samedi 18 février 2012

Les dieux passent, le culte reste



En 600 av. J.-C., les Phocéens, selon la légende, conduits par Protis et sous la protection d’Artémis d’Éphèse fondèrent la ville de Marseille. Protis fit élever le temple d’Artémis, déesse de la fertilité aux treize seins (qui font penser à des écailles), sur la butte des Moulins. Cette déesse était elle-même l’avatar d’une déesse plus ancienne Oupis ou Opis, dont le bas du corps était enveloppé d’une sorte de gaine, le reste étant couvert d’écailles, parce qu’elle protégeait la navigation. Les mains et le visage sont en bronze, ce qui atteste qu’il s’agit d’une « vierge noire ». A l’époque chrétienne, cette déesse deviendra Notre-Dame-des Fauves, car la version romaine d’Artémis était Diane la chasseresse. De nos jours, sa place est occupée par Notre-Dame de la Garde, alias « la Bonne Mère », qui protège toujours les navigateurs. 2600 ans de culte interrompu, les dieux et déesses passent, le culte reste.

Quand des nouvelles religions rencontrent des « religions indigènes », elles doivent digérér et intégrer les dieux locaux et leurs cultes, d’une façon ou d’une autre pour s’installer. Question de marketing… Il est difficile de faire abstraction du sens religieux du culte, même pour des religions « raisonnables » comme le bouddhisme. Tel était donc le cas aussi quand le bouddhisme est arrivé au Tibet. La tradition veut que Padmasambhava ait converti les tibétains et dompté les dieux du Tibet en l’espace de quelques décennies, mais la vérité historique est sans doute différente. L’implantation du bouddhisme a pris du temps et le bouddhisme a mis un certain temps pour intégrer des cultes locaux.

J’avais déjà eu l’occasion de parler d’Āryadeva le brahmane, dont Padampa Sangyé aurait introduit les Instructions sur le Prajñāpāramitā ('phags pa shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i man ngag) au Tibet. J’en avais fait une traduction, que j’avais publiée sur ce blog (elle est à revoir...). En préparant mon cours de tibétain, où nous étudions actuellement ce texte, je tombe sur les termes « gnyan » et « gnyan chen », et ma traduction ne me satisfaisait plus. Dans les traductions existantes[1], et de manière générale dans les traductions relatives à la tradition de gcod (« Déracinement »), ces termes quand ils se réfèrent à des lieux (T. gnyan sa) sont traduits par les adjectifs « effrayant » (frightening) ou « désert » (desolate). Mais en relisant le vers « lha 'dre gnyis la nye ring spang*/ gnyan chen mtha' la gtad par bya/ » (Abstenez-vous de toute partialité envers les dieux et les démons et fixez la limite du gNyan chen), je suis tombé sur un os. D’autant plus, que je voulais rendre les termes dieux-démons plus digestes en les « psychologisant ». Je dois réviser ma traduction de ce texte.

Les « gnyan » sont une des huit catégories d’esprits, ou « dieux-démons » (T. lha ‘dre, ou lha srin sde brgyad) et correspondent aux dieux du terroir du Tibet, datant de l’époque pré-bouddhiste. La religion pré-bouddhiste du Tibet est appelée « Bön », mais doit être distinguée de la forme actuelle du Bön, qui va sous le nom « Bön éternel » (T. gyung drung bon). Tout comme l’école des anciens (T. rnying ma) devrait en fait s’appeler « néo-anciens », l’école Bön éternel est un « néo-bön ». Les deux écoles, qui n'ont pas mal de choses en commun et qui se sont réellement développées à partir du Xème siècle, comportent des éléments pré-bouddhistes.




Ce que nous connaissons de la religion pré-bouddhiste nous vient principalement de sources de l’époque bouddhiste et a sans doute fait l’objet de systématisations et de réorganisations postdatées. Pour rester dans le cadre de ce billet, je ne mentionnerai que les cultes des quatre grands dieux de montagne[2] que sont Yar lha sham po au centre, gNyan chen thang lha au nord, sKu lha ri rgya au sud et ‘od de gung rgyal au sud. Yar lha sham po est le dieu principal, mais gNyan chen thang lha est le plus connu. C’est un dieu de la grêle (comme les magiciens tibétains les aiment), qui, comme tous les dieux, fut l’objet d’un culte accompagné d’offrandes de fumigénation (T. bsang), de sacrifices d’animaux (mules, chevaux, moutons[3]…) (T. bskang ba,)… Le grand dieu de Thang la, véritable lingam naturel, a sa propre déesse près de lui sous la forme d’un lac de montagne (T. gnam mtsho), toujours accessible de nos jours à des médiums en trance. Ci-dessus une photo de ce « lieu effrayant » (T. gnyan sa).

On sait que l’arrivée d’une nouvelle religion, en occurrence le bouddhisme, ne s’était pas passés sans heurts et avait donnée lieu à une forte résistance parmi les adeptes et les prêtres de la religion indigène. On peut imaginer, car il ne s’agit que de cela pour ma part, que les lieux sacrés étaient des lieux de culte, où les pretres conduisaient les sacrifices d’animaux en masse. On en retrouve d’ailleurs des traces, sous forme symbolique, dans les rituels (T. bskang ba, thanka mgon khang) adressés aux Dharmapala. Que se passe-t-il quand arrive une nouvelle religion, qui n’incite pas à, voire critique, ces anciens cultes et interdit les sacrifices d’animaux ? Que se passe-t-il dans la tête et dans l’inconscient des nouveaux convertis, quand ils arrêtent de faire les sacrifices que réclamaient les dieux anciens, dégradés désormais en « dieux-démons » ? Que pensent-ils quand ils sont frappés de maladies, d'épidémies, d'épizooties, de la grêle, de mauvaises récoltes etc. après avoir négligé les dieux anciens ? Ils croient sans doute en un lien de cause à effet et demandent de l’aide aux officiants de la nouvelle religion.

De quelles solutions disposent ces derniers ? La destruction des « idoles », l’exorcisme, la transformation des cultes locaux en cultes bouddhistes et de lieux sacrés locaux en lieux bouddhistes, des concours de magie entre adeptes des deux religions… Dans le cadre du texte, l’adepte bouddhiste (le futur gcod pa) se rend dans les endroits du culte des gnyan (T. gnyan sa) les mains vides. Il confronte directement le grand gnyan (T. gNyan chen thang lha), qui reclame le sang qu’on ne lui offre plus. Pour tout sacrifice, il n’a que son corps à offrir (T. lus sbyin) et ce sera sa pratique de bodhisattva. Armé de Prajñāpāramitā, il laissera son corps à pâture au grand gnyan. Et quand le bouddhiste descendra indemne de la montagne en vainqueur, les nouveaux convertis seront tranquillisés et auront confiance en son enseignement et les pouvoirs que celui-ci accorde.

Voilà, très schématiquement et hypothétiquement, ce qui aurait pu se passer dans le cas des adeptes de l’école Zhi byed (et gcod) de Dampa Sangyé. Et voilà dans quel sens il faudrait selon moi interpréter les termes « gnyan » « gnyan chen » et « gnyan sa ». Effrayant, d’accord, mais pour une raison bien précise et dans un certain contexte. Effrayant à cause de la mauvaise conscience et des croyances anciennes des reconvertis. Les cultes anciens auront d'ailleurs leur propre revanche en étant perpétués dans le culte nouveau.

Exemple contemporain d'un remplacement d'une religion par une autre, où le nouveau dieu protège contre l'ancien dieu jaloux.

MàJ031012 : comparaison avec la conversion des kamis au Japon, selon la théorie Honji suijaku.

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[1] Machig Labdrön and the Foundations of Chöd, Jérôme Edou, Snow Lion, et Straight from the Heart, Karl Brunnhölzl, Snow Lion
[2] Il y a encore cinq autres dieux de montagne, que sont les rma chen spon ra et qui constituent ensemble les neuf dieux créateurs (srid pa chags po lha dgu). Comparer avec les Nava Brahmā et qui correspondent aux neuf planètes.
[3] Xie Jisheng : « In some folk traditions, however, gnyan-chen thang-lha is still a ferocious hail god to whom people are obliged to make blood-offerings and sacrifices of mules, horses, and sheep ». The Qinghai Society for the Studies of Folk Literature and Arts, ed. Xue shan shui jing guo. Vol. 1. Xining: Ziliaoben (reference prints). (In Chinese). 1958:48.

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