jeudi 20 juin 2019

En attendant la pluie...

Rainy Night Buddha, Ginger Kenney
Le don est un acte positif (kuśala) et méritoire quel que soit celui qui reçoit le don, mais l’effet positif ou méritoire (puṇya) est renforcé ou diminué en fonction de celui qui reçoit le don (puṇyakṣetra). Tout est transitoire, douloureux et sans essence dans le bouddhisme, mais l’effet positif (kuśala-mūla) et méritoire (puṇya) d’un acte positif (kuśala) durera au-delà de la vie de l’individu qui en est l’auteur.

Pourquoi ce statut quasi-absolu du don ? Le bouddhismes'est développé dans la confrontation avec la société sacrificielle du brahmanisme. Le sacrifice et l’acte sacrificiel (karma) était ce qui permettait de maintenir l’ordre et la marche du monde. Le statut qu’avait le sacrifice a été accordé à l’acte (karma) individuel. En fonction de la nature de l’acte, positif (kuśala) ou négatif (akuśala), son effet était méritoire (puṇya) ou répréhensible (pāpa). L’acte était transitoire, mais son effet durait et s'amplifiait. La force du mérite attaché au don et au donateur était fonction du statut de celui qui recevait le don. Dans le cadre du bouddhisme, le “champ de mérite” (puṇyakṣetra) maximal était/est le Bouddha. Les dons/offrandes au Bouddha ont le plus grand retour sur investissement (ROI).

Aussi, quand le Bouddha est mort, celui-ci avait conseillé à Ananda de laisser les nobles, les brahmanes et les maîtres de maison s’occuper des restes du Tathāgata. Au moment de sa mort, le Bouddha avait accepté, à l’avance, tous les dons faits aux stūpa, aux caitya et aux lieux de pèlerinage (Histoire, Lamotte, p. 81). Ce type de don présentait donc le plus grand retour sur investissement, le plus grand mérite (puṇya).

Pourquoi le Bouddha laissa-t-il cette opportunité de mérite maximal aux élites et aux bourgeois de l’époque et non à ses propres moines ? Le don (le soutien de la communauté du Bouddha) était la pratique par excellence des laïcs. Relativement tôt dans le bouddhisme, et du moins à l'époque de Nâgârjuna (IIème s.), un individu pouvait poursuivre deux objectifs : son bonheur individuel (s. abhyudaya t. mngon mtho) ou le bien ultime (s. naiḥśreyasa t. legs pa), qui n'est autre que la libération (s. mokṣa). Les moines du Bouddha étaient en mesure d'atteindre le deuxième objectif de la libération par leur travail spirituel individuel (ascèse). Le culte des reliques du Bouddha et des autres champs de don approuvés par le Bouddha était la pratique réservée aux laïcs. C'est ce culte là, de type tout à fait religieux, qui est devenu la pratique de l'accumulation de mérite (s. puṇya-saṃbhāra), dont les formes ont varié avec le temps.

On voit déjà que tout “mérite” ne se vaut pas. En considérant un mérite, un Bouddha omniscient pourrait sans doute dire de quel type de produit méritoire il s’agissait. Sa force, la position méritoire du donateur, le statut du champs de mérite qui l’avait reçu, les courbes de maturation, son retour sur investissement etc.

Un autre développement important fut l’introduction de la notion du transfert du mérite (s. pariṇāmanā) à des membres de famille décédés, aux divinités, à tous les êtres… Il est possible que ce développement soit initialement une réponse du bouddhisme au culte des ancêtres brahmane. Par la suite il fut également possible de dédier (tib. bsngo ba) le mérite à des causes spécifiques, l’éveil de tous les êtres etc. Initialement (Tirokudda Sutta[1]), ce “transfert” avait lieu indirectement. La souffrance des pretas était allégée par leur réjouissance de l’acte du don de leur familles.

Tout cela a pour effet d’essentialiser le mérite (puṇya) et les “racines vertueuses” (kuśala-mūla). L’individu meurt, mais son mérite et ses racines vertueuses (ainsi que son mauvais karma) continuent leur évolution. Le mérite peut être transféré et dédié, ou sinon rester la propriété de son auteur dans sa nouvelle existence. Cela semble d’ailleurs être une exclusivité du mérite et des “racines vertueuses”. Les actes négatifs, les effets négatifs et le démérite ne se transfèrent et ne se dédient pas…

Les versets d’ouverture du Dhammapada semblaient plus logiques de ce point de vue.
Si, avec un mental impur, quelqu’un parle ou agit, alors la douleur le suit comme la roue suit le sabot du boeuf" 
Si, avec un mental pur, quelqu’un parle ou agit, alors le bonheur le suit comme l’ombre qui jamais ne le quitte”.
On peut considérer que c’est un langage imagier, à ne pas trop prendre à la lettre, et je serais d’accord, mais dans ce cas, faisons pareil avec les métaphores sur le “mérite” associé aux actes (notamment à l’acte de donner) et à leur transfert.

Comme c’est souvent le cas dans le bouddhisme, des petites brèches axiologiques permettent l’engouffrement de pratiques religieuses qui risquent de tout dominer. Le mérite devient une sorte de monnaie immatérielle, une matière d’échange, qui devient la raison d’être de nombreux rituels bouddhistes permettant d’accumuler du mérite en échange de dons.

Bouddha mourant période Kamakura 
Le Mahāyāna Mahāparinirvāṇa Sūtra raconte comment les disciples laïcs du Bouddha ont accouru à la nouvelle de la mort imminente du Bouddha. Ils étaient sur le point de perdre leur champs de mérite maximal et donc la source de leur bonheur futur. Ils avaient amené de très nombreuses richesses afin de pouvoir les offrir au Bouddha, avant que celui-ci ne meure.[2] Le Bouddha resta cependant silencieux et n’accepta pas les offrandes que chaque groupe lui présenta, jusqu’à celles de Śakra, le chef des dieux. Toutes les assemblées furent déçues et découragées par la perte de leur mérite potentiel. Les asuras proposèrent même de déposer les armes. Une crise de mérite sans envergure s’annonça. Les demandes de Shiva, Brahma et Indra restèrent sans effet. Devant la panique générale, le Bouddha Ākāśasama d’un paradis à l’est envoya son principal disciple Anantakāya en mission. Ce dernier demanda au Bouddha de n’accepter que la nourriture. Le Bouddha refusa toujours.

C’était finalement Cunda, le fils d’un artisan, un disciple laïque, qui arriva à faire changer d’avis le Bouddha. Cunda se lança dans une parabole sur l’agriculture, qui parlait en fait de la pratique religieuse. Mais on pourrait même l’interpréter dans un sens économique. Cunda assura le Bouddha que tout le monde avait fait son devoir et qu’il ne resta plus qu’au Bouddha de donner son aval en faisant tomber sa pluie. Tout était là pour transformer tout ce qui avait été entrepris en mérite, il suffisait que le Bouddha dise qu’il en était ainsi. La Parole du Bouddha vaut de l’or. Et il accepta finalement, mettant fin à la crise.
Excellent ! Excellent ! Je vais en effet vous enlever cette pauvreté [sens de manque]. La pluie du dharma insurpassable tombera sur votre champs karmique, produisant des pousses de dharma. Ce que vous cherchez en moi, c’est la vie, la forme (?), le pouvoir, la sérénité et la lucidité. Je vous donnerai en effet une vie éternelle, la forme, le pouvoir, la sérénité et la lucidité. Comment Cunda ? En me donnant de la nourriture [comme vous venez de le faire], vous aurez deux récompenses karmiques indifférenciables. Lesquelles ? D’abord, du fait que le don est accepté, [le donateur] atteint le parfait éveil (anuttarā samyaksaṃbodhi). Deuxièmement, du fait que le don est accepté, [le donateur] entre dans le nirvāṇa. Présentement, j’accepte ce dernier don de votre part et par conséquent, je vous amène au parachèvement de la perfection du don (dāna-pāramitā).”[3]
L’explication de ce propos a lieu dans la dialogue qui suivait entre Cunda et le Bouddha. Cunda faisait une distinction entre l’instant avant et après l’acceptation du don par le Bouddha. Avant les passions n’étaient pas épuisées, la sagesse pas acquise et la capacité de conduire les autres à la perfection du don n’était pas présente. Après l’acceptation du don par le Bouddha, c’est le contraire. Avant, on est un être ordinaire, après on est un dieu parmi les dieux. Avant, un corps impur, après un corps indestructible (vajra), “un corps de dharma, un corps permanent, un corps sans limites”.

Le Bouddha répond par ce qui est parfois considéré comme l’origine du concept de la nature de Bouddha (tathāgatagarbha). “L’après” était déjà présent en “l’avant”. Le corps indestructible du Bouddha n’avait jamais été soutenu par la nourriture, ni affecté par les passions. C’est pour ceux qui n’avaient pas vu cette nature de Bouddha, que le Bouddha parla d’un corps nourri par les aliments et affecté par les passions. Mais les bodhisattvas qui après l’acceptation du don de nourriture entrent la concentration indestructible (vajrasamādhi), verront dès l’ingestion de la nourriture la nature de Bouddha et atteindront le parfait éveil. C’est pour le Bouddha la raison de leur indifférenciation, même si les bodhisattvas (laïques) n’étaient pas en mesure d’expliquer les écritures etc.

C’est l’acceptation du don par le Bouddha qui fait tomber la cloison entre “l’avant” et “l’après”. Quelle que soit la nature du donateur (être ordinaire ou bodhisattva) et sa perception du don (réel ou symbolique à un corps ordinaire ou à un corps indestructible), le moment de basculement est l’acceptation du don, la pluie que fait tomber le Bouddha. Le Bouddha avait montré que cette acceptation (et les deux “récompenses karmiques” qui s’en suivent) n’allait pas de soi.

Dans le Mahāyāna Mahāparinirvāṇa Sūtra, le don (les offrandes) est associé à la sagesse et les réalisations, qui dépendent de l’acceptation du Bouddha et seront alors aussitôt acquises. Cette acceptation n’est pas automatique, même si on a fait tout ce qu’il fallait faire (propos de Cunda). Le résultat ne dépend donc pas du chercheur spirituel/du donateur, mais du Bouddha : la pluie tombera-t-elle ou non ? Même s’il n’y a pas de différence entre “l’avant” et “l’après”. Si notre générosité et nos innombrables dons ne conduisent pas au parfait éveil et au nirvāṇa, c’est que nos dons n’ont pas été acceptés par le Bouddha. Lisez le Mahāyāna Mahāparinirvāṇa Sūtra pour voir les illustres donateurs dont les dons avait été refusés, y compris le bodhisattva envoyé par le Bouddha du paradis dans l’est.

Moine remplissant les bols d'offrandes d'eau (Ghum, photo Munjal)
Qu’est-ce qui fait que le Bouddha accepte ou non notre don et fasse tomber sa pluie ? Mystère. Les mystiques optimistes diront sans doute que cette pluie tombe déjà depuis des lustres et que nous nageons dedans. Tout ce que peuvent faire les malheureux qui sont dans “l’avant” c’est de continuer de donner, d’accumuler du mérite, jusqu’à ce qu’ils voient tomber la pluie. Est-ce la pluie qui les ouvre les yeux, ou est-ce que ce sont leurs yeux ouverts qui font qu’ils voient la pluie ? 

Le Mahāyāna Mahāparinirvāṇa Sūtra met (habilement ?) l’accent sur le don, et fait dépendre le parfait éveil et le nirvāṇa de l’acceptation du don par le Bouddha, tout en enseignant l’indifférenciation entre “l’avant” et “l’après”. C’est un propos principalement destiné au laïcs (Cunda, bodhisattvas incapables d’expliquer les écritures, etc.) dont l’accès à la perfection du don, à l’éveil et au nirvāṇa passe par le don.

En fait, l’activité (karma) principale de la société sacrificielle brahmaniste est reprise dans les rituels et la liturgique du bouddhisme mahāyāna et vajrayāna sous la forme du don et du mérite associé. Dons qui sont présentés à des représentations du Bouddha sous tous ses aspects et que le Bouddha aurait acceptés à l’avance avant sa mort. Le don et les offrandes sont l’accès principal à l’éveil au nirvāṇa, que ce soit pour les laïcs ou pour les moines. L’approche ascétique, plus volontariste, des débuts du bouddhisme est en quelque sorte dévalorisée. Que la pluie tombe ou pas, dépend du Bouddha. Il existe aussi des approches où c’est la sagesse (prajñā) qui prime et peut même remplacer l’accumulation de mérite.
Aucune idée de ce que cela représente (Saga des Shadocks)

Je suis fier de moi, pas une seule fois dans ce blog je n’ai mentionné le culte du gourou où celui-ci prend la place du Bouddha... Sinon, toute allusion fortuite à la théorie du ruissellement dans ce blog est involontaire de ma part.


***


[1] “One of the five suttas included in the Khuddaka-Pātha. Departed spirits haunt their old dwelling places and their compassionate kinsmen should bestow on them in due time, food, drink, etc. and also give gifts to the monks in their name. Thus will they be happy (Khp., p.6).

The Sutta was preached on the third day of the Buddha's visit to Rājagaha. On the previous night, Petas had made a great uproar in Bimbisāra's palace. In the time of Phussa Buddha, they had been workmen entrusted with the task of distributing alms to the Buddha and his monks, but they had been negligent in their duties and had appropriated some of the gifts for themselves. As a result, they suffered for a long period in purgatory and became Petas in the time of Kassapa Buddha. Kassapa told them that in the future, Bimbisāra, who had once been their kinsman, would entertain the Buddha Gotama and make over the merit to them. They had long waited for this occasion and when Bimbisāra failed to fulfil their expectations, they made great outcry.

The Buddha explained this to Bimbisāra, who thereupon gave alms in the name of the Petas, thus making them happy. It was on this occasion that the Sutta was preached. KhpA.202ff; cp. PvA.19ff.” Source


[2] “They then threw themselves before the Tathāgata, and blurted out: “All we ask, O Tathāgata, is that you have pity on us and accept our final offerings.” The World-Honored One, understanding the occasion, remained silent and did not accept their offerings. They beseeched him in the same way three times, but each time they were all refused. Their wishes unfulfilled, the laymen felt dejected and anxious, remaining in silence. It was as if a loving father had only one child who suddenly fell ill and died, and after the remains were buried, that father returned home in disappointment, grief, and pain.

The male lay followers were grieved and upset in much the same way. They then took what they had brought and put it all in one place, withdrew, sat off to one side in silence.“ Traduction de Mark L. Blum


[3] Traduit de l’anglais :
“Excellent! Excellent! I will now indeed remove this poverty for you. The rain of the unsurpassed dharma will fall upon your karmic field, bringing forth a dharma sprout. What you seek in me is life, form, power, serenity, and lucidity. I will indeed provide you with continual life, form, power, serenity, and unimpeded lucidity. How? Cunda, donating nourishment [as you have done] will have two karmic rewards that are indistinguishable. What are these two? First is that after the donation is accepted, [the donor] attains anuttarā samyaksaṃbodhi. Second is that after the donation is accepted, [the donor] enters nirvāṇa. I now accept this last offering from you, and [thereby] bring you to the completion of the perfection of charity (dāna-pāramitā).“ Traduction de Mark L. Blum

Version tibétaine :

37/38 /legs so legs so/ ngas khyod kyi dbul phongs pa med pa dang bla na med pa’i chos kyi char khyod kyi lus la dbab cing chos kyi myu gu skye bar bya’o/ /khyod ni da lta tshe dang*/ mdog dang*/ stobs dang*/ bde ba dang*/ thogs pa med pa’i so sor yang dag par shes pa thob par ‘dod de/ ngas khyod la tshe dang*/ mdog dang*/ stobs dang*/ bde ba dang*/ thogs pa med pa’i so sor yang dag par shes pa rtag tu sbyin no/ /de ci phyir zhe na/ tsunda zas kyi sbyin pa byin pas khyad par med pa’i ‘bras bu rnam pa gnyis thob par ‘gyur ro/ gnyis gang zhe na/ bzhes nas bla na med pa yang dag par rdzogs pa’i byang chub thob pa dang*/ bzhes nas yongs su mya ngan las ‘da’ bar ‘gyur ba’o/ ngas kyang khyod kyi mchod pa nang gi tha ma ‘di bzhes pas khyod kyi sbyin pa’i pha rol tu phyin pa yongs su rdzogs par gyur te/

Ce que Blum traduit en anglais par "form" correspond à mdog en tibétain. Ce mot signifie couleur, apparence, y compris dans le sens de caste. 

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