jeudi 22 octobre 2015

La lumière est-elle la même en Inde qu'en Chine ?



La carrière d’Houei-neng débute avec le défi lancé par le cinquième patriarche. Ses disciples perdent leur temps à faire des rituels d’offrandes et des prières à renaître dans des champs de bonheur.
« Permettez-moi de vous apprendre ceci : ce qui, pour l’homme, compte le plus, c’est qu’il est né et qu’il mourra. Vous, mes disciples, vous passez vos journées à accomplir des rituels d’offrandes en invoquant les champs de bonheur sans vous soucier d’échapper au douloureux océan des morts et des renaissances. Vous égarez votre essence dans la quête du bonheur [sct. abhyudaya tib. mngon mtho] : comment cela pourrait-il vous sauver ? »[1]
La suite est connue, la stance d’Houei-neng fera de lui le sixième patriarche qui enseignera sa méthode, le « recueillement de l’unique » (C. hsing san-mei sct. ekavyūha ou ekākāra samādhi) ou encore « le recueillement de l’unicité unifiée de l’univers »[2], où la droiture constitue le lieu de la pratique ainsi que le "champ de bonheur", en citant Vimalakīrti. Ce « recueillement de l’unique » n’est pas une énième pratique fétiche.

Elle est la « droiture » à tout moment, que l’on marche, que l’on soit debout, assis ou couché, soit pendant les quatre postures (sct. īryāpatha), ou encore la « post-méditation » (tib. rjes thob ye shes S. pṛṣṭha-labdha), qui est l’engagement (sct. upāya) de la sagesse (sct. prajñā) dans le monde.
« Les égarés s’attachent à l’apparence des choses et croient qu’il existe réellement quelque « samādhi de l’unique ». Ils redressent leur esprit et restent assis sans bouger, chassent les illusions sans plus produire de pensées - telle est leur « absorption unifiante ». Mais alors, ils s’adonnent à une méthode qui les assimile à des objets inanimés et, par surcroît, dresse maints obstacles sur la Voie.
La Voie n’est que communication et fluidité : à quoi bon ces figements ? Quand la pensée s’arrête, fluidité et communication s’arrêtent aussi, et l’on se trouve enchaîné. S’il s’agissait uniquement de rester assis sans bouger, Vimalakīrti aurait eu tort de gourmander Shāriputra, lequel passait son temps assis dans la forêt
. »[3]
Dans cette « méthode » « sans méthode », le recueillement (sct. samādhi) et la sagesse (sct. prajñā) sont en égalité. Et c’est leur égalité qui sert de lampe, qui éclaire. « Où est la flamme est la lumièreLa flamme est le corps de la lumière, et la lumière, l’activité de la flamme. »[4]

On retrouve cette image dans l’introduction de Gomchung, neveu de Gampopa.
« La pensée-en-soi (sct. cittatva) est le corps réel (sct. dharmakāya) naturel (sct. sahaja). Les apparences (sct. abhāsa) sont la lumière du corps réel naturel. L'accès à cette essence des actes de conscience et des expériences c’est l’Eveil (sct. buddha). Ne pas y accéder, c'est l'errance (sct. saṃsāra). »[5]
Dans le Soûtra de l'Estrade :
« Une seule flamme peut chasser des ténèbres accumulées pendant mille ans, un seul instant de sagesse peut mettre un terme à une ignorance vieille de dix millénaires : ne pensez plus à l’instant de conscience qui vient de passer mais seulement à celui qui va arriver, et, quand cet instant imminent est toujours positif, il porte le nom le ‘Bouddha en corps de jouissance’.
Une seule mauvaise pensée a pour rétribution la disparition de mille ans de bien ; une seule pensée positive a pour rétribution la cessation de mille années de mal. Lorsque l’instant de conscience immédiatement à venir est positif depuis son absence de commencement, on l’appelle Bouddha en corps de jouissance
. »[6]
Le très tantrique Tailopa dans son fameux Mahāmudropadeśa semble être sur la même ligne que Houei-neng :
« Par exemple, une obscurité qui a duré des milliers d’éons
Peut être dissipée en allumant une seule lampe
De même, un seul instant d’essence lumineuse, qui est l’essence de la pensée individuelle
Peut dissiper toute l’obnubilation d’actes négatifs et de non-connaissance cumulés pendant des éons
»[7]
Se pourrait-il que la mahāmudrā de Tailopa et le « recueillement de l’unique » d’Houei-neng éclairent pareillement ?


***

[1] Le Soûtra de l’Estrade du sixième patriarche Houei-neng, Patrick Carré, p. 33,

[2] Kobayashi : “concentration on the unified oneness of the universe.”

[3] Le Soûtra de l’Estrade du sixième patriarche Houei-neng, Patrick Carré, p. 33

[4] Le Soûtra de l’Estrade du sixième patriarche Houei-neng, Patrick Carré, p. 35. Yampolsky : « If there is a lamp there is light; if there is no lamp there is no light. The lamp is the substance of light; the light is the function of the lamp. Thus, although they have two names, in substance they are not two. Meditation and wisdom are also like this. »

[5] sems nyid lhan cig skyes pa chos kyi sku dang*/snang ba lhan cig skyes pa chos sku'i 'od/sems rig pa'i ngo bo 'di rtogs na sangs rgyas/ma rtogs na 'khor ba yin/

[6] Le Soûtra de l’Estrade du sixième patriarche Houei-neng, Patrick Carré, p. 45


[7] Chants de plénitude, Joy Vriens, éd. Yogi Ling, p. 96.

dper na bskal pa stong du bsags pa'i mun pa yang*/
sgron me gcig gis mun pa'i tshogs rnams sel/
de bzhin rang sems 'od gsal skad cig gis/
bskal par bsags pa'i ma rig sdig sgrib sel/

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire