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vendredi 29 septembre 2017

Shambala et Gésar de Ling, modèles pour une société éveillée séculière ?


Rigden Djapo, par Nicolas Roerich, qui croyait que Gésar vivait physiquement à Shambala
Le roi légendaire Gésar de Ling joue non seulement un rôle important dans la tradition tibétaine, mais aussi dans les milieux bouddhistes tibétains en Occident, notamment dans les traditions Nyingma (Dudjom Tersar) et Shambala de Chogyam Trungpa (1939-1987). En France, Rolf Alfred Stein avait publié Recherches sur l'épopée et le barde au Tibet aux Presses universitaires de France en 1959.

Ses recherches n’ont pas relevé de véritable existence d’une épopée de « Gésar de Ling » avant le XVIIIème siècle, bien qu’il y eut quelques références à un Gésar de Phrom ou de Khrom, qui pourrait être dérivé de « Caesar de Rome », dont le prestige s’est mélangé à l’idée du roi universel (cakravartin) et d'un dieu de la guerre (tib. dgra lha). Voire à celle de Kalki, l'avatar de Viṣṇu.
« Ainsi donc, l'épopée de Gesar de Gling est largement tributaire de créations épiques antérieures dont les thèmes sont d'origine étrangère. Récapitulons-les, D'abord le cycle des Quatre Fils du Ciel, doublé de celui des lokapāla et peut-être lié à un vaste complexe de conceptions très anciennes qui ont pu s'exprimer, notamment, dans les échecs et les jeux de cartes. Pour des raisons de folklore religieux, les représentants du Nord, Gesar et Vaiśravaṇa, y reçurent un traitement de faveur. Ensuite, le cycle de Śambhala et l'épopée du Rāmāyaṇa. Et enfin, l'épopée « Tribulations de Pehar ». Et encore n'avons-nous épuisé ainsi que les sources proprement épiques. Il faut aussi tenir compte du folkrore: roman d'Alexandre, conte sogdien de Kysr et des voleurs, légendes indiennes du cakravartin et du Cheval Sauveur, d’autres encore. »
C’est dans les Chants de Milarepa, qui a certes vécu au XIème siècle, mais dont les Chants ont été composés par Tsangnyeun heruka (gtsang smyon heruka 1452–1507) au XV-XVIème siècle, qu’on trouverait la première référence aux quatre orients avec Gésar et les Hors au Nord.[1] Stein affirme que le cinquième Dalaï-Lama Ngawang Lobzang Gyatso (1617–1682) connaissait Gésar de Ling et croyait qu’il fut une réincarnation de Padmasambhava. C’est le cinquième Dalaï-Lama qui avait installé Pehar, dieu guerrier des (mongols) Hor vaincus par Gésar, à Néchung (gnas chung) où il sert d’oracle d’état, après un premier séjour de ce dieu à Samyé.
« Les Qoshots, des Mongols dzoungars, conquièrent de nouveau le Tibet au XVIIe siècle, sous le règne de Güshi Khan, et placent, avec l'aide de la dynastie Qing, le dalaï-lama au pouvoir à Lhassa en 1642. Après sa victoire, Güshi Khan s'arroge le titre de roi du Tibet (« Khan des Tibétains ») et s'installe à Lhassa. Gardant le pouvoir militaire entre ses mains, il laisse le dalaï-lama et le régent administrer le pays jusqu'à sa mort en 1655. C'est le début de la période dite du Ganden Phodrang (1642-1959), pendant la majeure partie de laquelle le Tibet est sous la tutelle des Mandchous. » (Wikipédia)
A se demander si ce n’est pas dans les troubles politiques de l’époque, que la légende du héros national Gésar de Ling a véritablement pris son essor. Stein arrive à un terminus ad quem de ca. 1600[2] pour un ensemble constitué de chapitres de l’épopée. Stein tente de dresser le profil de l’auteur de la version xylographique de l’épopée et aboutit à un religieux :
« Aucun doute n’est permis là-dessus : c’est bien un « clerc errant », un religieux instruit, mais proche du peuple, qui a créé l’épopée en tant qu’œuvre formant un tout. II devait appartenir au milieu des « fous », se rattachant avant tout aux ordres bKa’-brgyud-pa et rNying-ma-pa, et sans doute plus particulièrement à leurs branches respectives des Karma-pa et des Dzogchen-pa, toutes deux prédominantes dans l’Est. Ce fait doit être affirmé ici avec force. »
Stein souligne aussi l’importance des bardes (tib. sgrung mkhan) dans la transmission de l’épopée et pense que l’auteur ait pu être un barde-médium. Ou un « inventeur de trésor » (tib. gter bton)… (je reviendrai sur le barde-médium dans un autre billet)

Mipham Rinpoché (1846–1912) eut toute sa vie une grande fascination pour l'Épopée du roi Gesar, lit-on sur Wikipédia. Stein dresse la liste impressionnante des œuvres que Mipham a consacré à Gésar de Ling, qui est considéré au Tibet « comme l'incarnation de Padmasambhava et le symbole du guerrier spirituel ». The Epic of Gesar of Ling: Gesar's Magical Birth, Early Years, and Coronation as King[3] est la traduction anglaise d’une version tibétaine relativement récente de l’épopée écrite par Gyurmed Thubten Jamyang Dragpa, un disciple de Mipham Rinpoché. Un des traducteurs anglais fut Robin Kornman, un disciple de Chogyam Trungpa. La préface précise que Mipham Rinpoche participait activement à la propagation de l’épopée de Gésar de Ling et la notion d’une « société éveillée ». Mipham fut aussi un inventeur de trésors (tib. dgongs gter[4]), notamment de la pratique de Gésar en tant que Corps de sagesse, avec de nombreux protecteurs (werma) et des offrandes de fumée (source Lotsawa House).[5] Chogyam Trungpa s’était inspiré du culte de Gésar de Ling, inventé par Mipham, pour développer son projet Shambala d’une société éveillée, en reprenant des matériaux de Mipham (Stein : pages 71-74 pour une liste des œuvres sur Gésar par Mipham).

Werma au Musée Guimet
Cet intérêt pour Gésar a été continué par les maîtres Nyingmapa venant après Mipham, notamment par Dilgo Khyentsé Rinpoché (1910-1991)[6]. Dzongsar Khyentsé Rinpoché rapporte que Dilgo KR avait sur son propre autel une photo de Chogyam Trungpa en uniforme coloniale.[7] Dzongsar KR admire Trungpa pour ce qu’il avait réussi à faire avec des jeunes hippies occidentaux, rebelles, aux cheveux longs, anti-guerre: au bout de quelques années, ils marchaient au pas dans des uniformes kaki ou en costume-cravate.[8]

C’est une croyance tibétaine très répandue que Gésar de Ling se trouve à Shambala et qu’il sera le général des armées de son roi Rigden, dans la bataille contre les ennemis du bouddhisme, le temps venu. Le Kālacakra Tantra et le culte de Gésar se rejoignent ici.[9] Orgyen Tobgyal explique que dans l’école Nyingmapa « la nature véritable de la manifestation que nous connaissons actuellement sous le nom de Ling Gesar est en fait celle de Gourou Rinpoché en personne apparaissant sous la forme d’un « esprit guerrier protecteur » (tib. dgra bla). »[10]

Malgré le contenu très religieux et nationaliste tibétain du culte de Gésar de Ling, que l’on fait ainsi converger avec le cycle du Kālacakra Tantra, Trungpa présente les enseignements de Shambala comme un enseignement séculier, au-delà du bouddhisme[11], et comme une tradition ancestrale tibétaine. Robin Kornman avait parlé de la volonté d’une “société éveillée” de Mipham Rinpoché dans le cadre de l’intérêt de ce dernier pour la légende de Gésar de Ling. Cette “société éveillée” serait-elle un empire bouddhiste, avec le Rigden comme empereur (cakravartin) et Gésar de Ling comme son général ?

Trungpa admet que le monde de Gésar de Ling est une légende tibétaine, mais il s’en inspire quand-même pour tenter de fonder une “société éveillée” séculière…[12] En 1990, à la demande de Dilgo Khyentsé Rinpoché, le fils ainé de Trungpa, Sakyong Mipham (Sawang Ösel Rangdröl Mukpo), considéré comme une réincarnation de Mipham le grand, retourna de ses études au Népal pour travailler aux côtés de son père, et pour continuer la lignée de Shambala qui se transmet de père en fils.[13] Il est actuellement le chef temporel et spirituel de Shambhala, qu’il voit à très grande échelle.[14] Shambala a son propre corps de gardes vajra (tib. rdo rje bka’ bsrung), portant le même uniforme, reprenant des aspects militaires occidentaux comme un moyen habile pour réorienter le militarisme américain.[15] Les prières, les pratiques de divinités werma, les offrandes de fumigation (tib. bsang mchod), etc. sont également des moyens habiles en vue d’établir une “société éveillée”.

Sakyong Mipham, le fils de Chogyam Trungpa, est marié avec Khandro Tseyang Palmo (Sakyong Wangmo), la fille du terteun Namkha Drimed Rabjam Rinpoché (1939) de la lignée Ripa, et la soeur de Gyétrul Jigmé Rinpotché, qui enseigne également "la société éveillée" selon Shambala

La société éveillée selon le bouddhisme tibétain semble devoir passer par une forme de gouvernement particulière pour laquelle il faudrait inventer un nom. Voir aussi mon billet Une famille royale. Même si on acceptait le besoin d'une sorte de renouement avec des traditions ancestrales, comme Trungpa semblait le souhaiter (voir Ellen Mains note 14), pour arriver à une "société éveillée", pourquoi "renouer" avec des traditions qui ne sont pas celles de nos ancêtres ?

Accueil à la cour de Kalapa de la princesse Jetsun Drukmo

***

[1] « In the North, lies the country of the Mongols; Their brave and powerful troops are quick to fight. If no revolt takes place inside the country, They fear not even the men of King Gesar. Therefore, to rule the people well and wisely Is of great importance. » The Hunderd Thousand Songs of Milarepa, The Goddess Tseringma’s Attack. Garma C.C. Chang

[2] « Si nous arrivons ainsi au terminus ad quem, de ca. 1600 pour I'existence de l'épopée en tant qu'ensemble constitué, quelques allusions historiques rencontrées dans le Gesar fournissent autant de termini a quo possibles. » « Par contre, Gesar, souverain de Gling, est mentionné dès 1643, et on remonte par ailleurs, pour d'autres éléments, à environ 1600. n est pour le moment impossible d'aller plus loin et de préciser davantage. »

[3] The Epic of Gesar of Ling: Gesar's Magical Birth, Early Years, and Coronation as King (2015) by Robin Kornman (Translator), Lama Chonam (Translator), Sangye Khandro (Translator), H.H. the Dalai Lama(Foreword), Alak Zenkar Rinpoche (Foreword)

[4] « The Gesar practice, known as "The Swift Accomplishment of Enlightened Activity Through Invocation and Offering" (Wylie: gsol mchod phrin las myur 'grub) arose in the mind of Mipham as a gong-ter and was written down over the course of 3 years from the age of 31 to 34. This practice invokes Gesar and his retinue and requests him to assist practitioners. » Wikipédia

[5] « The version presented here is the one most commonly referred to when the epic is studied in the present day. This was compiled by Gyurmed Thubten Jamyang Dragpa, a disciple of the great Mipham Jampel Gyepei Dorje (1846-1912),1 who was actively involved in the propagation of the Gesar epic as well as the notion of enlightened society. Mipham Rinpoche himself revealed mind treasures for the spiritual practice of Gesar as a wisdom embodiment including many protector and juniper smoke-offering prayers.”

[6]In the fire-rabbit year, 1987, in the Wind Horse Temple of Dechen Cho-ling, Rinpoche gave Gesar's Vajra Victory Banner empowerment; Lerab Lingpa’s pure-vision empowerment of Gesar's Nine Glorious Ones with the activity and feast offering; the complete reading transmission of Mipham Rinpoches Gesar practices; the reading transmission of Khyentse, Kong-trul, and Chokling’s Gesar Burned Offerings composed byTertön Sogyal; the reading transmission of Dilgo Khyentse’s own writings on the Gesar sadhana cycle, burned offerings, wind horse ransom rites, wind horse prosperity- propitiation rites, and his autobiography in verse; the reading transmission of Do Khyentse’s mind treasure on burned offerings and libation offerings and Dudjom Rinpoches writings on wind horse; the Kyechog Tsulzang empowerment from the Heart Practice and the reading transmission of the prosperity-propitiation rite; Lama Mipham’s Divine Hook Gesar ritual for summoning prosperity; Chagmey’s ritual for pacifying phenomenal existence, and many others.” Brilliant Moon: The Autobiography of Dilgo Khyentse

[7] "My first knowledge of Trungpa is very funny. I was very young, ten I think. I was in Kichu in Paro receiving the Nyingthik tradition, all the teachings of Longchen Nyingthik. And His Holiness Dilgo Khyentse Rinpoche had this small shrine and on this shrine there were not many statues, but there were many photos of lamas. And somewhere in the middle there was this man with a sort of army uniform [laughter] and his hat was a bit small so you could see his head was shaved like a Second World War Japanese army general or something. Many times I thought, this must be His Holiness’s sponsor in Bhutan. But a sponsor’s photo on the shrine— I even thought that maybe the attendants had made a mistake, but I didn’t dare ask for many many months. Finally I had to ask, “Who is this? Who is this, army person?”
“Oh,” Khyentse Rinpoche says, “Oh, he is a great tertön.
” 
Reflections on Trungpa Rinpoche by Dzongsar Khyentse Rinpoche February 5, 2005

[8] « At a time when the Beatles had ponytails and it was all the fashion to wear bell-bottoms, smoke marijuana, wash with vegetable soap, and keep long fingernails, there was a rebellious freedom in the air, a trend of going slightly against the system.There was also a trend of spiritual seeking.
Chogyam Trungpa Rinpoche came along and insisted that all the Vietnam War-protesting Dharma students wear khaki uniforms, ties, and suits with pins. He even made them march like British soldiers on American soil. He combined Japanese simplicity and elegance with colonial British style and imposed all of this on the Woodstock-going hippies. It sounds crazy, but each command was so skillful
. » — Dzongsar Jamyang Khyentse Rinpoche, The Guru Drinks Bourbon?

[9] « Enfin, allusion a été faite à la croyance du séjour de Gesar au pays mythique du Nord, le Sambhala, d'où il reviendra quand tout ira mal, pour vaincre les ennemis du bouddhisme et spécialement ceux des Tibétains et des Mongols (David-Neel, 193I, p. xlv, lvii). Comme on le verra, cette question est d'une grande importance pour situer l'épopée par rapport à l'ensemble des croyances tibétaines. »

[10] Orgyen Tobgyal explained that in the Nyingma perspective, "the real nature of the manifestation we know as Ling Gesar is actually that of Guru Rinpoche himself appearing in the form of a drala" (Wylie: dgra bla, "protective warrior spirit"). Sakyong Mipham Rinpoche 2005, p. 333.

[11] Paragraphe Beyond Buddhism

[12] « Over the past seven years, I have been presenting a series of "Shambhala teachings" that use the image of the Shamhhala kingdom to represent the ideal of secular enlightenment, that is, the possibility of uplifting our personal existence and that of others without the help of any religious outlook. For although the Shambhala tradition is founded on the sanity and gentleness of the Buddhist tradition, at the same time, it has its own independent basis, which is directly cultivating who and what we are as human beings. With the great problems now facing human society, it seems increasingly important to find simple and nonsectarian ways to work with ourselves and to share our understanding with others. » Chogyam Trungpa, Shambhala, Sacred Path of the Warrior, Shambhala (1988)

[13] Paragraphe A new era

[14] « At the same time, [Sakyong Mipham] is presiding over a bigger and bigger situation. He said last summer [2009] he wanted Shambhala to generate “twelve million new people.” That’s not exactly thinking small, and I really think that’s where he’s intending to take it, whether we ever get literally that large or not. » On Shambhala and the Samaya Connection, Ellen Mains - February 28,

[15] « Following the example of Padmasambhava, the Vidydhara did not block the energies he found in the West, but transformed them. To transmute militarism, for instance, the Vidyadhara introduced the kasung, or vajra guards, whose motto was “victory over war,” and who replace violence with presence, awareness, and spontaneous action. He structured the governing body of his organization along Western corporate lines, and then taught people the principles of enlightened leadership. He worked with materialistic consumerism by teaching how to appreciate the natural richness of our perceptions and the ability of perceptions to wake us up. He worked with theism by showing how to use the power of deities in spiritual practice, without solidifying them as external ego. Like Padmasambhava, he extracted the wisdom energy of each situation from under its egoistic cloak. » Article Shambala Times

lundi 30 mai 2016

Tout est bon dans la libération


Scène du film The Love Guru, où gourou Tugginmypudha se prépare à enseigner ses disciples
L’école des anciens (tib. rnying ma) a pour particularité d’utiliser une double transmission. D’abord celle d’instructions historiques[1] (tib. ring brgyud) attribuées à Padmasambhava et ses disciples, puis le phénomène[2] d’instructions (tib. gter ma) retrouvées par des révélateurs (tib. gter ston) à différentes époques (tib. nye brgyud), puis retransmises par une transmission historique.

Les révélateurs doivent répondre à un certain nombre de caractéristiques, afin d’éviter que n’importe faux guide (tib. log ‘dren) se proclame révélateur et répand un faux dharma. Un révélateur est prophétisé par Padmasambhava dans des écrits attribués à lui. Par exemple dans le chapitre 92 du Dict de Padma (tib. pad ma bka’ thang), qui date du XIVème siècle. Mais cela n’est pas un must, planter des prophéties a ses limites. Un révélateur peut ensuite « recevoir » une clé (tib. lde mig), c’est-à-dire une liste avec des titres de textes et les endroits (tib. kha byang) où ils pourront être redécouverts. Ils peuvent être matériels (tib. sa gter) ou immatériels (tib. dgongs gter). Le révélateur est sujet à des visions, dans lesquelles une mission lui est attribuée et où il reçoit des consécrations, instructions …Il devient alors le point de départ d’une nouvelle transmission (tib. nye brgyud).

Les plus grands révélateurs de la lignée sont Nyang ral Nyi ma ‘od zer (1124-1192) et Guru Chos kyi dbang phyug ou Chos dbang (1212–1270). Ils sont appelés les rois parmi les révélateurs (tib. gter ston rgyal po). Le dernier était par ailleurs considéré comme la réincarnation du roi Khri srong lde’u btsan, mais cela n’est pas exceptionnel pour un révélateur. La carrière de Guru Chöwang démarra quand Drapa Ngönshé (grwa pa mngon shes, 1012-1090) lui aurait remis un inventaire de terma (tib. kha byang) à Samyé. Il aurait été alors âgé de 13 ans. Drapa Ngönshé, le révélateur des quatre tantres médicinaux, est également connu dans les hagiographies de Kor Nirūpa, qui l'aurait rencontré à Lhasa. Drapa Ngönshé aurait selon les hagiographes eu alors (en 1081 ?) 69 ans et Kor Nirūpa 19.

Guru Chöwang aurait révélé cinq œuvres importantes pour la lignée des anciens

1. La somme des mystères du Gourou (pratique de Padmasambhava) (tib. bla ma gsang dus)
2. La somme des instructions de la quintessence de la compassion universelle (tib. thugs rje chen po yang snying ’dus pa, pratique d’Avalokiteśvara)
3. L’union des bouddhas de la grande perfection (tib. rdzogs chen sangs rgyas mnyam sbyor)
4. Le rasoir plus que mystérieux (tib. yang gsang spu gri)
5. Les huit Propos de la perfection mystérieuse (tib. bKa ’ brgyad gsang rdzogs, Mahāyoga).

Guru Chöwang établit une sorte de charte pour la tradition des découvreurs de trésors. P.e. le fait que chaque cycle de trésor devait comporter les trois éléments gourou yoga, Dzogchen et pratique d’Avalokiteśvara (tib. bla rdzogs thugs gsum), et qu’un découvreur de trésor devait d’abord ouvrir son canal médian par la pratique du yoga sexuel. Kor Nirūpa est hagiographiquement présentée comme un révélateur (tib. gter ston) par son initiation au rituel sexuel et par sa rencontre avec Drapa Ngönshé. Dans la lignée kagyupa, ce sera Karma Chagmé (1613-1678) qui fera l’intégration des instructions visionnaires de l’école des anciens dans la lignée kagyupa à l’aide d’un jeune garçon Mingyur Dorje (1645-1667), qui partagea sa retraite et qui lui servit de révélateur (tib. gter son). Il fut aussi considéré comme le descendant d’un ministre de Trisong Detsen. Ce seraient ses visions que Karma Chagmé répertoria dans les treize volumes d’Instructions célestes (tib. gnam chos).

Dans les Chroniques de l’école des anciens (tib. rnying ma’i chos ‘byung)[3] de Dudjom Rinpoché (bdud 'joms 'jigs bral ye shes rdo rje 1904-1987) on trouve les hagiographies des grands révélateurs et autres personnages importants de cette école. Notamment de Guru Chöwang. Un des principaux disciples de Chöwang était Bharo Tsoukdzin (tib. bha ro gtsug 'dzin), un maître newar de Kathmandou du clan Bharo. C’est son initiation qui sera présentée ci-dessous. Je vous livre le passage tel quel.

« Son disciple le plus vaillant fut Bha-ro-gtsug-’dzin, né à Kathmandou au Népal. Il était venu au Tibet pour prospecter de l’or. Il y reçut la prophétie de voir le Guru en personne. Pendant sept jour Chöwang se manifesta à lui comme le véritable maître d’Oḍḍiyāna. Il eut une intuition (tib. rtogs pa) rien qu’en entendant la voix de Chöwang. Une nuit, en faisant un rituel de consécration, Chöwang demanda à son disciple : « De quoi ai-je l’air ? » « Je vous vois comme la divinité (tib. yi dam). » « Il n’y a pas d’autre lieu pour offrir les substances du banquet tantrique (sct. gaṇacakra) ou des offrandes de torma (tib. gtor ma). » Ayant dit cela, Chöwang dévora la moitié d’un mouton abattu (Bharal, ovis nahar) et toutes les autres substances du banquet.
- Que penses-tu de moi maintenant ?
- Vous êtes un véritable Bouddha
- Alors passons à l’initiation !
Une fois les ustensiles du rituel rangés, et le maṇḍala détruit, Chöwang exécuta quelques pas de danse à l’endroit du maṇḍala. La conduite de Chöwang ne suivait pas les attentes morales de la pratique de la vertu et de l’abstention des passions. Il connaissait les pensées et les dispositions (tib. khams) de son disciple, qui n’avait aucune appréhension quant à la grande observance vajra (tib. rdo rje dam tshig chen po’i gnas). Il fit sortir Vairocana par la porte céleste (tib. lha’i sgo) inférieure du maṇḍala de son corps et, étant lui-même l’immuable [akṣobhya], Guru Chöwang initia son disciple. Cela eut pour effet que la disposition mentale du disciple émergea comme un serpent qui mue. De même, il fit couler rapidement l’eau parfumée d’Amoghasiddhi de son vajra mystique (tib. rdo rje gsang ba'i myur lam) sur le bout de la langue de Bharo, faisant naître la grande félicité (tib. bde ba chen po) non souillée (tib. zag med sct. anaśrava) et flamber la gnose (sct. jñāna) dans l’union méditative de la vacuité et de la Claire lumière (tib. thod rgal, note de E.Daryay).

Après cela, Guru Chöwang mit son doigt sur le cœur de son disciple en lui demandant : « Où est-ce que l’on accède réellement à ce que l’on appelle le soi ? » « La compréhension à travers des objets sensoriels n’est qu’une bulle d’air. Ma vue de la véritable nature du Soi ne se perd pas même au milieu des pensées. Il n’y a rien, ne serait-ce que la pointe d’un cheveu, à méditer. »

Après ses propos, une compréhension directe (tib. rtogs pa) naquit en Bharo, ainsi que la complétude universelle (tib. rdzogs chen) impartiale (tib. ris med) et libre d’agir (tib. bya bral). La gnose extraordinaire se stabilisa en lui. Il se dit : « Même si les bouddhas des trois apparaissaient maintenant, je ne leur demanderais aucune consécration. Aussi, je renonce à mon projet de retourner chez moi. » Il en fit part à son maître. Chöwang répondit : « Si un Bouddha apparaissait et ne restait pas dans le saṁsāra, il ne serait pas un véritable Bouddha. Quand tu rentres chez toi, tu devrais chercher un gourou si tu en as besoin, ou un disciple si tu en as besoin. »

Bharo estimais que c’était un bon conseil. Et comme il était une personne au potentiel éveillé (tib. las sad pa) et qu’il était très dévot, il vit de ses yeux une divinité courroucée (tib. khro bo'i lha) à côté de son maître qui était en train de converser avec des ḍākinī. Bharo avait souvent ce genre de visions. Un jour, il demanda à Chöwang : « Si on apprend la magie, un jour on aura des signes de réussite, n’est-ce pas ? ». Chöswang répondit : « Je n’ai jamais eu le temps d’apprendre la magie proprement, je préfère passer mon temps en récitant Oṃ maṇi padme hūṃ. »

-Montre-moi s’il te plaît le pouvoir de tuer, demanda Bharo.
Tandis qu’un lièvre courrait pas loin, Guru Chöwang dessina les contours d’un lièvre sur le sol. Il répéta un mantra sept fois sur une aiguille qu’il planta dans la silhouette dessinée par terre. Le lièvre mourra sur le coup.

-Maintenant il nous faut purifier cet acte, amène-moi le corps du lièvre.
Il attacha une amulette pour la protection des morts (tib. btags grol[4]) sur le corps du lièvre et guida sa conscience vers les cieux en offrant des oblations et des torma (tib. tshog gtor) et en dédicaçant (tib. bsngo ba) le mérite au lièvre.

-Ce serait très utile si l’on pouvait faire la même chose avec des humains, remarqua Bharo.
Chöwang répondit : les humains ou des marmottes, c’est la même chose ! Et il répéta son exploit, cette fois-ci en dessinant les contours d’une marmotte. Ils virent alors le corps d’une marmotte dans un terrier.
-Si on pratique la magie de cette façon, c’est nuisible aux êtres vivants. C’est pour cela que je n’enseigne plus cette méthode. Je ne l’utilise même pas pour mes ennemis. J’enseigne pour devenir un Bouddha. Quand ces deux animaux sont morts, je les expédiés dans une autre existence. Comme il difficile d’obtenir un corps humain, on s’expose à de mauvaises existences sans limite si on en tue un. Cet acte ne s’épuise par une seule existence [mauvaise]. Et tous ses proches éprouveront du chagrin. Il ne faut même pas pratiquer la magie sur ses ennemis. Il faut avant tout développer de la compassion pour eux.

Après avoir entendu les propos de Chöwang, Bharo décida d’aspirer à la carrière d’un bodhisattva. Chöwang avait fait la promesse solennelle de ne plus pratiquer la magie et de ne pas montrer des miracles pour son propre intérêt. Car il est dit : « Si tous les objets sont traités avec compassion, les trois mauvaises destinées seront détruites ! ».

Le grand Chöwang avait compris cette vérité. Il n’avait tué que le corps qui est la production du karma et des cinq poisons (tib. dug lnga’i phung po can), et expédié la conscience des êtres morts dans la sphère du dharmatā (tib. chos nyid kyi klong). Ainsi, il avait mis fin à leur transmigration. C’était l’acte le plus merveilleux de « meurtre salutaire » (tib. gsad gso) jamais effectué. »

(Traduction française faite à partir de la traduction anglaise d'Eva M. Dargyay The Rise of Esoteric Buddhism in Tibet pp. 112-115. Le même passage est traduit dans The Nyingma School of Tibetan Buddhism, pp. 766-767)

Pour des expériences similaires chez Tsangnyeun heruka et Madama Guyon

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[1] Dans le sens où elles sont attribuées à un personnage, qui aurait vécu à un certain endroit, à une certaine époque. Cela ne veut pas dire que l’attribution est authentique d’un point de vue historique..

[2] Phénomène que l’école des anciens justifie par des citations dans deux sūtra : kLu'i-rgyal-pos zus-pa'i mdo et Phags pa bsod nams thams cad sdud pa ’i ting nge ‘dzin-gyi mdo. Pour les dgongs gter : “The sound of the Doctrine should be heard continuously by the beings from the birds, trees, all kinds of light, and from the heavenly space. Note 6

[3] The Nyingma School of Tibetan Buddhism, Wisdom Publications, 1991

[4] La libération par le port d'une amulette (yantra)

samedi 13 décembre 2014

Le Franchissement du pic dans la lignée Kagyu


Karma Chagmé (1613-1678)

Le terme « Dzogchen nyinthig » se réfère au contenu de la Section des transmissions tantriques (man ngag sde) qui consiste en 17 textes (quelquefois 18). Cycle que l’on appelle aussi quelquefois les dix-sept tantras de la Claire lumière (T. yang gsang 'od gsal gyi rgyud bcu bdun).[1] Il n’est pas très clair à partir de quelle époque ce terme a fait son apparition. On le voit néanmoins dans les biographies de maîtres rattachés (ultérieurement ?) à l’école nyingmapa. Zhangton Tashi Dorje (1097-1167) fut l’auteur de la Grande histoire du Dzogchen Nyingthik (T. rdzogs pa chen po snying thig gi lo rgyus chen mo), dans lequel ce terme apparaît dans le titre. Les 17 tantras de ce cycle auraient été découverts par Dangma Lhungyel (ldang ma lhun rgyal) au 11ème siècle dans un temple au nord de Lhasa (zhwa'i lha khang). Ils auraient été cachés à cet endroit par Nyang Tingdzin Zangpo (myang ting 'dzin), un disciple de Vimalamitra (8ème siècle). On ne sait pas grand-chose de ce découvreur du « Dzogchen nyinthig », excepté le fait qu’il l’aurait transmis à Chetsun Sengge Wangchuk (lce btsun seng ge dbang phyug, 12ème siècle). Ce maître aurait eut des visions de Vimalamitra et caché à son tour le « Dzogchen nyinthig » à trois endroits différents.[2] A plus de cent ans d’âge, il transmit le cycle à notre historien Zhangton Tashi Dorje (1097-1167), et atteint le corps d’arc-en-ciel dans une grotte à Oyuk (?). Zhangton passa le cycle à son fils Nyima Bum (1158-1213). Celui-ci le transmit à son neveu Guru Jober (gu ru jo 'ber 1196-1255). Ce cycle passa successivement à Trulzhik Sengge Gyabpa ('khrul zhig seng ge rgyab pa 13ème s.), Melong Dorje (me long rdo rje 1243-1303), Kumārāja (1266-1343), qui transmit le « Dzogchen nyinthig » au 3ème Karmapa (1284-1339) et à Longchenpa (1308-1364) approximativement en 1136.

Un autre maître du 3ème Karmapa fut Orgyenpa Rinchen Pel (o rgyan pa rin chen dpal 1229/1230-1309), qui était éduqué comme un nyingmapa dans sa jeunesse, mais n’avait cependant pas eu accès au « Dzogchen nyinthig ». Il auraît fait un voyage à Oḍḍiyāna, où il eut une vision de Vajravarahī qui lui donna le cycle de “l’Approche et l’accomplissement du triple vajra” (T. rdo rje gsum gyi bsnyen sgrub, alias o rgyan bsnyan sgrub). Le triple vajra est d’ailleurs aussi le thème principal du Dzogchen nyingthik. C’était Orgyenpa qui avait reconnu le 3ème Karmapa, et qui pourrait être le concepteur de la lignée des Karmapa.

Le premier élément solide de la lignée du Dzogchen nyingthik semble être Zhangton Tashi Dorje (1097-1167), par ailleurs l’auteur de la Grande histoire du Dzogchen Nyingthig. Rétroactivement, avec l’apparition des autres Nyingthik, celle-ci sera (re)nommée Vima Nyingthik. Cela n’empêche pas que la lignée du « Dzogchen Nyingthik » remonte traditionnellement à Garab Dordjé par le biais de Padmasambhava. Selon la tradition, ces textes auraient été cachés par un disciple de Vimalamitra, Nyang Tingdzin Zangpo (myang ting 'dzin) du clan de Nyang et un ministre du roi Tri Songdetsen. Un autre membre de ce clan illustre, Nyangrel Nyima Ozer (myang ral nyi ma 'od zer 1124/1136-1192/1204) jouera un rôle capital pour la lignée nyingmapa, notamment pour le culte de Padmasambhava. Il aurait découvert le lieu (brak srin mo sbar rje), qui abritait le trone de Padmasambhava avec de nombreux attributs et trésors. Il y découvra des cycles comme celui de la Grande compassion (thugs rje chen po) connu sous le nom de Maṇi Kambum (ma ṇi bka' 'bum), qui déclara Avalokiteśvara comme le patron du Tibet. Son fils prit sa relève et transmit les cycles à Gourou Cheuwang (chos kyi dbang phyug (1212-1270), qui établit une sorte de charte pour la tradition des découvreurs de trésors [3]et composa une pratique de Padmasambhava (bla ma gsang 'dus).

Comme le 3ème Karmapa avait reçu le « Dzogchen Nyingthik », rétroactivement Vima Nyingthig, de Kumārāja, et que son père était un nyingmapa, il est présenté comme quelqu’un qui avait fait converger les courants Mahāmudrā et Dzogchen, mais on ne trouve pas vraiment des écrits confirmant cela dans la liste de ses œuvres (gsung ‘bum).

Il en va autrement pour le maître Karma Chagmé (1613-1678), dont le père Anu Pema Wang descendrait du roi Trisong Detsen. C’était un auteur prolifique de 77 volumes sur la Mahāmudrā et le Dzogchen ainsi qu’un découvreur de trésors inspirés, au cours de sa retraite de douze ans. Pendant les sept dernières années de cette retraite, il fut rejoint par un jeune disciple Mingyur Dorje (1645-1667), descendant d’un ministre de Trisong Detsen), qui avait des visions que Karma Chagmé répertoria dans les treize volumes d’Instructions célestes (gnam chos).

Karma Chagmé respecte la charte de Gourou Cheuwang, car son cycle comporte les trois éléments gourou yoga, Dzogchen et pratique d’Avalokiteśvara, le pivot central de son enseignement. Et le Dzogchen qu’il propose est bien la combinaison de l’Éradication de la rigidité (T. khregs chod) et du Franchissment du pic (T. thod brgal). Nous sommes au 17ème siècle et après le déclassement de la mahāmudrā de Gampopa.
« Ainsi, l’union de la double vision de la base – c'est-à-dire, assister à l’essentielle nature de trancher la rigidité, mahamoudra – et de la voie – c'est-à-dire, la claire lumière du franchissement du pic – est le pinacle des neuf yanas. »[4]
Karma Chagmé semble dire ici que la mahāmudrā correspondrait à la première phase de l’Éradication de la rigidité et qu’elle doit être suivie par la pratique visionnaire du Franchissement du pic de la Claire lumière, qu’il explique par la suite. La suite est la copie conforme (mais sans mentionner l’original) du trésor de Karmalingpa (1326–1386) « Le manuel d'instruction de l'état intermédiaire de la réalité-en-soi, l'autolibération de la vision » (chos nyid bar do'i khrid yig mthong ba rang grol). Le cycle de Karma Chagmé semble avoir eu pour objectif d’intégrer les instructions nyingmapa relatives au Franchissement du pic (T. thod brgal) dans le cursus kagyupa.

Par ailleurs, Mingyour Rinpoché est considéré comme le tulkou du jeune Mingyur Dorjé (1645-1667. L’actuel tulkou est le fils d’Urgyen Rinpoché (1920-1996), tulkou de Gourou Cheuwang (ci-dessus) et de Noubchen Sangyé Yéshé.

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[1] « The eighteen are The Penetrating Sound Tantra (Tibetan: sgra thal ‘gyur),[7] to which was appended the Seventeen Tantras of Innermost Luminosity (Tibetan: yang gsang 'od gsal gyi rgyud bcu bdun). » http://en.wikipedia.org/wiki/Seventeen_tantras

[2] « Langdro Chepa Takdra (lang gro'i chad pa ltag), Uyuk (u yug), and Jelphug (jal gyi phug), all in U. Shangpa Repa revealed the treasures hidden at Langdro; Shang Tashi Dorje discovered those at Uyuk in 1117, as well as those at Jelphug. »

[3] P.e. le fait que chaque cycle de trésor devait comporter les trois éléments gourou yoga, Dzogchen et pratique d’Avalokiteśvara (bla rdzogs thugs gsum), et qu’un découvreur de trésor devait d’abord ouvrir son canal médian par la pratique du yoga sexuel.

[4] « [705] Thus, the union of the twofold vision of the ground—namely, attending to the essential nature of the Breakthrough, Mahamudra—and the path—namely, the clear light of the Leap-over—is the pinnacle of the nine yanas. » Naked Awareness: Practical Instructions on the Union of Mahamudra and Dzogchen par Karma Chagme,Karma Chagme, Gyatrul Rinpoche, B. Alan Wallace, p. 154