dimanche 23 novembre 2014

Trois corps et quatre sagesses, cinq corps et cinq sagesses


Xuanzang, ou Hsiuan-tsang (602 – 664), qui avait visité Oḍḍiyāna,
Les huit consciences de L'Ornement des Réalisations (S. Abhisamayālaṃkāra T. mngon rtogs rgyan)[1] du Yogacārā se divisent en trois catégories (san-k’ ö) :

1. l’inconscient fondamental, où sont stockées toutes les rémanences (ālayavijñāna) (8)[2]
2. la conscience du mental souillé par les passions (kliṣṭa manas) (7) et la conscience mentale (manovijñāna) (6)
3. les cinq consciences sensorielles (1-5)

Ces trois catégories correspondent à « la base » (S. āśraya T. gzhi) qui est renversée dans l’éveil. Le « renversement de la base » [3] est le sujet du Discours sur la terre de l’Éveillé (Buddhabhūmi sūtra, T.16.680), traduit en chinois en 645 par Xuanzang. Ce renversement est la purification/transformation des huit consciences (1. ālayavijñāna, 2. kliṣṭa manas, 3. manovijñāna et 4. le groupe des 5 consciences sensorielles) en les quatre gnoses, respectivement 1. La gnose du miroir universel (S. mahādarśa-jñāna), 2. La gnose de l’égalité (S. samatā-jñāna) 3. La gnose discernante (S. pratyavekṣanā-jñāna) et 4. La gnose agissante (S. kṛtyānuṣṭhāna-jñāna).

Les trois catégories ci-dessus constituent la base (S. āśraya T. gzhi) à l’origine de toute notre expérience, passionnée ou dépassionnée (éveillée) : saṃsāra (triple monde, tridhātu) ou nirvāṇa (ekadhātu, dharmadhātu). Un corps est un ensemble de données de trois catégories : mentales, verbales et sensorielles. Quand celles-ci sont souillées par les passions (kliṣṭa), il s’ensuit le saṃsāra, avec les cloisonnements soi et autre ainsi que les appropriations moi et mien. Sans ses cloisonnements, il n’y a pas de « passions qui souillent » et la base est décloisonnée et pure. Les données mentales, verbales et sensorielles sont alors le triple corps éveillé (trikāya), aussi appelés les trois corps.
« Le corps absolu de pureté [dharmakāya] est votre essence » dit Houei-neng.[4] « Mes amis, l’essence de chaque homme est, au fond et d’elle-même, pure et tous les phénomènes habitent cette essence. »[5] « Le corps où sont parfaites toutes vos jouissances [sambhogakāya] est votre sagesse[/connaissance]. »[6] « La connaissance [prajñā] serait le soleil et la sagesse [jñāna] la lune. »
« Le soleil [prajñā] et la lune [jñāna] brillent toujours. C’est seulement parce que les nuages [kliṣṭa manas] s’interposent qu’il fait clair au-dessus et sombre au-dessous, et qu’il n’est même plus possible de voir le soleil, la lune, ni l’étoile du couchant. Que soudain se lève le vent de la connaissance transcendante : son souffle concentre et dissout les nuées et les brumes, et, bientôt, l’apparence multiple [tridhātu] resurgit dans sa totalité [ekadhātu]. »[7]
« Et les corps d’apparition [nirmāṇakāya] par milliards sont vos activités. »
On retrouve nos trois niveaux « gnostiques », le Ciel en haut, la Terre en bas et entre les deux l’Esprit (prajñā/jñāna) . C’est l’Esprit qui sépare le Ciel de la Terre (sublunaire). Il peut être à la fois illuminante et éblouissante/obnubilante. C’est le mental souillé par les passions (kliṣṭa manas) qui fait la séparation entre le Ciel et la Terre, entre l’essence unique et les apparitions multiples, et qui crée l’inégalité. Quand la base est renversée, il devient la gnose de l’égalité. Les apparitions multiples (Terre) sont toujours là, mais elles ne sont plus coupées de leur essence (Ciel). Il en résulte une jouissance parfaite.

Les stances de Houei-neng :
« Notre essence est riche des trois corps
Et cette conscience claire s’épanouit en quatre sagesses [jñāna]
Ne quittons pas ce qui se donne à voir et à entendre[8] Mais en toute transcendance, haussons nous jusqu’à la terre du Bouddha [Buddhabhūmi].
Ce qu’à présent je vous enseigne, croyez-y
Intelligemment et plus jamais vous ne vous méprendrez.
Ne suivez pas ceux qui courent en quête de n’importe quoi :
Vous passeriez vos jours à parler de l’Éveil. »[9]
La description du système des quatre gnoses/intuitions et des trois corps ci-dessus est celle basée sur des écrits comme l’Abhisamayālaṃkāra, le Buddhabhūmi sūtra etc. C’est celle utilisée par Houei-neng et ses disciples, par Rongzompa, Gampopa… qui était peut-être la vue dominante du 6/7ème au 12ème siècle. A un moment donné, avec le développement de la voie ésotérique, aux quatre gnoses s’est ajouté une cinquième, appelée gnose du dharmadhātu (T. chos kyi dbyings kyi ye shes). Ce groupe de cinq gnoses devenait la pureté primordiale des cinq agrégats (skandha), des cinq éléments et des cinq passions, au même titre que les cinq corps de l’Éveillé.[10] Les traditions qui présentent un système à cinq gnoses et à cinq corps sont apparues à partir du 12ème siècle, même si elles tentent de le rétro-dater par divers moyens[11]. Le système de trois corps et quatre gnoses s’est enseigné en dehors du cadre tantrique et pourra toujours être enseigné en dehors de ce cadre. Le système de cinq gnoses et de cinq corps est un système tantrique, qui se transmet uniquement dans le cadre d’une consécration. Les tantras sont indissociablement liés à une divinité, et les divinités à un cadre mythologique.

***

[1] D’Asaṅga/Maitreyanātha

[2] Aussi appelé la conscience qui contient toutes les semences (sarva-bījāka-vijñāna) où conscience de maturation karmique (vipāka-vijñāna).

[3] Le renversement de la base (S. āśraya-parāvṛtti).

[4] Patrick Carré, p. 242

[5] Patrick Carré, p. 44

[6] Sagesse traduisant gnose (jñāna) et connaissance le terme prajñā. Patrick Carré, p. 242

[7] Patrick Carré, p. 44

[8] འདི་ལས་བསལ་བྱ་ཅི་ཡང་མེད། །
གཞག་པར་བྱ་བ་ཅུང་ཟད་མེད། །
ཡང་དག་ཉིད་ལ་ཡང་དག་ལྟ། །
ཡང་དག་མཐོང་ན་རྣམ་པར་གྲོལ། །

In this, there is not a thing to be removed,
Nor the slightest thing to be added.
It is looking perfectly into reality itself,
And when reality is seen, complete liberation.
Abhisamayālaṃkāra

[9] Patrick Carré, p. 242

[10] Les trois habituels plus le corps d’éveil manifeste (S. abhisambodhikaya T. mngon par byang chub pa'i sku) et le corps vajra (S. vajrakāya T. rdo rje sku).


[11] Transmission aurale (snyan brgyud), termas, transmissions visionnaires par des êtres surnaturels, des manomayakāya etc.

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