mercredi 19 janvier 2011

Sur les différents types d'intuition




Pour ce billet, il sera surtout question de l'interprétation de la notion d'intuition de Longchenpa (klong chen rab 'byams 1308-1364), exposée dans son Trésor des doctrines (T. grub mtha' mdzod). Les références se baseront sur la version tibétaine TBRC (a 'dzom par ma). Stéphane Arguillère, spécialiste de Longchenpa, a publié la table de matières de ce texte sur son blogue.

Klaus-Dieter Mathes fait une excellente analyse du point de vue de Longchenpa[1] en se basant sur son Trésor des doctrines (S. siddhānta) , où il donne sa vision des seize différentes méthodes (S. yāna), la seizième étant sa propre doctrine "Véhicule de l’essence adamantine de la claire lumière"[2]. "Ceux qui souhaitent pratiquer sans connaître ce tantra insurpassable sont comme des personnes s'engageant sur un chemin parsemés de rochers fourchus".[3] Cette méthode s'appuie sur le "Fond naturel" ou "fundamental state" (T. gzhi'i gnas lugs), qui est le fond primordial (T. gdod ma'i gzhi), c'est-à-dire l'intuition naturellement présente (T. rang byung gi ye shes), qui se diffuse partout sans se fragmenter.
"Son essence est vide comme l'espace, sa nature est lumineuse comme le soleil et son engagement altruiste s'étend partout comme les rayons de lumière. du Principe de manifestation (T. de nyid) qui est vide semblable à l'espace. Le triple corps éveillé est indissociable de ces trois catégories. Dans sa nature d'intuition, il évolue comme un élément (S. dhātu T. dbyings) qui a été présent depuis toujurs (T. ye nas), permanent (T. rtag pa) et exempt de transmigration et de changement (T. 'pho ba dang 'gyur ba med). [L'intuition naturellement présente] est doté du cœur du triple corps : son essence vide est le dharmakāya, sa nature lumineuse est le saṃbhogakāya et son engagement actif qui s'étend partout est le nirmāṇakāya. Elle transcende l'Errance (S. saṃsāra) et la Quiétude (S. nirvāṇa)."[4]
Longchenpa donne alors deux citations pour ancrer son affirmation dans les écrits canoniques :
"L'élément (S. dhātu) qui remonte au temps sans commencement
Est la base (T. gnas) de tous les dharmā
Etant en leur possession, tous les êtres
Ont obtenu la Quiétude"[5]
Et une citation des distiques de Saraha :
"Le lieu unique est l'être propre de la conscience, le germe du Tout (S. sarva)
Qui peut se propager aussi bien dans l'Errance que dans la Quiétude
Et qui donne les fruits qui sont désirés
Hommage à la conscience qui est semblable au joyau qui exauce les désirs"[6]
Puis dans le chapitre 2.2.3. Le mode-d’être de la claire lumière au moment de l’égarement, Longchenpa écrit :
"L'intuition du Corps, Parole et Esprit éveillés n'est pas apparente [chez les êtres ordinaires], mais il n'est pas absente. Elle se tient dans les canaux subtils (S. nadī) du corps. Dans les canaux elle s'appuie sur les souffles (S. vayu) et sur les constituants (S. dhātu T. khams). Le 'centre du centre' des quatre cakra est la demeure de l'intuition. Dans le palais du Cœur."[7]
Cette "intuition naturelle" se mélange aux bindu substantiels des parents pour former le corps et devient indissociable des souffles et de la conscience. Elle reste alors associée au bindu fondamental de Samantabhadra (T. kun tu bzang po gzhi'i thig le) au centre du cœur et se diffuse dans tous les canaux subtils, ce qui est appelé "Le cœur du Bienheureux qui s'étend partout[8]".

Longchenpa part de la théorie du Tathāgatagarbha et donne une interprétation plus yoguique à la notion d'intuition. Il fait correspondre le potentiel (S. gotra T. rigs) à l'intuition naturelle, qu'il interprète quasiment comme un élément porteur de vie, d'énergie et de conscience. Est-ce que cette intuition naturelle est encore un type de connaissance ? Longchenpa considère l'Intelligence (T. rig pa) comme la source de l'intuition naturelle et la définie ainsi :
"L'Intelligence (T. rig pa) est vide par essence, sa nature est d'évoluer à la façon des cinq lumières et son engagement actif (T. thugs rje) s'étend sous forme de rayons. Elle est présente (T. bzhugs) comme la source universelle des [cinq] corps et des [cinq] intuitions."[9]
Longchenpa suit ensuite le raisonnement du Buddhabhūmi sūtra pour expliquer que les huit groupes de conscience (S. vijñāna) empêchent la vision de l'intuition pure du dharmakāya et cause la notion d'un Soi, que les cinq skandha empêchent la vision de la luminosité des cinq intuitions-lumières, causant la perception de l'Autre et que la vision de l'engagement actif est empêché par le conditionnement passé des actes (S. karma) et de leurs empreintes (S. vāsanā). Ce sont ces trois facteurs (huit consciences, cinq skandha, actes et empreintes) qui doivent être éliminés pour voir directement l'essence (T. ngo bo), la nature (T. rang bzhin) et l'engagement actif (T. thugs rje) de l'Intelligence dans une cinquième intuition qui est celle du dharmadhātu (S. dharmadhātu-jñāna).

L'idée de Saraha d'un "lieu unique", "un tronc unique" (ou chez Longchenpa d'une base commune (S. ālaya T. kun gzhi)) du principe conscient (S. cittatva T. sems nyid) qui a deux options est développée davantage par Longchenpa. Quand il se re-connaît, il est conforme à l'intuition naturelle ou à l'Intelligence. Quand il ne se re-connaît pas à cause des trois facteurs mentionnés ci-dessus, il est la conscience fondamentale (S. ālaya-vijñāna) et donnera lieu à toutes les apparences de l'existence.

Mathes remarque que pour Longchenpa, les qualités éveillées (S. buddhadharma), sans distinguer entre celles attribuées au dharmakāya et au saṃbhogakāya, sont présentes dès les temps sans commencement[10]. Pour Advayavajra et Gampopa, les qualités du saṃbhogakāya sont comme des épiphénomènes du dharmakāya et les activités des deux corps formels se déploient naturellement sans construction mentale. Chez eux la réalisation ultime, les trois corps, les intuitions et l'activité éveillée subséquente passent par l'accès au dharmakāya.

Mathes remarque aussi que Longchenpa utilise le Ratnagotravibhāga pour donner un soutien canonique à sa théorie du Dzogchen, tout en lui donnant une interprétation tantrique/yoguique. C'est surtout au niveau de son interprétation du terme "intuition" (S. jñāna) que la différence se fait sentir et que Longchenpa s'éloigne du texte canonique sur lequel il appuie sa doctrine. Le Ratnagotravibhāga donne une triple définition de l'intuition dans la section consacrée à la Congrégation (S. saṅgha). Le premier aspect de l'intuition est de connaître la nature de l'esprit tel qu'il est (S. yathavad-bhavikata) et le deuxième aspect connaît les phénomènes dans leur variété (S. yavad-bhavikata). A cette double intuition, le Ratnagotravibhāga ajoute une "troisième intuition", appeléé "intérieure" (T. nang gi ye shes) qui connaît la présence de l'essence du Buddha en chaque individu y compris en soi, sans doute le prototype de la cinquième intuition qui connaît le dharmadhātu. En fait, cette troisième intuition est inhérente aux deux autres ou elle est leur union, puisqu'elle (re)connaît l'absolu ("ce qui est") dans tous les êtres ("dans sa variété").

Cette définition est très différente de l'intuition naturelle de Longchenpa qui est une sorte de "fluide" qui s'associe au bindu fondamental qui se tient 'au centre du centre' et de là se diffuse dans tout l'être psychophysique. Ce "fluide" est l'élément divin, ou représenté comme tel (ici Samantabhadra). Là où les sūtra et les saśtra gardent le silence et ne concoivent plus (S. nirvikalpa), et où l'activité se déploie spontanément ou efficacement à partir de l'absence de construction mentale, les tantras prennent la relève en mettant des mots et des images sur l'ineffable et l'inconcevable. C'est par un effort uni à la fois, mental, verbal et physique (le contrôle des canaux, souffles et gouttes du corps subtil) que les tantra tentent d'atteindre "l'intuition naturelle" et par là le sans-mort (T. ye shes bdud rtsi).

Pour Advayavajra (interprétant Saraha), quelque soit la réalité physique subtile de l'intuition naturelle et des méthodes pour l'accéder, tant qu'il y a une volonté, un effort, il y a une représentation et donc une remémoration, qui empêchera l'accès à l'intuition, quelque soit sa définition.

***

[1] A direct Path to the Buddha Within, p. 98-113
[2] Traduction du titre selon la table de matière de Stéphane Arguillère. (T. 'od gsal rdo rje snying po'i theg pa)
[3] p. 361 citation du rin po che spungs pa'i rgyud
[4] Trésor des doctrines p. 364
[5] thog ma med pa'i dus kyi dbyings// chos rnams kun gyi gnas yin te// 'di yod pas na 'gro ba kun// mya ngan 'das pa thob pa yin// Extrait du Mahāyāna-abhidharma-sūtra
[6] Indentique au texte du commentaire d'Advayavajra, à part "la" au lieu de "las" DKG n° 41 /sems nyid gcig pu kun gyi sa bon te//gang las srid ngang mya ngan 'das 'phro//'dod pa'i 'bras bu ster bar byed pa yi/
/yid bzhin nor 'dra'i sems la phyag 'tshal lo/
[7] p. 365
[8] bder gshegs snying pos khyab pa, p. 369:2
[9] p. 369
[10] p.103

2 commentaires:

  1. Est-ce nécessairement contradictoire? N'est-il pas possible, comme pour la danse ou la musique, que l'effort qui est une tension, une fois relâché après un certain degré de "confiance", laisse place à la "grâce"?

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  2. Ou comme dans un film projeté à l'écran image par image. Si la lampe du projecteur cassé, ou un des rouages lâche, ou que la pellicule est brûlée, il n'y a plus de "film". Plus de fluidité. Le "film" existe par la grâce de ses causes et conditions. Le "fluide" tel qu'en parle Longchenpa précède les causes et conditions. Il est comme un "film" qui n'a pas besoin de projecteur et d'un écran. C'est une vue idéaliste. Cela étant précisé, la grâce que vous décrivez est tout à fait possible et souhaitable.

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