samedi 2 juin 2018

Le bouddhisme tibétain est-il non-théiste ?



Dans son billet Bouddhisme et transcendance du 21/05/2018, Matthieu Ricard définit le bouddhisme, tout comme le jaïnisme, comme une tradition non théiste qui a pour transcendance la vérité ultime « qui est au-delà de toutes les fabrications mentales et des illusions trompeuses de la vérité conventionnelle ».

Non-théisme s’oppose au théisme, qui placerait le Mystère de Dieu en dehors de l’expérience humaine, tandis que la « vérité ultime » est accessible à l’homme à travers un « mode » d’expérience qui est libre de la dualité sujet objet. Il n’est pas exclu que tout cela (théisme et non-théisme, transcendance et immanence) ne soit qu’une question de définition.

Ce que les deux approches proposées par MR semblent avoir en commun est l’importance de la vérticalité, d’une hiérarchie. Une vérité conventionnelle imparfaite et une vérité ultime qui la transcende, tout en restant accessible à l’homme dans une certaine « mode d’expérience », mais pas à travers la vérité conventionnelle. Certains grands mystiques chrétiens ont prétendu que Dieu n’est pas en dehors de la condition humaine, à condition de faire le vide et se laisser remplir par Lui.

On trouve d’ailleurs aussi bien dans des doctrines théistes et non-théistes des théories d’une parcelle de Lumière emprisonnée dans l’être humain, qui chercherait à rejoindre ou Dieu ou la vérité ultime, ce que permettrait la pratique d’une voie spirituelle. Que la prison qui empêche le Retour soit un péché originel ou une ignorance semble être un détail. Dans les deux cas, on peut parler d’une sorte de « chute », et la sortie de la condition d’emprisonnement : le salut, la libération ou l’éveil.
« La vérité relative, ou conventionnelle, correspond à notre expérience empirique du monde, à la façon ordinaire dont nous l’appréhendons, c’est-à-dire en attribuant aux choses une réalité objective. Pour le bouddhisme, cette perception est trompeuse. En ultime analyse, on en vient à comprendre que les phénomènes sont dénués d’existence propre. » Bouddhisme et transcendance  
La prison, ce sont les cinq sens et le mental (« expérience empirique ») et le corps qui leur sert de support. Ce n’est pas à travers ces six sens que l’on accède à la vérité ultime. Ils recouvrent la vérité ultime de leurs mensonges ou de leur ignorance. C’est autre chose qui en fait l’expérience directe, et qui d’ordinaire en est empêché, par la vérité conventionnelle des six sens. C’est « autre chose » est appelé « matrice de l’éveil » (tathāgatagarbha) dans certaines écoles. Est-ce que c’est cette même « autre chose » qui transmigre d’existence en existence, de corps en corps, jusqu’à rejoindre la vérité ultime ?

D’autres interprétations bouddhistes sont possibles de ce qui constitue l’éveil ou la libération. Il me semble que celle définie par MR dans son billet est théiste, dans le sens qu’il oppose deux niveaux hiérarchiques (« vérités ») et qu’il s’agit de sortir de l’une pour entrer dans l’autre. Ce qui « sort » de l’une et entre dans l’autre est cette « autre chose », que MR appelle la conscience. Par la mort du corps physique, la conscience « sort » d’un corps pour entrer dans un autre[1] et par un « mode d’expérience » en dehors des six sens, la même conscience « sort » de la vérité conventionnelle pour entre dans la vérité ultime.

La voie bouddhiste que suit MR est celle de l’école des Anciens du bouddhisme tibétain, où il existe une véritable science de la conscience (davantage "substantielle") et de son rapport aux cinq éléments, et notamment de son parcours postmortem. Les pratiques susceptibles de préparer la conscience au mode d’expérience directe de la vérité ultime ressemblent à s’y méprendre à des pratiques théistes, dans un cadre théiste avec sa propre cosmogonie, théogonie et anthropogonie.

Cette vérité « théiste », qui est censée être symbolique, n’est pas la vérité ultime, mais aurait pour avantage de sortir la conscience de la prison de la vérité conventionnelle en attendant le nirvāṇa… En fait, dans la pratique, l’emprise de cette vérité théiste est totale. La pratique consiste à envahir la vérité conventionnelle ordinaire (les six sens) par cette vérité théiste. Cela s’appelle transmuter l’impur en le pur (le symbolique). C’est préparé de cette façon que l’adepte peut aborder, la conscience tranquille, sa mort et l’au-delà. Il aura toutes ses chances de passer par le biais de la vérité symbolique à la vérité ultime et être définitivement libéré de la vérité conventionnelle (six sens), si tel est son souhait.

Pour prouver la transformation du corps conventionnel en un corps transfiguré et par là la libération, certains adeptes laissent derrière eux un corps d’arc-en-ciel. Ils restent opérationnels au niveau de la vérité symbolique théiste où d’autres adeptes moins avancés peuvent leur adresser des prières. Ce bouddhisme-là est-il véritablement une tradition non-théiste ? Et n’y a-t-il pas un glissement entre vérité symbolique et vérité ultime, où l’une tend à usurper la place de l’autre.

Il me semble que les textes du prajñāpāramitā, le Soutra du Cœur etc., qui prennent plus au sérieux l’union ou la non-différentiation des deux vérités (conventionnelle et ultime), sont plus à même de représenter un bouddhisme non-théiste. En Inde et au Tibet (X-XIIème siècle) ce bouddhisme était celui suivi par ceux qui avaient la vue que les phénomènes n’avaient aucun fondement (skt. (sarvadharma)-apratiṣṭhānavāda tib. chos thams cad rab tu mi gnas pa), un courant de l’école Mādhyamaka.

***

[1] « Comme l’envisage le bouddhisme, notre conscience a vécu et vivra d’innombrables existences. »
« La continuation de la conscience après la mort relève, dans la plupart des religions, du dogme révélé. Dans le cas du bouddhisme, on se fonde sur l’expérience contemplative vécue par des êtres certes hors du commun, mais suffisamment nombreux pour que l’on prenne en compte leur témoignage, à commencer par celui du Bouddha. »
Livre des morts tibétain, Philippe Cornu, Préface de Matthieu Ricard, page 14

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