lundi 11 juillet 2016

Astika et Nastika


Twin girls looking in mirror. Norman Smith / Stringer / Getty Images

Tout le long de l’histoire du bouddhisme, des formes plutôt religieuses et plutôt mystiques se sont alternativement associées ou confrontées. À commencer par le Bouddha qui se distancia des Védas et du système sacrificiel brahmaniste, ce qui lui valait d’être considéré comme un nāstika par les brahmanes. Le terme nāstika est déjà mentionné dans les Lois de Manu (sct. Manusmṛti) et désigne tous ceux qui ne sont pas des āstika, c’est-à-dire tous ceux qui n’acceptent pas l’autorité des Védas, l’existence d'un soi essentiel (sct. ātman) ou d’un Seigneur (sct. īśvara)[1]. Il semblerait que dans le hindou moderne les termes āstika et nāstika se traduisent respectivement par « théistes » et « athéistes », ce qui ne serait pas tout à fait correct[2]. Une « meilleure » traduction serait selon certains « orthodoxe » (āstika) et « hétérodoxe » (nāstika), évidemment du point de vue védique. Le bouddhisme a d’ailleurs rendu la monnaie en inventant le terme tīrthika. On est toujours l’hérétique d’un autre. Sorti du contexte indien, on pourrait sans doute aussi classer des philosophies comme le scepticisme et le cynisme dans la catégorie nāstika, sans mentionner l’athéisme et le nihilisme. Et de manière générale, toute pensée critique pourrait être qualifiée de nāstika. Nāstika est un terme péjoratif. Tout cela est assez arbitraire et schématique, mais si on veut bien jouer le jeu, il peut permettre néanmoins certains éclairages.

Assez rapidement, peut-être même dès le départ, on trouve parmi les bouddhistes ceux qui pensent que les choses existent ou ont une essence autonome (sarvāstivādin), ou que l’individu existe (pudgalavādin, personnaliste) en même temps que ceux qui pensent que ni les choses (sct. dharmanairātma) ni l’individu (pudgalanairātma) n’ont une essence, la vue orthodoxe du mahāyāna. Donc même parmi les bouddhistes, et dans le mahāyāna, il y a toujours eu des tendances nāstika ou āstika. Ce phénomène se poursuit avec les prajñāpāramitā et le madhyamaka, plutôt tendance nāstika, et le yogacāra/tathāgatagarbha plutôt āstika, bien que toute sorte de combinaison reste possible.

Cela continue aussi quand le Dharma s’exporte, en Chine par exemple, si l’on en croit la tradition. Bodhidharma aurait enseigné un Dharma plutôt minimaliste, face au mur blanc, et les premiers patriarches après lui auraient fait de même, jusqu’au quatrième patriarche Dayi Daoxin (580-651), qui aurait répandu le ch’an en y intégrant des traditions populaires, c’est-à-dire tendance « āstika », notamment la récitation du nom de Bouddha[3]. Il semblerait d’ailleurs que le terme nian-fo signifie à la fois penser au Bouddha (sct. buddhānusmṛti) et réciter le Bouddha, ce qui pourrait expliquer la facilité avec laquelle la pratique de la récitation du nom du Bouddha ait pu être incorporé dans le Ch’an. À l’âge de trente ans, Daoxin aurait aussi vécu pendant dix ans sur le Mont Lu en présence de Zhikai (Shih-k’ai), adepte des écoles Tiantai (Sūtra du Lotus ) et Sānlùnzōng (madhyamaka), dont Daoxin aurait pu subir l’influence.

Le cinquième patriarche Daman Hongren (601-674) aurait poursuivi sur la même voie que son maître. Mais un autre disciple de Daoxin, Niutou Farong/ Fa-jong (594-657), fondateur de l’école « tête de buffle » (Nieou-t'eou) se serait en revanche rapproché davantage de Bodhidharma en ne récitant pas de sūtra et en ne mettant pas l’accent sur les préceptes.

C’est à la succession du cinquième patriarche Hongren, au début de chamboulements politiques, qu'une scission plus nette commença à se dessiner entre un ch’an plutôt nāstika (Huineng 638—713) ou āstika (Shenxiu 605-706), et subitiste ou graduel. On retrouvera bien chez Huineng la cérémonie d’ordination (platforme), mais les préceptes y sont dits « sans signe ». Dans le bouddhisme la particule négative désigne le dépassement du couple des contraires en incluant les deux, ce qui constitue proprement l’expédient (upāya). La confession y a pour effet d’effacer sur le champ tous les actes négatifs[4] et le refuge porte sur un Bouddha qui est l’éveil, le Dharma qui est la rectitude et la Sangha qui est la pureté. Le côté rituel y est « intériorisé ». Le côté nāstika sera encore davantage accentué par son disciple Chen-Houei du Ho-Tsö (668-760).

Le document Pelliot tibétain 116, traité par Sam van Schaik dans Tibetan Zen fait preuve d’un « zen tibétain » où l’on trouve hormis des prêches sur la vacuité, la récitation de sūtras, de "Vœux de la bonne conduite" (sct. Bhadracaryāpraṇidhānarāja tib. bzang spyod smon lam) et des prises de préceptes de bodhisattva. Et quand, selon la tradition tibétaine, le « zen tibétain » de Heshang Moheyan trop chinois, trop subitiste, et trop nāstika (« le soleil est à la fois caché par des nuages blancs et noirs ») se serait heurté à un bouddhisme orthodoxe fraîchement importé de l’Inde, il aurait été interdit par décret royal.

Quand, de nouveau, Advayavajra/Maitrīpa et ses disciples, Atiśa, Padampa, des Suiveurs de la conscience (tib. sems phyogs pa) etc. proposent des systèmes plutôt nāstika[5], ils se feront taper sur les doigts par des tantrika « āstika », qui leur reprochent que tout cela manque de dieux, d’offrandes de lampes à beurre, d’hiérarchie spirituelle et de siddhis. Et ainsi de suite. D’ailleurs, les puissants du monde (roi indiens, empereurs chinois, mongols, tibétains et ailleurs qu’en Asie) ont toujours préféré les éléments « āstika » à toutes fins utiles, et notamment politiques, et pris en horreur ce qui pouvait saper leur pouvoir religio-séculier. Les prêtres, mandarins et éminences grises qui les assistaient l’avaient bien compris.

Pour faire co-exister les deux tendances, le bouddhisme avait inventé les notions d’expédients (upāya) et de « positions adoptées conditionnellement » (sct. vyavasthā p. vavatthāna) pour désigner quelque chose qui est au-delà de la verbalisation, et qui s'opposent au concept d’une position réelle. Idéalement, quand les bouddhistes utilisent « habilement » des éléments āstika, ils savent que la réalité qui leur est attribuée ainsi est provisoire et qu’ils sont de simples expédients. Chaque sādhana tantrique commence pourtant par un mantra rapide rappelant la nature vide du rituel qui va suivre, avant que celui-ci se déroule en toute sa splendeur āstika. Est-ce suffisant ? Faudrait-il d’autres « effets de distanciation » ? En théorie, les rituels doivent être exécutés avec les trois samādhi, mais il est plus facile de vérifier l’orthopraxie des rituels que l’orthodoxie de la vue.

Il existe de nombreuses définitions des tantras et leurs « sciences occultes », mais tous les tantras, hormis d’être des fameux « bricolages », ont en commun d’être révélés par des manifestations divines et doivent donc être considérés rien qu’à ce titre comme théistes (āṣtika), même si on reproche aux adeptes de tantras de pas respecter les Védas et à ce titre être nāstika. Cela pouvait de toute façon se négocier à en juger par les événements de la vie de Jayanta Bhaṭṭa (fin 9ème siècle). Que ce dieu soit un « simple » dieu de méditation (sct. īśvara) quasi-théiste importe moins, car pourquoi utiliser l’imaginaire théiste et tout ce que cela implique ? La question ne se posait pas tellement dans une société théiste, mais devient légitime dans une société laïque.

Une autre façon plus personnelle et très schématique pour présenter les termes āstika et nāstika : les systèmes āstika fournissent des réponses, les systèmes nāstika posent des questions. Les uns savent, les autres savent qu’ils ne savent pas.

Vu les tendances āstika et nāstika au sein même des bouddhismes et leurs accusations d’éternalisme (śaśvatā) et d’annihilationisme (uccheda), quand l’un ou l’autre s’éloigne trop, à leur goût, d’un extrême ou de l’autre, on ne peut pas considérer comme nouvelles les critiques que certains portent aux formes plus « āstika » des bouddhismes. Pourquoi faire comme si les critiques du Bouddha sur le brahmanisme ou des vues essentialistes ne pouvaient pas se reporter non plus sur les différentes formes du bouddhisme, comme si les critiques « nāstika », directes ou impliquées, de la part de maîtres bouddhistes portant sur des formes davantage « āstika » ne comptent pas ou ont été bien intégrées dans les formes actuelles des bouddhismes ? « Le bouddhisme » n’est pas un ensemble figé, que l’on transmet et que l’on reçoit à l’identique dans une transmission ininterrompue et il a toujours été sujet à modification, quoi qu’en dise la tradition, qui n’est toujours que la dernière mouture de la tradition.

Pourquoi considérer ces critiques comme nouvelles et les stigmatiser comme des expressions spécifiquement occidentales, (ex-)colonialistes, blanches, orientalistes, rationalistes, séculières, etc. Si mettre en cause certains éléments des moutures « traditionnelles » (nationales) du bouddhisme est qualifié d’athéisme, de scepticisme, de cynisme ou de nihilisme, éventuellement dans le sens péjoratif des termes, ce ne serait finalement pas si différent que de se faire taxer de nāstika par des āstika.

A monk asked, “What is liberation?
Shitou [Xiqian (700–90)] said, “Who has bound you?”

Another monk asked, “What is the Pure Land?”
Shitou said, “Who has polluted you?

Another monk asked, “What is nirvana?” 
Shitou said, “Who has given you birth and death?

Andrew Ferguson, Zen's Chinese Heritage : The Masters and Their Teachings, Wisdom Publications (2011), pp. 81-82

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[1] Andrew J. Nicholson (2013), Unifying Hinduism: Philosophy and Identity in Indian Intellectual History, Columbia University Press

[2] « The followers of Tantra were often branded as Nāstika by the political proponents of the Vedic tradition. The term Nāstika does not denote an atheist since the Veda presents a godless system with no singular almighty being or multiple almighty beings. It is applied only to those who do not believe in the Vedas. The Sāṃkhyas and Mīmāṃsakas do not believe in God, but they believe in the Vedas and hence they are not Nāstikas. The Buddhists, Jains, and Cārvākas do not believe in the Vedas; hence they are Nāstikas. » Bhattacharyya, N. N. (1999), History of the Tantric Religion

[3] Zishou Zhishen, un disciple de Hongren, et fondateur de l’école zen Sichuan, en fit même la pratique principale, supérieure à toutes les autres.

[4] « Thus the monks in Huineng’s ceremony are called on to say “All my former evil karma arising from ignorance, I fully confess and acknowledge, so that in a single moment it is extinguished, to not arise again forever.…Thoughts of former times, thoughts of the present, and thoughts of the future, all these will never again be carelessly defiled. » Andrew Ferguson, Zen's Chinese Heritage : The Masters and Their Teachings, Wisdom Publications (2011)

[5] À l’exception de Padampa, qui semble avoir utilisé tous les moyens dont il disposait, pour soulager les souffrances (tib. zhi byed).

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