mercredi 14 septembre 2016

L'ironie, l'upāya de l'éveillé grec ?


Autoportrait du jeune Rembrandt en Démocrite riant

Ironie : Du grec eironeia, interrogation, de eromai : interroger. Procédé de raillerie qui consiste en un discours dont le sens apparent est opposé à sa signification intentionnelle profonde. (Dictionnaire de philosophie, Armand Colin)

« Comme le soleil, dans son ironie, renverse son cours, je renverse les tables de valeur, faisant... table rase. Je fais en sorte que, dans l’homme grec, l’homme se moque du Grec, dans l’homme perse, l’homme se moque du Perse, dans l’homme indien, l’homme se moque de l’Indien, etc. Pour libérer l’homme de toutes les particularités et en faire le héraut d’une morale universelle? Non, car il n’y a rien de tel. Aucune valeur ne vaut. Que le Grec vive donc en Grec, le Perse en Perse, etc., mais toujours ironiquement. Je [Pyrrhon] donne moi-même l’exemple en acceptant la prêtrise et en assurant le service divin, en toute ironie. La clef du bonheur est dans la possession d’une vérité très simple : rien ne vaut que notre humeur, toujours égale, toujours au beau fixe, comme un perpétuel beau temps (cf. αίεί) soit si peu que ce soit altérée. A quoi bon se soucier puisque tout est indifférent, de sorte qu’en définitive rien ne se passe?

La réponse de Pyrrhon suppose, pour être comprise, que l’on ait toujours dans l’esprit l’anastrophé, le retournement ou renversement. L’être est une illusion du langage, mais inévitable. Ce qu’il faut, c’est faire apparaître, en même temps que l’être, son caractère d’illusion. Le ώς μοι καταφαίνεται είναι renverse l’être en apparence, ce renversement n’étant pas, du reste, le renversement dialectique de l’être en non-être, puisque l’apparence n’est pas le non-être pur. Si, d’après l’exposé par Timon de la « doctrine » pyrrhonienne, la première question à poser porte sur la « nature des choses », la réponse, on l’a vu, fait apparaître qu’il n’y a pas de « nature » des choses. Si donc il est question d’une « nature du divin et du bien », on se gardera de prendre ces mots à la lettre, dogmatiquement. Le divin, comme toutes choses, n’est «pas plus ceci que cela» (Diogène Laërce, IX, 61). S’il avait une nature, il serait ce qu’il serait et pas autre chose. Il n’y a donc pas de « nature » du divin. Pyrrhon parle ironiquement. Comment faire autrement? Le langage, comme tel, a partie liée avec l’adversaire dogmatique. Le Pyrrhonien ne peut vouloir dire quelque chose que le langage même dont il se sert ne dise le contraire. C’est pourquoi il doit se moquer du langage lui-même, faire en sorte que l’ironie agile passe à travers le sérieux des mots. Or, que signifie cette ironie? Qu’apporte-t-elle sinon, à travers la dissolution de l’être et de la vérité de l’étant, une « vérité » nouvelle, mais une vérité-délivrance, une vérité vécue? Non plus une vérité sur les choses, sur l’homme, ou sur quelque « être » que ce soit, mais un principe de dépréoccupation du monde (non par retrait en soi-même, mais par dissolution de ce monde même que l’on réifie sans cesse) et de vie sereine. » (PYRRHON OU L’APPARENCE, Marcel Conche, pp. 125-126)

« Nous retrouvons ici l’une des raisons profondes de l’ironie socratique. Le langage direct est impuissant à communiquer l'expérience de l’exister, la conscience authentique de l'être, le sérieux du vécu, la solitude de la décision. Parler, c'est être condamné doublement à la banalité. Tout d'abord, il n'y a pas de communication directe de l'expérience existentielle : toute parole est “banale”. Et d'autre part, la banalité, sous la forme de l'ironie, peut permettre la communication indirecte. Comme dit Nietzsche : “Je crois sentir que Socrate était profond (son ironie correspondait à la nécessité où il était de se donner un air superficiel pour pouvoir rester en relation avec les hommes).” Pour le penseur existentiel, la banalité et le superficiel sont en effet une nécessité vitale : il s'agit d rester en contact avec les hommes, même si ceux-ci sont inconscients. Mais ce sont aussi de artifices pédagogiques : les détours et les circuits de l'ironie, le choc de l'aporie, peuvent faire accéder au sérieux de la conscience existentielle, surtout si vient s'y ajouter, comme nous le verrons, la puissance d'Eros. Socrate n'a pas de système à enseigner. Sa philosophie est tout entière exercice spirituel, nouveau mode de vie, réflexion active, conscience vivante. » (Eloge de Socrate, Pierre Hadot, éditions Allia, pp. 35-36)


« La médiocrité est le masque le plus heureux que puisse porter l’esprit supérieur » (Nietzsche, Humain, trop humain. Le Voyageur et son ombre)

Voir aussi :

Bouddhisme et langage 1
Le rire dévastateur du Bouddha
"Les véhicules, c'est pour entraîner les sots"

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