mercredi 17 février 2016

Une religion peut-elle être non-dualiste ?


Représentation manichéiste d'Akshobya dans sa terre pure d'orient (notez le symbole de la croix)

J'aborderai ce sujet par un grand détour par les Frères de la pureté (Ikhwan al-Safa), qui furent à l'origine d'une « encyclopédie » du savoir en 52 épîtres, rédigée à Bassorah (dans l'Irak actuel) entre le VIIIe siècle et le Xe siècle par des « missionnaires » (dâ`i[1]) d’obédience chiite ismaélienne. Cette « encyclopédie » regroupait toutes sortes de savoir et reflète ainsi l’état de lieu de la connaissance de son époque, et c’est, en ce qui me concerne, en cela qu’il est intéressant. La ville de Bassorah subissait par ailleurs à l’époque une influence iranienne forte.

L'ismaélisme est un courant minoritaire de l'islam chiite. Son nom vient d’Ismâ`il ben Ja`far (719/722 -762), le septième imâm chiite. Les Frères de la pureté suivent un islam ésotérique et pratiquent le culte du secret (mystères). Les 52 épîtres constituent un chemin initiatique qui mène à travers les différents degrés de connaissance vers l’Un.

Les épîtres puisent leurs connaissances dans diverses sources religieuses (Bible hébreu, Nouveau testament, Qorân, gnostiques), philosophiques (Pythagore, Platon, Aristote, Plotin…) et scientifiques. Pour l’anecdote, la célèbre épître 45 traite de l’amitié en s’inspirant de Kalila wa Dimna, qui tire à son tour son inspiration du Pañcatantra indien.[2]
« Tome 1 : les sciences mathématiques (14 épîtres) incluent la théorie du nombre, la géométrie, l’astronomie, la géographie, la musique, les arts théoriques et pratiques, l’éthique et la logique
Tome 2 : les sciences de la nature (17 épîtres) comprennent la matière, la forme, le mouvement, le temps, l'espace, le ciel et l'univers, la génération et la corruption, la météorologie, les minéraux, les plantes, les animaux, le corps humain, la perception, l'embryologie, l'homme en tant que microcosme, le développement des âmes dans le corps, la limite de la connaissance, la mort, le plaisir et la langue
Tome 3 : les sciences psychologiques et rationnelles (10 épîtres) comprennent les principes intellectuels (ceux de Pythagore et ceux développés par les Ikhwân), l'univers en tant que macrocosme, l'intelligence et l’intelligible, les périodes et les époques, la passion, la résurrection, les différentes sortes de mouvement, la cause et l’effet, les définitions et les descriptions
Tome 4 : les sciences théologiques (11 épîtres) incluent les doctrines et les religions, le chemin menant à Dieu, la doctrine des Ikhwân, l’essence de la foi, la loi religieuse et la révélation, l'appel à Dieu, la hiérarchie, les êtres spirituels, la politique, la magie et le talisman. » (wikipédia)
La pensée des Frères de la pureté est porteuse d’influences néopythagoriciennes, néoplatoniciennes, gnostiques, manichéennes... Henry Corbin explique que le Qorân est un texte avec des sens cachés, des profondeurs ésotériques, des contradictions apparentes, dont le sens ne peut pas être construit à coup de syllogismes. « Il faut un homme qui soit à la fois un héritier spirituel et un inspiré, qui possède l’ésotérique (bâtin) et l’exotérique (zâhir). C’est lui le Hojjat de Dieu, le Mainteneur du Livre, l’Imâm ou le Guide. »[3]

Selon Corbin il y a un lien essentiel entre la gnose, et celui qui la transmet, le prophète et l’imâm. Il introduit les termes gnoséologie, prophétologie et imâmologie. « Il y a un lien essentiel entre la gnoséologie d’une philosophie prophétique et le phénomène du Livre saint ‘descendu du Ciel’ ».[4] Le « Livre saint descendu du Ciel » est reçu par un prophète qui est à l’origine de sa diffusion. Les imâms sont les héritiers du prophète et les Mainteneurs du Livre.

Dans la théosophie ismaélienne, les imâms sont des épiphanies divines, des théophanies.[5] « Les imâms sont […] ceux qui illuminent le cœur des croyants », « ils sont les khalifes de Dieu sur sa Terre, les Seuils par lesquels on pénètre vers lui, les Élus et les héritiers des prophètes. ». « Les imâms ne sont plus seulement les guides du sens caché, ils sont eux-mêmes ce sens ésotérique. ». « Ils sont la mine de la gnose, l’arbre de la prophétie, le lieu de la visitation des Anges, héritiers de la connaissance les uns des autres. En eux est la totalité des livres « descendus » (révélés) de Dieu. »[6]

L’imâm est pour la communauté spirituelle ce que le cœur est pour l’organisme humain[7]. Pour le chiisme, qui est l’ésotérisme de l’Islam, le plérôme de l’imâmat est constitué de douze imâms, qui sont « une seule et même lumière (nûr), une seule et même Essence (haqîqat), exemplifiée en douze personnes. Tout ce qui s’applique à l’un d’entre eux s’applique également à chacun des autres. »[8]
« Parce qu’ils sont la lumière du cœur des croyants, la célèbre maxime énonçant que « celui qui se connaît soi-même, connaît son seigneur » veut dire « celui qui connaît son Imâm » (c’est-à-dire la Face de Dieu pour lui). »[9]
Cette « connaissance » est une connaissance particulière appelée « gnose ». L’organe qui connaît ce type de connaissance est le cœur. C’est par elle que l’imâm illumine le cœur du croyant. Une connaissance qui est une épiphanie ou théophanie.
« C’est que le cœur (l’organe subtil de lumière, latifa nûrâniya, support de l’intelligence) a, par disposition foncière, capacité d’accueillir la réalité spirituelle (les haqâ’iq) de tous les cognoscibles. »
Dans l’ismaélisme, la gnose est en fonction de la médiation visible, audible ou invisible de l’Ange, « c’est-à-dire en fonction de la conscience que peut en prendre le sujet. »[10] La connaissance peut alors « assaillir le cœur, comme projetée inopinément »[11]. La communication divine passe par l’Ange, ou l’intelligence agente, qui est la « cause intermédiaire entre Dieu et l’homme pour l’actualisation de la connaissance dans le cœur. »[12] Même le philosophe, qui ne voit pas l’Ange, intellige par lui.[13] Les imâms entendent l’Ange par audition spirituelle, les prophètes le voient. C’est la vision de l’Ange qui confère la connaissance.[14] Cette connaissance est d’un ordre différent que la perception et l’intellection.
« L’authentification des visions prophétiques et des perceptions du suprasensible postule que l’on reconnaisse, entre la perception sensible et l’intellection pure de l’intelligible, une tierce faculté de connaissance. Telle est la raison de l’importance reconnue à la conscience imaginative et à la perception imaginative comme organe de perception d’un monde qui lui est propre, le mundus imaginalis (‘âlam al-mithâl), en même temps qu’à l’encontre de la tendance générale des philosophes, on en fait une faculté psycho-spirituelle pure, indépendante de l’organisme physique périssable. »[15]
C’est cette connaissance « du troisième type » qui permet la « perception imaginative » du monde imaginal, le plérôme. C’est elle qui fait l’objet de la transmission par l’imâm et qui est conférée par l’Ange.

Ce monde imaginal pourrait bien être un développement de la Terre de Lumière (Terra Lucida[16]) du manichéisme, qui aurait selon Gunner Mikkelsen[17] été inspirée par les Terres pures bouddhistes. Il ne s’agit pas de déterminer précisément le jeu des influences, mais la cohabitation de civilisations dans lesquelles existaient des croyances en un Au-delà éternel, fait que la terre pure d’une croyance spécifique puisse assimiler des aspects de celle d’une autre.

Mani (mort en 276 à l’âge de soixante ans) raconte avoir reçu la première visite de l’Ange al-Tawn à l’âge de treize ans (en 228), puis une deuxième à l’âge de 24 ans, qui prélude sa rupture avec le baptisme d’Elchasai et le commencement du « manichéisme ». C’est son disciple Mār Ammo (ʿAmmānūēl) qui fut envoyé vers l’est (Sogdiane, l’empire kouchan etc.). Il se serait inspiré du modèle de la Terre pure bouddhiste, pour décrire la Terre de Lumière manichéenne, notamment dans un Hymne de la Terre de Lumière (Tan mingjie wen 歎明界文 (Eulogy of the Light-world), traduit en chinois par Daoming (道明)[18].

La véritable nouveauté du message de Mani ne fut apparemment pas la lutte « manichéenne » entre la Lumière et l’Obscurité, que l’on devrait plutôt attribuer à ses disciples, mais sa prophétologie sur laquelle ouvre son livre Shabuhragan. Il y présente une transmission de « sagesse et de connaissance » qui descend d’Adam jusqu’à lui-même, Mani, nommé le « sceau des prophètes », le dernier prophète qui scelle l’ensemble. Et celui-ci y proclame un message apocalyptique de fin de temps avec des grandes guerres, de grands bouleversements religieux, astrales etc. pour annoncer la venue du messie Xradeshahryazd (le Dieu du Monde de la Sagesse).

L’idée des sauveurs/messagers de ce type est ancienne. On la trouve dans le Saoshyant du Zoroastrisme (la réforme monothéiste du mazdéisme), qui apporte le Frashokereti ou le renouvellement final du monde, quand le mal sera détruit et que tout sera de nouveau en parfaite unité avec Dieu (Ahura Mazda). La perfection originelle sera restaurée. Le salut individuel dépendrait de la totalité des actes, paroles et pensée de chacun, sans que la compassion ou l’intervention divine y puisse quelque chose[19]. Toute ressemblance avec le karma est évidemment fortuite…

Le Saoshyant ou sauveur du monde (Avesta : astvat-ereta tib. ‘gro ba’i mgon po) est décrit (Yasht 19.88-96) comme le fils de Vîspa.taurwairî, né du lac Kansaoya/Kansava et comme le porteur de l’arme Verethragna[20] (litt. qui détruit toute résistance), également portée par des héros et rois iraniens dans leur lutte contre les forces démoniaques.[21] L’invincible Mithra (Mithra Invictus, à gauche sur le relief) est également porteur de la même arme.

L'investiture du roi sassanide Ardashir II (au centre) par Ahura Mazda avec Mithra à gauche
Etienne Lamotte écrit que le nom (Ajita-)Maitreya et son ancienneté invitent à le rattacher au Mitra védique et au Mithra (Sol Invictus) iranien et que « Maitreya l'Invaincu » fut entraîné dans un grand mouvement d'espérance messianique qui traversa l'Orient à la fin de l'ère ancienne avec son combat entre la lumière et les ténèbres, intériorisé dans l'homme. Le culte de Maitreya est « presque exclusivement une religion de pure dévotion (bhakti), un monothéisme. Le fidèle n'acquiert plus de mérites en vue d'une bonne renaissance dans le monde des dieux ou des hommes ; l'ascète ne s'exerce plus dans l'octuple chemin pour accéder à un incompréhensible Nirvāṇa. La doctrine de la rétribution des actes est, sinon oublié, du moins mise en veilleuse. Le seul moyen de salut est désormais la grâce divine, prévenante et efficace. »[22] Le culte de Maitreya était commun au bouddhisme ancien et au Mahāyāna.

Henri Corbin[23] suggère un lien entre la Terre pure de Lumière absolue d’Amitābha et le mazdéisme, le culte d’Ahura Mazda.

Si nous considérons l’indosphère, ce melting-pot infini de civilisations, qui subit longtemps l’influence perse, et qui serait le berceau du mahāyāna et du vajrayāna, les diverses civilisation et filières religieuses et religio-magico-scientifiques se sont influencées mutuellement. Il ne s’agit pas d’établir qui a emprunté quoi et quand. Il est même probable qu’en cas d’emprunts et adaptations heureux, celui à qui l’emprunt fut fait se laissa inspirer à son tour par la nouvelle formule. Il est aussi très probable que toutes les satrapies portèrent la marque du mazdéisme et du zoroastrisme, les religions de l’empire. De toute façon, la royauté dérivait son pouvoir idéologique de la religion. Et les rois et roitelets de l’indosphère se sont sans doute inspirés de leurs cérémonies d’investiture etc.

Le trait caractéristique d’une religion est le dualisme du pur et de l’impur, de la Lumière et de l’obscurité, de la Terra lucida et de la Terra pestifera, du Ciel et de la Terre, de l’Esprit et de la Matière. L’objectif est de tourner le dos à ce qui est (en) bas et de lever les yeux vers le haut, cela s’appelle la conversion. La Terre de Lumière est le plérôme, qui envoie des messagers pour aider ceux qui sont empêtrés dans l’impur/l’obscurité/la terre, la matière à en sortir et à faire l’ascension vers la Terre de Lumière. Les véritables guides se trouvent dans le plérôme et envoient des messagers ici-bas pour les représenter à la fois au niveau spirituel et séculier, afin de guider les égarés ici-bas et les préparer à leur retour vers la Terre de Lumière. La véritable Terre de Lumière est invisible ici-bas, mais on peut la décrire, la représenter, l’imiter, s’en inspirer pour gouverner la terre, avec des hiérarchies (d’initiés et non-initiés) qui ressemblent celles d’en haut. Mais la Terra pestifera ne sera toujours qu’une pâle copie, l’original et le but ultime étant le retour de l’âme à la véritable Terra lucida.

Le bouddhisme est-il une religion ? Dans la mesure où ce qui précède et les pratiques sociales qui en résultent en constituent une part essentielle, et qu’ils sont pris au premier degré et non comme un discours symbolique et des expédients (upāya), oui. Et dans ce cas, la différence avec le mazdéisme et le zoroastrisme, et leur dualisme, est une question de goûts et de couleurs.

Pour revenir à nos Frères de la Pureté et leur connaissance encyclopédique, qui englobait la terre et le ciel, ils semblaient avoir estimé qu’une communauté pouvait se passer d’un imâm dans la quête du salut, pourvu que toutes les vertus soient présentes dans une communauté unifiée (umma). Selon eux, le rôle de l’imâm se limiterait à cela.[24]

***

[1] Les zoroastriens furent également prosélytes et envoyèrent des missionnaires.
« La da`wa (arabe : دَعْوة [da`wa], invitation) est une invitation au non musulman à écouter le message de l'Islam. Elle désigne la technique de prosélytisme religieux utilisée par différents courants musulmans pour étendre leur aire de diffusion. Cette technique consiste à envoyer des missionnaires (dâ`i) dans la population. Ces missionnaires appellent pacifiquement les gens à la religion musulmane via un serment d'allégeance appelé la Shahada : « Achhadou an lâ ilâha illa-llâh, wa ashadou ana muhammad rasûlu-llâh », ce qui signifie « Je témoigne qu’il n’y a de dieu que Dieu et je témoigne que Mahomet est son messager ». (Wikipédia)

[2] Ou épitre 22, qui présente l’île des animaux, inspiré du pañcatantra, un texte qui précède la conférence des oiseaux (Mantiq at-Tayr) de cent ans.

[3] Corbin, p. 78

[4] Corbin, p. 85.
Les hagiographes tibétains expliquent que l'origine du bouddhisme au Tibet est dû à l’atterrissage miraculeux d'un coffret contenant de textes bouddhistes sur le toit du palais du roi Songtsen Gampo (609/613- 650).

[5] Corbin, p. 80

[6] Corbin, p. 82

[7] Corbin, p. 79

[8] Haydar Amoli (mort en 1385), cité par Corbin, p. 81

[9] Corbin, p. 83

[10] Corbin, p. 88. Un imâm peut entendre la voix de l’Ange, sans en avoir une vision, ni en songe, ni à l’état de veille.

[11] Ce qui est appelée inspiration (ilhâm).

[12] Corbin, p. 90

[13] Corbin, p. 91

[14] Corbin, p. 92

[15] Corbin, p. 92

[16] Lucida et beata terra, le contraire de la Terra pestifera

[17] Sukhāvatī And The Light-World: Pure Land Elements In The Chinese Manichaean Eulogy Of The Light-World (New Light on Manichaeism), Gunner Mikkelsen

[18] Cet hymne fait partie d’un rouleau, dit « Hymn-scroll (Xiabu zan 下部讚), retrouvé à Dunhuang (S 2659). Il daterait du milieu du Xème siècle (Le Manichéisme, Michel Tardieu, PUF).

[19] « 4) the "salvation for the individual depended on the sum of [that person's] thoughts, words and deeds, and there could be no intervention, whether compassionate or capricious, by any divine being to alter this." » Wikipedia 

[20] « Verethragna is not exclusively associated with military might and victory. So, for instance, he is connected with sexual potency and "confers virility" (Yasht 14.29), has the "ability to heal" (14.3) and "renders wonderful". The Yasht begins with an enumeration of the ten forms in which the divinity appears: As an impetuous wind (14.2-5); as an armed warrior (14.27) and as an adolescent of fifteen (14.17); and in the remaining seven forms as animals: a bull with horns of gold (14.7); a white horse with ears and a muzzle of gold (14.9); a camel in heat (14.11-13); a boar (14.15); a bird of prey (veregna, 14.19-21); a ram (14.23); and a wild goat (14.25). Many of these incarnations are also shared with other divinities, for instance, the youth, the bull and the horse are also attributed to Tishtrya » Wikipedia 

[21] Wikipedia 

[22] Histoire du bouddhisme, Etienne Lamotte, p. 785

[23] « The fact that the Absolute of Light represented in the Buddha of the Pure Land makes us think of Mazdeism is natural; and it is normal that the role of the future Maitreya makes us think of the Saoshyant of Zoroastrianism, that Savior who is to accomplish the transfiguration of the world at the end of the millennia. » The Voyage and the Messenger: Iran and Philosophy, Henry Corbin pp. 28-31

[24] « This important statement clearly shows that the Ikhwan believed that a community could in fact dispense with the Imam and still achieve salvation.87 At first, the Imam is placed on a pedestal as the sum total of all the virtues. But by the end there is an acknowledgement that, provided these virtues are present in a unified community (umma), the Imam is to all intents and purposes superfluous. The purpose of the Ikhwan becomes clear in the last exhortation: the unified community of the Ikhwan is a repository of all the above-mentioned virtues and as such replaces any need for an Imam. The equation of umma and Ikhwan becomes complete. » Netton, I.R. Muslim Neoplatonists: An Introduction to the Thought of the Brethren of Purity (Ikhwân al-Safâ’) . London: Allen & Unwin; 1982, p. 103

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