lundi 30 mai 2016

Tout est bon dans la libération


Scène du film The Love Guru, où gourou Tugginmypudha se prépare à enseigner ses disciples
L’école des anciens (tib. rnying ma) a pour particularité d’utiliser une double transmission. D’abord celle d’instructions historiques[1] (tib. ring brgyud) attribuées à Padmasambhava et ses disciples, puis le phénomène[2] d’instructions (tib. gter ma) retrouvées par des révélateurs (tib. gter ston) à différentes époques (tib. nye brgyud), puis retransmises par une transmission historique.

Les révélateurs doivent répondre à un certain nombre de caractéristiques, afin d’éviter que n’importe faux guide (tib. log ‘dren) se proclame révélateur et répand un faux dharma. Un révélateur est prophétisé par Padmasambhava dans des écrits attribués à lui. Par exemple dans le chapitre 92 du Dict de Padma (tib. pad ma bka’ thang), qui date du XIVème siècle. Mais cela n’est pas un must, planter des prophéties a ses limites. Un révélateur peut ensuite « recevoir » une clé (tib. lde mig), c’est-à-dire une liste avec des titres de textes et les endroits (tib. kha byang) où ils pourront être redécouverts. Ils peuvent être matériels (tib. sa gter) ou immatériels (tib. dgongs gter). Le révélateur est sujet à des visions, dans lesquelles une mission lui est attribuée et où il reçoit des consécrations, instructions …Il devient alors le point de départ d’une nouvelle transmission (tib. nye brgyud).

Les plus grands révélateurs de la lignée sont Nyang ral Nyi ma ‘od zer (1124-1192) et Guru Chos kyi dbang phyug ou Chos dbang (1212–1270). Ils sont appelés les rois parmi les révélateurs (tib. gter ston rgyal po). Le dernier était par ailleurs considéré comme la réincarnation du roi Khri srong lde’u btsan, mais cela n’est pas exceptionnel pour un révélateur. La carrière de Guru Chöwang démarra quand Drapa Ngönshé (grwa pa mngon shes, 1012-1090) lui aurait remis un inventaire de terma (tib. kha byang) à Samyé. Il aurait été alors âgé de 13 ans. Drapa Ngönshé, le révélateur des quatre tantres médicinaux, est également connu dans les hagiographies de Kor Nirūpa, qui l'aurait rencontré à Lhasa. Drapa Ngönshé aurait selon les hagiographes eu alors (en 1081 ?) 69 ans et Kor Nirūpa 19.

Guru Chöwang aurait révélé cinq œuvres importantes pour la lignée des anciens

1. La somme des mystères du Gourou (pratique de Padmasambhava) (tib. bla ma gsang dus)
2. La somme des instructions de la quintessence de la compassion universelle (tib. thugs rje chen po yang snying ’dus pa, pratique d’Avalokiteśvara)
3. L’union des bouddhas de la grande perfection (tib. rdzogs chen sangs rgyas mnyam sbyor)
4. Le rasoir plus que mystérieux (tib. yang gsang spu gri)
5. Les huit Propos de la perfection mystérieuse (tib. bKa ’ brgyad gsang rdzogs, Mahāyoga).

Guru Chöwang établit une sorte de charte pour la tradition des découvreurs de trésors. P.e. le fait que chaque cycle de trésor devait comporter les trois éléments gourou yoga, Dzogchen et pratique d’Avalokiteśvara (tib. bla rdzogs thugs gsum), et qu’un découvreur de trésor devait d’abord ouvrir son canal médian par la pratique du yoga sexuel. Kor Nirūpa est hagiographiquement présentée comme un révélateur (tib. gter ston) par son initiation au rituel sexuel et par sa rencontre avec Drapa Ngönshé. Dans la lignée kagyupa, ce sera Karma Chagmé (1613-1678) qui fera l’intégration des instructions visionnaires de l’école des anciens dans la lignée kagyupa à l’aide d’un jeune garçon Mingyur Dorje (1645-1667), qui partagea sa retraite et qui lui servit de révélateur (tib. gter son). Il fut aussi considéré comme le descendant d’un ministre de Trisong Detsen. Ce seraient ses visions que Karma Chagmé répertoria dans les treize volumes d’Instructions célestes (tib. gnam chos).

Dans les Chroniques de l’école des anciens (tib. rnying ma’i chos ‘byung)[3] de Dudjom Rinpoché (bdud 'joms 'jigs bral ye shes rdo rje 1904-1987) on trouve les hagiographies des grands révélateurs et autres personnages importants de cette école. Notamment de Guru Chöwang. Un des principaux disciples de Chöwang était Bharo Tsoukdzin (tib. bha ro gtsug 'dzin), un maître newar de Kathmandou du clan Bharo. C’est son initiation qui sera présentée ci-dessous. Je vous livre le passage tel quel.

« Son disciple le plus vaillant fut Bha-ro-gtsug-’dzin, né à Kathmandou au Népal. Il était venu au Tibet pour prospecter de l’or. Il y reçut la prophétie de voir le Guru en personne. Pendant sept jour Chöwang se manifesta à lui comme le véritable maître d’Oḍḍiyāna. Il eut une intuition (tib. rtogs pa) rien qu’en entendant la voix de Chöwang. Une nuit, en faisant un rituel de consécration, Chöwang demanda à son disciple : « De quoi ai-je l’air ? » « Je vous vois comme la divinité (tib. yi dam). » « Il n’y a pas d’autre lieu pour offrir les substances du banquet tantrique (sct. gaṇacakra) ou des offrandes de torma (tib. gtor ma). » Ayant dit cela, Chöwang dévora la moitié d’un mouton abattu (Bharal, ovis nahar) et toutes les autres substances du banquet.
- Que penses-tu de moi maintenant ?
- Vous êtes un véritable Bouddha
- Alors passons à l’initiation !
Une fois les ustensiles du rituel rangés, et le maṇḍala détruit, Chöwang exécuta quelques pas de danse à l’endroit du maṇḍala. La conduite de Chöwang ne suivait pas les attentes morales de la pratique de la vertu et de l’abstention des passions. Il connaissait les pensées et les dispositions (tib. khams) de son disciple, qui n’avait aucune appréhension quant à la grande observance vajra (tib. rdo rje dam tshig chen po’i gnas). Il fit sortir Vairocana par la porte céleste (tib. lha’i sgo) inférieure du maṇḍala de son corps et, étant lui-même l’immuable [akṣobhya], Guru Chöwang initia son disciple. Cela eut pour effet que la disposition mentale du disciple émergea comme un serpent qui mue. De même, il fit couler rapidement l’eau parfumée d’Amoghasiddhi de son vajra mystique (tib. rdo rje gsang ba'i myur lam) sur le bout de la langue de Bharo, faisant naître la grande félicité (tib. bde ba chen po) non souillée (tib. zag med sct. anaśrava) et flamber la gnose (sct. jñāna) dans l’union méditative de la vacuité et de la Claire lumière (tib. thod rgal, note de E.Daryay).

Après cela, Guru Chöwang mit son doigt sur le cœur de son disciple en lui demandant : « Où est-ce que l’on accède réellement à ce que l’on appelle le soi ? » « La compréhension à travers des objets sensoriels n’est qu’une bulle d’air. Ma vue de la véritable nature du Soi ne se perd pas même au milieu des pensées. Il n’y a rien, ne serait-ce que la pointe d’un cheveu, à méditer. »

Après ses propos, une compréhension directe (tib. rtogs pa) naquit en Bharo, ainsi que la complétude universelle (tib. rdzogs chen) impartiale (tib. ris med) et libre d’agir (tib. bya bral). La gnose extraordinaire se stabilisa en lui. Il se dit : « Même si les bouddhas des trois apparaissaient maintenant, je ne leur demanderais aucune consécration. Aussi, je renonce à mon projet de retourner chez moi. » Il en fit part à son maître. Chöwang répondit : « Si un Bouddha apparaissait et ne restait pas dans le saṁsāra, il ne serait pas un véritable Bouddha. Quand tu rentres chez toi, tu devrais chercher un gourou si tu en as besoin, ou un disciple si tu en as besoin. »

Bharo estimais que c’était un bon conseil. Et comme il était une personne au potentiel éveillé (tib. las sad pa) et qu’il était très dévot, il vit de ses yeux une divinité courroucée (tib. khro bo'i lha) à côté de son maître qui était en train de converser avec des ḍākinī. Bharo avait souvent ce genre de visions. Un jour, il demanda à Chöwang : « Si on apprend la magie, un jour on aura des signes de réussite, n’est-ce pas ? ». Chöswang répondit : « Je n’ai jamais eu le temps d’apprendre la magie proprement, je préfère passer mon temps en récitant Oṃ maṇi padme hūṃ. »

-Montre-moi s’il te plaît le pouvoir de tuer, demanda Bharo.
Tandis qu’un lièvre courrait pas loin, Guru Chöwang dessina les contours d’un lièvre sur le sol. Il répéta un mantra sept fois sur une aiguille qu’il planta dans la silhouette dessinée par terre. Le lièvre mourra sur le coup.

-Maintenant il nous faut purifier cet acte, amène-moi le corps du lièvre.
Il attacha une amulette pour la protection des morts (tib. btags grol[4]) sur le corps du lièvre et guida sa conscience vers les cieux en offrant des oblations et des torma (tib. tshog gtor) et en dédicaçant (tib. bsngo ba) le mérite au lièvre.

-Ce serait très utile si l’on pouvait faire la même chose avec des humains, remarqua Bharo.
Chöwang répondit : les humains ou des marmottes, c’est la même chose ! Et il répéta son exploit, cette fois-ci en dessinant les contours d’une marmotte. Ils virent alors le corps d’une marmotte dans un terrier.
-Si on pratique la magie de cette façon, c’est nuisible aux êtres vivants. C’est pour cela que je n’enseigne plus cette méthode. Je ne l’utilise même pas pour mes ennemis. J’enseigne pour devenir un Bouddha. Quand ces deux animaux sont morts, je les expédiés dans une autre existence. Comme il difficile d’obtenir un corps humain, on s’expose à de mauvaises existences sans limite si on en tue un. Cet acte ne s’épuise par une seule existence [mauvaise]. Et tous ses proches éprouveront du chagrin. Il ne faut même pas pratiquer la magie sur ses ennemis. Il faut avant tout développer de la compassion pour eux.

Après avoir entendu les propos de Chöwang, Bharo décida d’aspirer à la carrière d’un bodhisattva. Chöwang avait fait la promesse solennelle de ne plus pratiquer la magie et de ne pas montrer des miracles pour son propre intérêt. Car il est dit : « Si tous les objets sont traités avec compassion, les trois mauvaises destinées seront détruites ! ».

Le grand Chöwang avait compris cette vérité. Il n’avait tué que le corps qui est la production du karma et des cinq poisons (tib. dug lnga’i phung po can), et expédié la conscience des êtres morts dans la sphère du dharmatā (tib. chos nyid kyi klong). Ainsi, il avait mis fin à leur transmigration. C’était l’acte le plus merveilleux de « meurtre salutaire » (tib. gsad gso) jamais effectué. »

(Traduction française faite à partir de la traduction anglaise d'Eva M. Dargyay The Rise of Esoteric Buddhism in Tibet pp. 112-115. Le même passage est traduit dans The Nyingma School of Tibetan Buddhism, pp. 766-767)

Pour des expériences similaires chez Tsangnyeun heruka et Madama Guyon

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[1] Dans le sens où elles sont attribuées à un personnage, qui aurait vécu à un certain endroit, à une certaine époque. Cela ne veut pas dire que l’attribution est authentique d’un point de vue historique..

[2] Phénomène que l’école des anciens justifie par des citations dans deux sūtra : kLu'i-rgyal-pos zus-pa'i mdo et Phags pa bsod nams thams cad sdud pa ’i ting nge ‘dzin-gyi mdo. Pour les dgongs gter : “The sound of the Doctrine should be heard continuously by the beings from the birds, trees, all kinds of light, and from the heavenly space. Note 6

[3] The Nyingma School of Tibetan Buddhism, Wisdom Publications, 1991

[4] La libération par le port d'une amulette (yantra)

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