résumée pour les personnes qui aspirent à l’absorption (S. samāveśa[2]), mais qui n’ont pas étudié la logique ou la dialectique et qui n’ont pas développé les capacités intellectuelles pour comprendre ou avoir accès à la Reconnaissance »Le terme samāveśa est composé des mots sama (égal, pareil) et aveśa (possession ou pénétration par un esprit, ou plus positivement l'opération de l’action divine en soi, l'automatisme divin, l'état théopatique). Il est traité par Kṣemarāja comme un synonyme du terme "samādhi"). Kṣemarāja donne plus de détails dans sa glose de sūtra 16 sur le libéré vivant (S. jīvan-mukti).
« La félicité de la Conscience (S. cidānanda) est atteinte en entrant en samāveśa ou samādhi. Dans cet état, l’univers en son intégralité est éprouvé comme étant identique au Soi et la conscience du soi empirique disparaît. Même quand l’état d’absorption cesse, c’est-à-dire dans l’état dit « vyutthāna[3] », les objets externes (p.e. la couleur bleue, le corps ou la force vitale) et les états internes (plaisir, douleur etc.) sont éprouvés comme superficiels. L’impression de la conscience unie (avec Cit) de l’état d’absorption est si indélébile que l’expérience de la conscience unie avec la conscience intériorisée (citi) devient permanente. Cette expérience stable de l’identité avec la Conscience est appelée « jīvan-mukti » ou la libération de son vivant. La reconnaissance de sa propre nature a pour effet de faire fondre tous les liens. »[4]
Le problème posé dans le commentaire de Kṣemarāja est le même que celui que l’on retrouve dans le débat sur l’intuition/les intuitions d’un Bouddha qui lui permettent de fonctionner dans le monde. Transposé au niveau du yogi pratiquant, il se pose en termes de l’équilibre méditatif (T. mnyam bzhag S. samāpatti) et du recueillement subséquent (S. pṛṣṭha-lābdha T. rjes thob). Ces deux termes sont aussi appelés l'intuition de l'équilibre méditatif (T. mnyam bzhag ye shes) et l'intuition du recueillement subséquent (T. rjes thob ye shes) et renvoient directement au débat sur les deux intuitions d'un Bouddha. Dans le système de la Reconnaissance, l’absorption (S. samāveśa) est une absorption dans la félicité de la Conscience pure (S. Cidānanda) et l’éveil yoguique, le retour à la conscience ordinaire, est le recueillement (S. lābdha) de la félicité de la Conscience pure (S. Cidānanda-lābdha). Il me semble que le raisonnement des deux systèmes est très similaire sur ce point.
[1] The Pratyabhijñā Philosophy, G. V. Tagare, p. 74
[2] samāveśa [samāviś] m. pénétration; envahissement; coexistence | gram. co-occurrence; accord — ifc. absorption dans. Samāveśana [-na] n. soc. consommation du mariage
[3] vyutthāna [vyutthā-na] n. éveil | abandon; fait de s'écarter de son devoir | phil. [yoga] retour au monde des perceptions, éveil yogique.
[4] Traduction française d’après la traduction anglaise de Tagare, p. 98
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