Avec le désenchantement progressif du monde, après les « découvertes », les grandes inventions, le développement des sciences, la perte de vitesse des religions, et l’irruption de la révolution industrielle, même le laid pouvait être beau et la misère un sujet populaire dans les feuilletons des journaux et dans les romans. Les misérables découvraient la force de l’union (p.e. martyres de Tolpuddle), et quand les chambres syndicales furent tolérées, le concept d’une société égalitaire commença à faire son chemin. Le partage du monde, le colonialisme, et les enjeux économiques associés conduisirent à un conflit sans précédent, qui fit de nombreux sacrifices. Principalement des misérables tuant d’autres misérables.
« La désorganisation, la désorientation, la démoralisation de toutes les valeurs sont pour nous tous d’indiscutables directives » écrit Tristan Tzara[1], le fondateur de Dada. Désormais on se méfie du sens des mots et des discours. Pour Tzara, la poésie n’est pas tant une forme littéraire qu’un mode d’être.
Dans son Manifeste cannibale Dada, Francis Picabia écrit :
« Plus de peintres, plus de littérateurs, plus de musiciens, plus de sculpteurs, plus de religions, plus de républicains, plus de royalistes, plus d’impérialistes, plus d’anarchistes, plus de socialistes, plus de bolcheviques, plus de politiques, plus de prolétaires, plus de démocrates, plus de bourgeois, plus d’aristocrates, plus d’armées, plus de police, plus de patries, enfin assez de toutes ces imbécilités, plus rien, plus rien, rien, rien, rien, rien.Quelquefois le « nihilisme » Dada est décrit comme la phase ciselante, déconstructrice, négative, dont le surréalisme serait comme la phase « amplique »[3] ou positive, faisant feu de tout bois (inconscient, rêves, mythes, « primitivisme », hallucinogènes, folie, collages, détournements, spontanéité,…), bref créative.
De cette façon, nous espérons que la nouveauté qui sera la même chose que ce que nous ne voulons plus, s’imposera moins pourrie, moins égoïste, moins mercantile, moins obtuse, moins immensément grotesque.»[2] et « Tous les membres du mouvement DADA sont présidents. »
Les surréalistes aspirent à une certaine « non-dualité » ou dépassement des dualités et, par là, à la liberté. André Breton écrit dans le Second manifeste du surréalisme :
« Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or, c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point. »[4]La liberté peut-elle être arrachée à l’aide d’une série d’ « exercices spirituels » spontanés ?
« L'inconscient a son mot à dire dans la dialectique hégélienne : la voie surréaliste est une somme d'expérimentations psychiques sur divers types de supports visant à abolir les contradictions mutilantes de la réalité. Ce qui permet au surréalisme de s'affranchir justement de cette dialectique. Le surréalisme disqualifie le monde objectif. Il est, en transportant l'esprit hors de l'homme, une quête de la liberté. »[5]En bon chef de parti, André Breton invite même (Tristan Tzara) au détachement façon moine bouddhiste :
« Lâchez tout. Lâchez Dada. Lâchez votre femme, lâchez votre maîtresse. Lâchez vos espérances et vos craintes. Semez vos enfants au coin d'un bois. Lâchez la proie pour l'ombre. Lâchez au besoin une vie aisée, ce qu'on vous donne pour une situation d'avenir. Partez sur les routes.» (1922)Façon Rimbaud, dont Breton cite « Sensation » :
Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :Louis Aragon arpentera les rues de Paris[6], en dérive, pour y chercher « l’irruption magique de l’irrationnel ».
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.
« Je suis le ludion de mes sens et du hasard. Je suis comme un joueur assis à la roulette, ne venez pas lui parler de placer son argent dans les pétroles, il vous rirait au nez. Je suis à la roulette de mon corps et je joue sur le rouge. Tout me distrait indéfiniment, sauf de ma distraction même. Un sentiment comme de noblesse me pousse à préférer cet abandon à tout et je ne saurais entendre les reproches que vous me faites. »Cette liberté trouvée, ou en cours d’être trouvée, n’empêche pas les petits bourgeois surréalistes de se soucier des misérables. Tous les surréalistes, sauf Soupault, adhèrent au Parti communiste en 1926. Ils se servent de provocations pour déchirer le voile « des contradictions mutilantes de la réalité » ou pour réveiller ceux qui sont éblouis par le « spectacle », comme lors des funérailles d’Anatole France. « Nous sommes certainement des Barbares puisqu’une certaine forme de civilisation nous écœure »
Obsèques d'Anatole France 18/10/1924 |
« Depuis plus d’un siècle la dignité humaine est ravalée au rang de valeur d’échange. Il est déjà injuste, il est monstrueux que qui ne possède pas soit asservi par qui possède, mais lorsque cette oppression dépasse le cadre d’un simple salaire à payer, et prend par exemple la forme de l’esclavage que la haute finance internationale fait peser sur les peuples, c’est une iniquité qu’aucun massacre ne parviendra à expier. Nous n’acceptons pas les lois de l’Économie ou de l’Échange, nous n’acceptons pas l’Esclavage du Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous déclarons en insurrection contre l’Histoire. L’Histoire est régie par des lois que la lâcheté des individus conditionne et nous ne sommes certes pas des humanitaires, à quelque degré que ce soit. « (La Révolution d’abord et toujours, 1925).
D’autres surréalistes (Daumal, Vailland, Gilbert-Lecomte, "Le Grand Jeu") se tournent vers le «dérèglement de tous les sens », l’alcool, l’éther, les psychotropes et les religions orientales, en quête d’une sagesse supérieure. Daumal suivra Gurdjieff avant de se tourner vers l’hindouisme. Les membres du « Grand Jeu » seront exclus par le surréaliste en chef.
Si le surréalisme peut être spirituel, il s’agirait plutôt d’une spiritualité de type bouddhiste (phase « ciselante ») avec une sorte d'égalité (samatā) comme valeur centrale. « L’égalité de tous les dharma dans leur essence » (sct. sarvadharmasvabhāvasamatā). L’équivalence des contraires, « un certain point de l'esprit d'où […] le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement », autrement dit samatā-jñāna. La pataphysique se fondera sur un même « principe d'équivalence » : « toutes choses seraient également belles, vraies, sérieuses. »
Si on qualifiait cette équivalence (de méthode) de nihilisme, on pourrait citer la réponse de Candrakīrti à ceux qui reprochaient la théorie de la vacuité d’être un nihilisme. « Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute élaboration ? Ce que signifie la production conditionnée (S. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (S. abhāva), la vacuité ne signifie pas. »[7] A l’exception que même la cession des « élaborations » est inutile et futile, puisqu’elles seraient également vraies, belles etc. Le reproche du nihilisme est d’ailleurs comme un premier réflexe des religions quand leurs valeurs suprasensibles ("troisième vérité") sont attaquées. L’effondrement d’une métaphysique (p.e. « Dieu est mort » s’accompagne de la chute d’idéaux, de valeurs et de fins suprasensibles. Ne pas souscrire à des dogmes religieux, nationaux etc. peut suffire à être taxé de nihiliste. Ne pas y souscrire et le faire savoir, par des provocations, ce qu’Alexandre Trudel appelait « l’esthétique du choc ».
« Il faut revenir brièvement sur le genre très particulier d’esthétique privilégiée par les avant-gardes historiques, que je qualifierai d’esthétique du choc. Ce type de production vise à créer un choc, voire un traumatisme, dans l’habitus perceptuel ou mental du récepteur de l’œuvre d’art. L’esthétique du choc, chez les surréalistes et les situationnistes, doit aussi être comprise dans sa dimension politique : le choc, c’est aussi le coup porté à une civilisation bourgeoise et à son idéologie du progrès. Le choc perceptif ou mental, en détruisant l’habitus, doit permettre la création d’un nouveau cerveau, d’un nouveau type anthropologique ; et c’est précisément par ce travail de remodelage anthropologique que les avant-gardes prétendent participer à la révolution. C’est à partir de ces mêmes conceptions militaro-stratégiques de l’art que le surréalisme et l’I.S. organisent leur offensive dans le champ culturel. »[8]L’esthétique du choc s’inscrit dans la phase ciselante, celle où on tente de déchirer le voile, la représentation (« Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation »). Quand cela « est fait », en théorie, on est prêt pour ré-enchanter la vie. La dissolution des arts n’a pas pour but de les remplacer par une nouvelle esthétique, mais d’amener les arts dans tous les aspects de la vie quotidienne. Les situationnistes partageaient le projet de « passionner la vie quotidienne » mais dénonçaient « la fuite réactionnaire hors du réel » des surréalistes qui valorisaient un inconscient-objet, au fond un ailleurs.
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[1] Dans Essai sur la situation, paru dans l’édition de décembre 1931 de la revue Le Surréalisme au service de la révolution.
[2] Dans la revue Littérature (n° 13) en 1920.
[3] « La loi de l'amplique et du ciselant sert de fil conducteur au renouvellement systématique des arts. Selon Isou, chaque discipline est soumise à ces phases successives. Le premier moment d'épanouissement et de construction – l'amplique – est suivi par un mouvement de repli, d'intériorisation et d'émiettement – le ciselant. » Lettrisme, Universalis.
[4] Second manifeste, La Révolution surréaliste, n° 12, 1929.
[5] Les surréalistes, une génération entre le rêve et l’action, Jean-Luc Rispail, p. 38
[6] Le paysan de Paris, 1926
[7] INTRODUCTION TO THE MIDDLE WAY: Chantrakirti's Madhyakavatara, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336
[8] Des surréalistes aux situationnistes Sur le passage entre le rêve et l’ivresse, Alexandre Trudel
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