jeudi 18 février 2016

Les noces terrestres



Les religions qui enseignent un dualisme « Ciel – Terre », avec le Ciel comme le Réel et la Terre comme son reflet difforme, s’attribuent toute agentivité (agency), en la retirant à la Terre. Si on veut réellement agir sur le monde, les choses et les êtres, il faut le concours du Ciel, de l’intelligence agente réelle, que les religions ne manquent pas de personnifier en divers agents hiérarchiques. Au lieu d’intervenir directement, il faudra passer par la bureaucratie céleste et remplir les nombreuses obligations rituelles. On prie pour…, au lieu d’agir, car la véritable agentivité n’est pas nôtre. L’homme propose Zeus (ou tout autre dieu au choix) dispose.

À cause d’une déchirure primordiale, la Terre et ses habitants sont le reflet du Ciel. Les religions parlent de Doubles célestes (Anges, ou tout autre agent au choix), mais ce serait inverser les choses, car les véritables doubles sont ici-bas, tandis que leurs modèles sont là-haut. L’objectif des religions est ainsi de restaurer l’union primordiale avec le monde céleste de l’intelligence agente. Le monde céleste est le modèle parfait. Le monde terrestre est imparfait, mais, si jamais, il imitait le monde céleste, il pourrait peut-être réussir un semblant de perfection (siddhi) ici-bas.
« C'est seulement dans l'imagination que l'on a inventé la légende des douze actes du Bouddha, dans l'espoir que l'imitation de ceux-ci conduise à la délivrance. Pour donner un exemple, les gens non-instruits ne voient pas le palais céleste de Śakra. Alors ils s'en font un modèle qui n'est pas une reproduction conforme. De la même façon, ne voyant pas que le bouddha est intérieur, [les gens non-instruits imaginent que le bouddha est :]
།གང་ཞིག་གང་ལ་གནས་པ་ནི།Quelqu'un quelque part

[Le bouddha] est présent au sein de l’identité de la conscience individuelle (sct. svacitta) [298], on ne peut pas le voir authentiquement sous une forme matérielle[1]. Tout comme on ne voit pas [sa propre ombre] dans l'obscurité. Mais en présence du soleil, de la lune ou d'une lampe, [l'ombre] devient visible. De la même façon, on ne voit pas l'élément réel (sct. dharmadhātu) qui est du domaine de l'inconcevable.
།དེ་ནི་དེ་རུ་མ་མཐོང་བ་སྟེ། Ce n'est pas ainsi qu'on peut voir [le Bouddha] 
Celui qui le voit est expert en le bien souverain. Ceux qui ne le voient pas, [le cherchent] dans les mots et les définitions des écritures, des traités. »[2]
Ce que proposent les religions à travers les discours, les représentations, les symboles, les rituels etc. est de reconstituer de façon perceptible, dans le temps et dans l’espace, ce monde modèle. Ce qui est en haut servira de modèle à ce qui devrait être en bas[3] (Table d'Emeraude), si le reflet était conforme au modèle. Et tout l’effort (agentivité) des religions s’appliquera à imprimer le plan directeur du monde céleste sur la terre. Un double effort, une partie concernant la vie ici-bas et une partie l’au-delà, quand le reflet tentera de se réunir à l’original, ou repart pour un autre tour ici-bas ou ailleurs si la réunification échoue.

De son vivant, l’adepte tentera de vivre en accord et en communication avec le monde céleste, comme si il y était déjà. Tout en vivant ici-bas, il imaginera le monde céleste, et c’est son imagination qui fera le lien entre les deux. L’imagination est friande de supports imaginaires dont elle a besoin pour se nourrir. Mais en même temps, plus elle consomme des supports, et moins elle s’envole. Pour Henry Corbin, elle constitue une « tierce faculté de connaissance », hormis les facultés sensorielles et intellectuelle. « Telle est la raison de l’importance reconnue à la conscience imaginative et à la perception imaginative comme organe de perception d’un monde qui lui est propre, le mundus imaginalis (‘âlam al-mithâl) ».

Pour les religions, après la mort, quand l’âme se libère du corps, plus rien ne l’empêche d'aller retrouver son Double céleste dans la Terre de Lumière/pure. Si la réunion aura lieu ou non dépendra le cas échéant de l’ensemble des actes, paroles et pensée de l’adepte « sans que la compassion ou l’intervention divine y puisse quelque chose »[4]. Dans ce sens, l’adepte a tout intérêt de suivre les préceptes des religions, pour ne pas rater le moment crucial après sa mort.

Selon les religions, tout ce que nous faisons ici-bas a seulement de l’intérêt si cela nous aide à préparer l’au-delà, les retrouvailles avec le Double céleste dans la Terre de Lumière/pure au milieu d'un festin d’arcs-en-ciel. Si, en tant qu’effet secondaire, la pratique de la religion contribue à rassurer l’adepte ou à produire un peu d’harmonie ici-bas sur la Terra pestifera, ce sera tout bénef, mais qu’il ne perde pas de vue le but véritable d'une religion, selon son propre discours.

L’amour et la compassion pour les êtres ici-bas peuvent être une bonne mise en bouche, mais l’amour qui nous sauvera réellement est quand-même celle qui a pour objet Zeus ou un de ses substituts consubstantiels.
« Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l'un, et aimera l'autre; ou il s'attachera à l'un, et méprisera l'autre. » (Matthieu 6:24-34).
Et comme on ne peut à la fois servir Zeus et Mammon, les religions dirigent toute l’énergie et toutes les liquidités vers le Royaume qui n’est pas de ce monde, tout en priant Zeus de prendre pitié de ce monde. Et si les humains prenaient en mains leur propre agentivité et intelligence agente et dirigeaient toute l’amour, la compassion, l’énergie et les liquidités vers ce monde et ses habitants, sans se préoccuper de là-haut, mettant fin à la dualité Ciel-Terre ? Ici et maintenant comme on dit.


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[1] gzugs yang dag par rjes su ma mthong ngo/

[2] Commentaire du Dohākośagīti de Saraha par Advayavajra.
rang la gnas pa sangs rgyas kyi dgongs pa ni ma mthong/ rnam rtog 'ba' zhig la sangs rgyas kyi mdzad pa bcu gnyis kyi sgrung dang lad mo byas pas thar ba thob tu re ba ni dper na byis pa rnams kyis rnam par rgyal ba'i gzhal yas khang ni ma mthong ltad mo byas pas thog tu ma pheb bzhin du/ sangs rgyas ni rang la gnas pa ma mthong ba yin pas/ gang zhig gang la gnas pa ni/ yang na rang sems mnyam pa nyid kyi ngang la gnas pa ni/ gzugs yang dag par rjes su ma mthong ngo/

[3] Et quod est supius est sicut quod est inferius ad perpetrada miracula rei unius. Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut : & ce qui est en haut, est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d'une seule chose. Source

[4] Frashokereti

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