lundi 17 juin 2019

Retraditionaliser, le meilleur des deux mondes ?

Réintroduction du système de riziculture intensive par SJI à Menchari village,
pour réduire l'importation de riz aux pesticides de l'Inde 

Le bouddhisme tibétain n’est pas une religion monolithique. On y trouve à peu près les mêmes tendances et les mêmes tension que dans les religions chrétiennes. Le XIVème Dalai-Lama et son ami Samdhong Rinpoché[1] déclarent ouvertement que le monde a besoin de valeurs universelles, prônent une éducation moderne conforme aux sciences ainsi qu’une éthique laïque.

Il n’y a cependant pas que des lamas occidento-compatibles dans le bouddhisme tibétain, certains se déclarent ouvertement hostiles aux valeur universelles, qu’ils considèrent surtout être celles de l’occident et progressistes, hostiles aux traditions. Ce que le bouddhisme tibétain a de plus traditionnellement tibétain se trouve sans doute dans l’école des Anciens (et Bön), qui fait remonter ses lignées de transmission aux rois tibétains et à Gourou Rinpoché, qu’elle considère être la source de sa tradition. Les principaux lamas réincarnés de sa lignée sont souvent considérés comme des descendants ou des réincarnations du roi et de son entourage, qui auraient été les premiers disciples de Gourou Rinpoché. Il est normal que la religion et l’état, main dans la main, est sans doute un des meilleurs formes de gouvernement d’un peuple pour un nyingmapa.

Comme pour beaucoup d’autres bouddhismes, les bouddhismes tibétain et bhoutanais sont des bouddhismes ethniques et nationaux. Quand le bouddhisme tibétain est arrivé en occident, c’étaient plutôt ses aspects “universels”, “non-nationaux” et “non-ethniques” qui ont été mis en avant. Certains maîtres tibétains avaient réussi à rendre digeste leur forme spécifique de bouddhisme tibétain en les “universalisant”. L’école nyingmapa doit sa popularité notamment à une forme de Dzogchen épuré, où seul le pan sur l’état naturel de l’esprit était accentué. Les aspects “ethniques” et “nationaux” étaient des moyens habiles spécifiques au Tibet (et au Bhoutan). Avec le temps, et l’avènement de véritables maîtres occidentaux, le bouddhisme occidental développerait sans doute ses propres spécificités se disait-on. Ce fut la période de la lune de miel.

Dans les années 80 et 90, cela allait changer progressivement. Des maîtres tibétains qui furent initialement un peu surpris par les méthodes de Chogyam Trungpa, commencèrent à admirer en public sa transformation de hippies anarchiques en bouddhistes hiérarchie-philes et propres sur soi, voire à le prendre pour modèle. En même temps, Chogyam Trungpa augmentait la teneur en bouddhisme “ethnique” et “national” de sa propre méthode.

Thinley Norbu Rinpoché (1931-2011), fils de Dudjom Rinpoché (1904-1987), et le père de Dzongsar Khyentsé Rinpoché (1961) est le premier à ouvrir les hostilités dans Words for the West (1998), où il regrette l’absence de foi des occidentaux et où il critique les valeurs occidentales[2]. Son fils Dzongsar Khyentsé Rinpoché a pris la relève et malgré son amour pour certains côtés du matérialisme occidental, travaille au retour des valeurs “ethniques” et “nationales” et non seulement au Bhoutan. Il est un porte-parole important de cette tendance traditionaliste, anti-démocratique et gourou-centrée. Dautres le suivent dans cette direction, notamment dans l’école Nyingmapa.

Contrairement aux années 70-80, et plus particulièrement depuis les cas d’abus, le mot d’ordre actuel semble être le vajrayana est notre bouddhisme ethnique, s’il ne vous plait pas, vous n’avez qu’à partir. Sinon, acceptez ses règles, mêmes si elles sont contraires à vos valeurs occidentales. Finies les noces spirituelles, finie la lune de miel, finie même l’habileté en moyens, finis les efforts. C’est à prendre ou à laisser. La nature de l’esprit, la mahamudra, le dzogchen cool étaient des produits d’appel. Le véritable travail attend.

Generation Gap in Bhutan (Vimeo)

Au Bhoutan, c’est un autre type de combat. Le pays s’est modernisé et tente de suivre le cours d’un pays moderne. Avec tous les problèmes d’un pays moderne[3]. La jeunesse se désintéresse de la religion et est confrontée à des problèmes de chômage, d’addiction, de criminalité, de violences entre gangs et de suicide. Le gouvernement a décidé de réagir en développant des programmes de Valeurs Humaines Universelles (Universal Human Values - UHV) enseignées dans les universités bhoutanaises, selon le modèle du programme de Vivre ensemble Jeevan Vidya” (JV) de Shree A. Nagraj. Des exemples en anglais ici.


Les étudiants du Chökyi Gyatso Institute

Un article critiquant la mise en oeuvre de ce projet fut publié par Yangse Drubgyud Tenzin dans la version anglaise du journal bhoutanais Kuensel. Le programme ne serait pas adapté aux principes bouddhistes du Bhoutan. Il demande à ce que l’on vérifie si c’est le cas et il met en avance que le vajrayana au Bhoutan a tout ce qu’il faut pour aider la jeunesse.[4] Il regrette l’enseignement de ce programme dans des universités où l’enseignement de la philosophie bouddhiste est déjà minimal. L’auteur admet que “nous, soi-disant maîtres bouddhistes” “sommes partiellement responsables de la situation”. C’est aux maîtres bouddhistes de montrer que les enseignements du bouddha (lisez “vajrayana”) sont pertinents pour le monde moderne, et que si le Bhoutan ne fait pas attention, la jeunesse bhoutanaise s’éloignera davantage des valeurs, traditions, patrimoine et culture bhoutanais. La réponse, selon Drubgyud Tenzin, le Bhoutan l’a déjà. Il suffit de l’étudier et de la pratiquer, comme “nos ancêtres l’avaient fait pendant des siècles, à partir de l’époque de Gourou Rinpoché”.[5]

Yangse Drubgyud Tenzin, l'auteur de l'article, est probablement Drubgyud Tenzin Rinpoché (DTR), la réincarnation de Lama Sonam Zangpo, le grand-père de Dzongsar Khyentsé Rinpoché (DKR). Il fait partie de la fondation Khyentsé et il fut nommé en 2015 comme abbé de Chökyi Gyatso Institute (Bhoutan oriental) par DKR. DTR est marié et le père d’un enfant. Les 150 moines de l’institut apprennent les arts traditionnels : de nombreux rituels, droupchens, et ils pratiquent les enseignements de Jamyang Khyentse Wangpo (source). L’institut est un des projets de Lhomon Education (LME)[6] de la Lhomon Society (LMS 2012), qui s’inscrit dans l’initiative de Samdrup Jongkhar (Samdrup Jongkhar Initiative). C’est un projet-pilote de DKR, qui veut développer un modèle pour le Bhoutan en son intégralité, et qui s’inscrit dans le développement du “Bonheur National Brut”. Respect des traditions bhoutanaises, partage de connaissance et des pratiques traditionnelles, et approche écologique (zéro déchets, culture biologique...). Cela permettra de sauver la jeunesse bhoutanaise ? ...

Pratiquantes Throma ramassant des déchets pendant la retraite Krodikali
Concrètement, quand des écolières bhoutanaises (plus de 5000) participent à la retraite Krodikali de 3 jours sous la direction de Dungsé Garab Rinpoché (frère de DKR, fils de Dungsé Trinlé Norbu, et petit-fils de Dudjom Rinpoché) pour pratiquer le rituel de Throma/"Throema" composé par Dudjom Rinpoché, une action "zéro déchet" est organisée entre les sessions de pratique. Quand des lamas traditionalistes comme DKR disent que le vajrayana a beaucoup à offrir à l'occident (et à sa jeunesse ?), est-ce que c'est à ce type de programme qu'il pense ?



***

[1] Samdhong Rinpoché, Lobsang Tenzin, était l'ancien premier ministre du gouvernement tibétain en exil et un membre de bureau de la Fondation pour la Responsabilité Universelle (Foundation for Universal Responsibility T. kun phan bde rtsa). Il était aussi un ami personnel de longue date de Krishnamurti et membre du Directoire de la fondation Krishnamurti en Inde.

[2] “Many people want to know about Buddhism, but they are not interested in faith because they don’t want to surrender anything. Since they think the sangha is like a group of friends so it is not necessary to respect them, this makes them feel safe.
This conception originally comes from some kind of modern superficial democratic idea of equal rights, based on a nihilist point of view and not on wisdom. Spiritual ideas are totally different from worldly political ideas, but they try to put these worldly political ideas into spiritual ideas without considering pure dharma. These democratic ideas are supposed to be kept as worldly political ideas, and not misused as if they were spiritual.”

[3] “In the past 20 years, our small country has been bombarded with modern influences from television to cell phones, the Internet, celebrities, fashions, superhero models, advertising, and news sound-bites.
The changes are not all bad – Bhutanese now have electricity, better medical care and less poverty, are living longer, and are more literate. But some changes are less savoury. Modernization has brought pollution, environmental destruction, unprecedented rural-urban migration, and challenges for youth that have led to widespread youth unemployment, drug abuse, crime, gang violence, and even suicide.” Time for a closer look at universal human values, July 29, 2017, Yangse Drubgyud Tenzin

[4] “In stark contrast, we Buddhists adhere firmly to the view that lineage is of paramount importance to a spiritual path, and aim always to follow the example of our awakened forebears. Moreover, for Buddhists, lineage is our ultimate guarantee of authenticity and reliability. Because of lineage, we know that teachings we receive and practice have been thoroughly examined, tested and practiced over hundreds of years.”

[5] “Part of the blame definitely rests with us so-called Buddhist teachers who, closeted in our monasteries and cut off from the modern world, sometimes become so lost in our ancient texts and rituals that we fail to relate to the people’s most pressing needs.
But the challenges we face in Bhutan today are so serious that, if not properly addressed right now and in a very real way, not only will we be led astray as individuals, but our unique Bhutanese values, tradition, heritage and culture – of which we are so proud – will be undermined.
We all bear responsibility. We Buddhist teachers have the responsibility to demonstrate the direct relevance of the Buddha’s teachings to modern life and needs, and those with power and authority in society also have a responsibility to examine closely the ideas they want to impose on our youngsters.
A good place for us all to start is simply to recognize, value and take pride in the treasure we already have right at our fingertips, and then to study and practice diligently in order to achieve what our forefathers and mothers achieved down the ages, all the way back to Guru Rinpoche.”

[6] “Lhomon Education (LME) is a grassroots initiative fostering the development of innovative curricula designed specifically for Bhutanese students. The basis of the LME initiative is an alternative model of teacher training and curriculum development that integrates principles of Gross National Happiness (GNH) in the truest sense of the term. Based on the overarching mission of Dzongsar Khyentse Rinpoche's Lhomon Society, and on the values and principles laid out in this document, Lhomon Education is helping teachers create unique GNH-based curricula for use in a variety of education environments. LME curriculum development workshops and teacher training seminars are open to a wide range of education institutions, including government schools, monasteries, women's organizations, rural education centers, and other formal and non-formal education institutions and initiatives in Bhutan.” Source

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