mercredi 9 janvier 2013

Tejaprabha, le bouddha invisible



Jeffrey Kotyk, de l'excellent blog Flower Ornament Depository a publié un billet sur l'ethnicité dans l'art bouddhiste de la dynastie Tang, dans lequel il présente une peinture sur soie, datée de 897, redécouverte dans les grottes de Dunhuang. Elle représente le bouddha Tejaprabhā[1] (Éclat de feu T. gzi brjid mdangs ?), entouré des cinq planètes sous une forme anthropomorphe. Ce n'est qu'après l'arrivée du bouddhisme en Chine, que les cinq planètes furent ainsi représentées sous forme humaine/divine. Les indiens avaient à leur tour été influencés par les grecs en ce qui concerne les représentations anthropomorphes.

Jeffrey mentionne des points de convergence entre cette représentation chinoise et le texte astrologique Brahmahoranavagraha (梵天火羅九曜, Taishō 1311) traduit en chinois par Yijing 一行 (683-727), un disciple de Śubhakarasiṃha 善無畏 et de Vajrabodhi 金剛智. Jeffrey compare les figures représentées sur la peinture avec celles que l’on trouve illustrées dans la traduction chinoise du Brahmahoranavagraha (T. 1311).

Les cinq planètes, qui sont celles visibles à l'oeil nu des astronomes chinois, étaient aussi associées aux cinq éléments. Jeffrey établi les correspondances suivantes : Mercure (femme en noir), Jupiter (magistrat en bleu), Saturne (l’ascète avec le boeuf), Vénus (la dame en blanche, qui rappelle d’ailleurs Sù nǚ, 素女), et Mars (le guerrier rouge).Les cinq planètes portent des coiffes surmontés d'une tête d'animal d'une espèce différente pour chaque planète. Le soleil, la lune et ces cinq planètes ont d'ailleurs donné leurs noms aux jours de la semaine. Il existe d'autres représentations des cinq planètes avec une répartition différente.


On remarque que les animaux, que portent les planètes sur leurs coiffes, sont les mêmes que ceux qui servent de monture. Il s'agit probablement de montures qui peuvent être "abrégées" iconographiquement en coiffant les têtes des planètes avec la tête de la monture. Vénus porte dans sa chevelure une tête d'oiseau. Sur l'image ci-dessus, cet oiseau ressemble au phénix. Dans la mythologie égyptienne, le phénix (benou / bennu) "représentait la planète Vénus qui précède le Soleil pour le guider". "Le Benou était la planète Vénus qui disparaît chaque jour dans l’incandescence de l'aurore avant de réapparaître le lendemain." Il est possible que cette Vénus jouant d'un instrument à corde (C. pipa) qui a pour monture un oiseau est associée à la représentation de la dame blanche Sù nǚ (素女), ainsi qu'à la déesse indienne Sarasvatī. En Chine, le phénix (鳳凰 fènghuáng) "est souvent associé au dragon (dont il est parfois considéré comme le père) qui est son pendant masculin".


Le bouddha Tejaprabhā est souvent représenté, comme ici, en tenant une roue en or et assis sur un chariot tiré par un bœuf. Les rituels adressés à Tejaprabhā ont principalement pour but d’éviter les calamités naturelles. Il peut être représenté côtoyé par deux bodhisattvas, Sūryaprabhā et Candraprahbhā, respectivement Éclat solaire et Éclat lunaire. Hormis les cinq planètes visibles, Tejaprabhā peut encore être représenté en compagnie des deux planètes invisibles, Rāhu (qui dévore le Soleil ou la Lune durant les éclipses) et Ketu (divinité du solstice d'hiver).


Le fait que Tejaprabhā tient une roue en or (solaire, ou de Dharma dans un contexte bouddhiste) dans sa main et qu’il est assis sur un chariot tiré par un bœuf fait iconographiquement penser au char solaire d’Hélios.  La représentation anthropomorphe grecque aurait-elle suivie la route de la soie ? Dans l'illustration du Brahmahoranavagraha chinois (T. 1311), le soleil (Sūryaprabhā) est d'ailleurs représenté avec des chevaux (image ci-dessus).   


Mais hiérarchiquement, l'éclat (S. teja[2] T. gzi brjid) de Tejaprabhā est supérieure à l'éclat du soleil (et de la lune). Sur la représentation, son chariot se dirige par ailleurs vers l’ouest. Le bœuf est guidé par Saturne/Cronos (un ascète brahmane, car l’Inde est à l’ouest ?). La représentation de Saturne (le Temps, « Old Father Time ») sur le bœuf rappelle encore celle de Lao-tseu (« le Vieux ») quittant la Chine pour aller à l’ouest. Pour y devenir le Bouddha et pour enseigner le bouddhisme diront certains. D’ailleurs, Bodhidharma serait venu de l’ouest. Sur une représentation plus rare, on le voit monté sur un éléphant blanc (comme Samantabhadra ?) retournant vers l’ouest comme Saturne et Lao-tseu ? Sans doute une tentative iconographique de l’ancrer à la fois dans la gloire de Lao-tseu et de Samantabhadra de la part des spin doctors d’antan. 


L'histoire derrière Bouddha Tejaprabhā est vraiment très intéressante et à explorer davantage. L'article d'Anning Jing intitulé "The Yuan Buddhist Mural of the Paradise of Bhaiṣajyaguru (T. sangs rgyas sman bla)" apprend déjà beaucoup de choses sur ce bouddha mystérieux, qui semble dans un premier temps avoir fait miroir avec Bhaiṣajyaguru, avant d'être tout à fait substitué par ce dernier, voire par Amitābha, le Bouddha de la lumière infinie. Le paradis de Bhaiṣajyaguru se situe à l'est, celui d'Amitābha à l'ouest. Les deux compagnons de Tejaprabhā, Sūryaprabhā et Candraprahbhā (le soleil et la lune), sont aussi devenus ceux de Bhaiṣajyaguru.


Selon Anning Jing, Tejaprabhā apparaît sur la scène relativement tardivement. C'est seulement vers le neuvième siècle qu'il est représenté en compagnie des cinq planètes. C'est ici que cela devient vraiment intéressant. Tejaprabhā est représenté comme Beidou, le grand ours (ursa major), et plus précisément l'étoile polaire, qui contrôlait toutes les étoiles dans le ciel et tous les hommes sur la terre. Comme l'astronomie prenait une place cruciale dans les affaires religieuses, politiques, sociales et économique de la vie dans la Chine ancienne, les bouddhistes chinois devaient suivre le système astronomique chinois en accordant la même importance à Beidou, qui dans le contexte bouddhiste devint Tejaprabhā... (Anning Jing, p. 156). 

Dans le taoïsme, le culte de l'étoile polaire est ancien. Ge Hong (284-364) avait écrit une méthode pour faire le culte de Beidou (Ge xiangong  li beidou  fa), et expliqua que tous les humains, des gouvernants aux sujets ordinaires, étaient sous le contrôle des sept étoiles de Beidou, qu'il fallait vénérer afin d'éviter des calamités. Ce culte remonterait même à l'astronome han Zhang  Hengs (78-139) qui avait développé un système céleste dans lequel Beidou prenait la place centrale, et où le soleil représentait le principe masculin Yang, la lune le principe féminin Yin, et les cinq planètes visibles les cinq éléments. La représentation bouddhiste de ce montage taoïste est le bouddha Tejaprabhā entouré du soleil et de la lune (yang et yin) et des cinq planètes (5 éléments), tout en émanant des quintuples lumières. Bhaiṣajyaguru, bleu, prendra sa place et laissera à son tour la place centrale à des archibouddhas célestes au corps bleu, rayonnant des quintuples lumières.

Le tejas dans le nom Tejaprabhā, n'est pas le feu ou la lumière ordinaire. C'est le feu céleste, le feu ou la lumière invisible, intérieure ou noire, le soleil de minuit. L'étoile polaire correspond selon Henry Corbin, dans un autre contexte, au nord cosmique, à l'Orient-origine, au pôle céleste, le Centre (madhya).
"Projetée au zénith, l'Image primordiale du centre que le mystique éprouve en lui-même, autour duquel il révolue intérieurement, lui fait alors percevoir l'Étoile polaire comme symbole cosmique de la réalité intérieurement vécue. Sanctuaire intérieur et Rocher d'émeraude sont alors simultanément le seuil et le lieu des théophanies, le pôle d'orientation, la direction d'où se montre le guide de lumière. Tel nous allons le voir se montrer dans les visions d'un grand maître soufi de Shîrâz, et tel aussi le pourrait analyser une phénoménologie de la prière, s'attachant au fait que les Mandéens, les Sabéens de Harran, les Manichéens, les Bouddhistes d'Asie centrale prennent le nord comme qibla (axe d'orientation) de leur prière." (L'homme de lumière dans le soufisme iranien, p. 58)     
Pour une belle peinture murale de l'assemblée de Tejaprabhā. dans le Nelson Atkins Museum Of Art. Il y a encore beaucoup de choses à explorer au sujet de Tejaprabhā et de l'influence taoïste sur le bouddhisme. Si vous avez des informations, des précisions, des corrections ou des ajouts à ce billet "brainstorming", n'hésitez pas d'en faire part dans les commentaires.
***
Première illustration : "Bouddha Tejaprabhā et les cinq planètes" de Qianning 乾寧四年 (897) 熾盛光佛并五星圖 par Zhang Huai Xing 張淮興.

Les illustrations provenant de la version chinoise du Brahmahoranavagraha (梵天火羅九曜, Taishō 1311) apparaissent sur cette page.

***

MàJ 31012013 Carte du ciel chinois (7ème siècle, Dunhuang)

Notes :

[1] Sur l'étoile polaire. Tejaprabha en Corée. « Besides, Tejaprabha, the Buddha who personnifies the North Star, is represented in paintings as the principal deity presiding over an attendant group of Daoist origin, and these works have the characteristics of controlling natural disasters and warding off misfortunes. » IDENTITY OF GORYEO BUDDHIST PAINTING, Chung Woothak dans The International Journal for Korean Art and Archeology, volume 4, 2010. Ce n’est peut-être pas tant l’étoile polaire que la « lumière du nord, lumière-origine, pure lumière intérieure qui n’est ni de l’orient ni de l’occident : les symboles du nord font éclosion spontanément autour de cette intuition centrale qui est l’intuition du centre. » Henry Corbin, L’homme de lumière dans le soufisme iranien, p.54

[2] tejas [tij] n. [«pointe de la flamme»] flamme, chaleur; effulgence, éclat, splendeur | ardeur; énergie vitale, vigueur; fougue; force; force virile, sperme | force spirituelle, puissance, influence morale; gloire, dignité, majesté

[3] Cette opposition de deux paradis, oriental et occidental a pu être inspiré par le taoïsme. Wikipedia : (Christie, 1968:75) Another trend argued in some recent research, is that over time, a merger of various traditions has result in an alignment of earthly paradises between an East Paradise (identified with Mount Penglai) and a West Paradise, with Kunlun Mountain identified as the West Paradise, a pole replaced a former mythic system which opposed Penglai with Guixu ("Returning Mountain", and the Guixu mythological material accumulating around Kunlun instead, through a process of merging these two original mythological systems (Yang, et al, 2005:163).

1 commentaire:

  1. Bonjour,
    Votre texte fait allusion à Vénus et Sarasvatî.
    Aussi, permettez deux sur Vénus et Sarasvati. Merci.
    L'histoire réelle de Vénus ayant été effacée, on ne la connaît plus que par la mythologie.
    Vénus est surtout considérée comme représentant la lumière de l'Esprit. Elle est surnommée Uranie et aussi Lucifer. La colombe est son symbole et représente le Saint-Esprit qui est en elle, l'Esprit qui s'élève et qui élève. Elle fut mise au nombre des astres. Son nom fut donné à une brillante planète. Sa fonction est d'annoncer le jour, dira-t-on, parce que sa présence fait la lumière.
    Elle était surnommée Basilée (Basilis), c'est-à-dire Reine ; elle est fille de Cœlus, le Ciel.
    On sait que le mot Phénicie vient du mot Phénix. Or, si nous écrivons ce mot avec un V au lieu du ph, nous avons Venix, dont les Latins ont fait Vénus. Et les Vénètes sont les disciples de Vénus.
    En Gaule, ils ont une importante colonie sur le territoire où l'on fondera la ville de Vannes.
    Ce nom, corruption de Veneta, restera dans certaines régions du Nord où la particule Van se mettra devant les noms pour les ennoblir. Cela indique serviteur de Vénus. Van est devenu Von chez les Saxons.
    Vénus serait un nom déformé. La terminaison us aurait été ajoutée par les Latins quand ils masculinisèrent tous les noms. C'est une terminaison masculine. Le féminin, selon le génie de leur langue, serait Vena.
    M. Dottin nous apprend que, parmi les inscriptions celtiques, on trouve Bena, sacra Bena (Ant. Celt., p. 109). Et il donne au mot ben la signification de femme. Alors, sans doute, Femme Divine. Vénus serait donc le nom même de la Femme, Ben ou Ven. (Dans certaines langues, le B et le V se confondent ; c'est la prononciation qui les différencie.)
    Comme dérivé de Bena (Vena), nous trouvons chez les Celtes la Déesse Bendis ; elle a des serviteurs qu'on appelle Bendès, Bender.
    Nous avons montré déjà que Vénitien et Phénicien étaient le même mot écrit différemment, et que l'oiseau sacré des Phéniciens, le Phénix, pouvait aussi s'écrire Venix. Or nous trouvons qu'on représente Vénus par l'oiseau Vennou ou Bennou, qu'on appelle le Phénix des Grecs.
    La Déesse Bendis est devenue Bhavanî aux Indes. Chez les Israélites, nous trouvons les Beni-Israël.
    À propos de Sarasvatî.
    Le grand « Livre sacré » des Hindous, c'est le Véda. Il a pour auteur Sarasvatî, qui est dite Mère du Véda, Déesse de la sagesse et de la science.
    Ce nom se décompose ainsi : Sara et Vâtch, ou Vish, qui est la racine du mot Vishnou, l'Esprit incarné dans la femme et dont la présence se manifeste, non seulement par la vie et les qualités du corps, mais aussi et surtout par celles de l'âme qui sont la pensée juste et l'action morale.
    Vâk ou Vâtch (devenu en latin vox) signifie Logos ou Verbe. C'est la parole de Sarasvatî.
    La Déesse qui écrivit le Véda est souvent appelée aussi Saraswata ; le mot swar, signifiant Ciel, lui donne une appellation céleste.
    La pensée primitive dans l'Inde atteignit une splendeur incomparable. Longtemps vivante, longtemps féconde, elle a déposé, dans le cœur et dans l'esprit des générations successives, des idées qui furent l'origine de toutes les grandeurs de l'humanité, la source de l'atavisme de la jeunesse actuelle.
    Partout elle sonda les mystères du monde et de la vie et les révéla à ses dévots adorateurs. Ils furent instruits par Elle de ce qu'ils devaient croire et faire, pour atteindre le but final de leur existence, le bonheur.
    Lien : https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.com/
    Cordialement.

    RépondreSupprimer