vendredi 16 septembre 2016

Le puits de l'Oubli


Le chaos est le dés-ordre primordial, la con-fusion. C’est l’Intelligence qui crée de l’ordre en séparant le haut et le bas, le Ciel et la Terre. Tout le reste, la vie et la mort, a lieu dans ce cadre.

L’Enfer c’est le lieu souterrain où séjournent traditionnellement les morts. Première surprise, « les morts » séjournent quelque part, et plus précisément dans un monde souterrain ? Les morts ne seraient donc pas tout à fait morts ? Notons, que l’Enfer n’a pas toujours été associé avec la souffrance, autre que l'oubli, ce n’est pas forcément un « lieu où les damnés subissent le châtiment éternel », mais tout simplement le lieu des morts.

Évidemment, quand les morts sont enterrés, ils séjournent six pieds sous terre. Mais il n’est pas question de cela quand on parle du monde souterrain. Chez les Grecs, l’Enfer s'appelait l’Hadès, un mot composé du préfixe négatif a- et d’eido, qui signifie percevoir (avec les sens), connaître, avoir une attention sur… Ce serait donc un lieu, où l’on ne perçoit pas, où l’on ne connaît pas et où l’on n’a plus d’attention. Voire, un lieu où l’on n’est plus vu, ni connu. Un lieu d’oubli, l’Oubli.

L’ordre créé par l’Intelligence est dit dans la Vérité (Alétheia). Marcelle Detienne[1] explique que seuls trois sortes d’individus étaient habilités à dire la Vérité dans la Grèce archaïque. Tout le monde peut dire sa vérité, mais seuls le devin, le poète (aède, chantre, ṛṣi) et le roi de justice pouvaient dire la Vérité. Le mot Vérité en grec se dit alétheia, de nouveau un mot composé du préfixe a- et de lèthè, oubli, donc littéralement le non-oubli. Le poète a une double fonction : célébrer les dieux (immortels) et célébrer « les exploits des hommes vaillants », qui ainsi passent à l’immortalité. Rendre immortels, faire passer à l’immortalité signifie en fait empêcher qu’ils tombent dans l’oubli. Le poète empêche que quelqu’un tombe dans l’oubli, en le « célébrant », en faisant son éloge, régulièrement, à des moments de commémoration. Autrement dit, il dit la Vérité.

Célébrer les dieux, c’est empêcher de les oublier. Cet aspect existe aussi dans le bouddhisme, dans le souvenir du Bouddha (Buddhānusmṛti). Un calendrier est établi pour fixer les jours où l’on sort les dieux de l’oubli, où on les maintient en vie et dans la lumière. Le conseil des dieux décide quel héros peut les rejoindre et passer à l’immortalité. Comment les simples mortels apprennent-ils la nouvelle ? Par les devins et les poètes qui disent la Vérité.

Par le chantre Homère[2], nous savons que les morts dans le Tartare sont des ombres ou des images (εἴδωλον).
« Dans l’Iliade, Homère connaît le Tartare, dont il parle à propos des Titans comme l’endroit le plus profond des Enfers, où quelques criminels mythiques célèbres reçoivent leur punition (les Danaïdes, Ixion, Sisyphe, Tantale, etc.) C’est aussi la prison des dieux déchus comme les Titans et des Géants, et tous les anciens dieux qui s’étaient opposés aux Olympiens. » (Wikipédia)
Les Titans sont des dieux anciens, que les chantres des nouveaux dieux que sont les Olympiens, ont mis dans l’Oubli le plus profond (Tartare). De même, les nouveaux chantres du Zoroastrisme avaient mis leurs anciens dieux (daeva) dans la Maison des Druj/dēw qui est l’Enfer profond des zoroastriens (Gathas, Yasna 30:11). Au lieu de continuer à célébrer les Titans et les dēw, les chantres grecs et perses les mettent dans l’Oubli, et ils diront désormais la Vérité des Olympiens et d’Ahura Mazdâ. Les prophètes, qui disent la Vérité chez les hébreux, avaient fait passer tous les autres dieux (idoles) à l’Oubli, en n’admettant plus que le culte du seul Iahvé. L'Oubli y est appelée la Géhenne[3]. Mahomet aurait détruit 360 idoles installées dans la Kaaba par les tribus préislamiques locales et le verset 24 de la sourate XXIX, dite «de l'araignée» déclare :
« Vous avez pris à côté de Dieu des idoles pour l’objet de votre culte, par l’amour de ce monde, qui existe chez vous ; mais, au jour de la résurrection, une partie de vous reniera l’autre, les uns maudiront les autres; le feu sera votre demeure, et vous n’aurez aucun protecteur. »
On note que les anciens dieux d’une civilisation méritent souvent des punitions exemplaires, et dans un endroit spécifique de l’Enfer. Sans doute furent-ils punis davantage, s'ils étaient plus difficiles à oublier ? L’Oubli ne suffisant pas non plus toujours pour inspirer la crainte aux fidèles, il fallait frapper fort avec des punitions créatives. Et il faut dire que les religions établies se sont vraiment surpassées dans ce domaine !

Dans un passé récent encore, les livres, dont la vérité ne s’accordait pas avec la Vérité, furent placés dans l’Enfer bibliothécaire, ou devaient brûler dans le feu (autodafé).

La porte d'Orcus dans les jardins de Bomarzo, Italie, xvie siècle

Pour marquer l’aspect punitif des Enfers, on inventa Orcus en latin ou Horkos en grec. C’était un dieu chargé de punir les parjures ou ceux qui avaient brisé leurs serments. Orcus serait à l’origine du mot ogre. Notons que le vajrayāna, où les « serments » (samaya) sont essentiels, réserve aussi un enfer spécifique (tib. rdo rje'i dmyal ba) aux transgresseurs de samaya (tib. dam sri).[4] Mais quand les temps, les devins, et la Vérité changent, même Orcus peut être mis aux oubliettes. Saint Eloi l’aurait jeté personnellement dans l’Enfer ensemble avec d'autres dieux anciens.
« Que personne n’ait l'audace d'ajouter foi à des noms de démons, soit Neptune, Orcus, Diane, Minerve, ou les génies, ou autres niaiseries de ce genre, ou bien de les invoquer... Qu’aucun chrétien n'allume des lampes devant des lieux sacrés, soit pierres, sources, arbres, bornes ou aux carrefours, ou n’ait l'audace d'y faire des offrandes. Que personne n'ose mettre un pendentif au cou d'un homme ou d'un animal quelconque, même fabriqué par des clercs, même si l'on dit que l'objet est sacré et contient des formules divines, car ce n'est pas le remède du Christ, mais le poison du diable qui s'y trouve. Que personne n'ose faire des purifications ni ensorceler des herbes... Qu’aucune femme n'ose accrocher à son cou des parures d'ambre ni mentionner sur la toile ou un tissu teint ou n'importe quel ouvrage, Minerve ou d'autres personnages funestes, mais quelle ait à coeur de souhaiter que la grâce du Christ soit présente dans chacun de ses ouvrages et de garder confiance de toute son âme en la vertu de son nom. »[5]
L’idée diabolique des poètes est alors de non seulement enfermer les anciens dieux dans l’Enfer, mais encore d’en faire les tortionnaires infernaux et des démons haïs.

Les gens ordinaires, que les devins et les poètes ne rendront pas immortels, seront voués à l’Oubli, sauf s’ils ont des enfants pour les commémorer (cultes ancestraux). L’idée (sumérienne) des mânes « vivants » de parents morts souffrant de la soif dans l’Enfer là-bas et pouvant être désaltérés par des libations d’eau ici, a pour avantage que, le temps du rituel, ils seront sortis de l’Oubli, de l’Enfer. Tout ça pour ça, pourrait-on dire.

Humbaba, l'ogre de l'épopée de Gilgamesh

***

[1] Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, Livre de poche, Références

[2] Odyssée, Livre XI

[3] « La vallée [de Hinnom] est associée de longue date à des cultes idolâtres, dont l'un inclut la pratique d'infanticides rituels dans le feu. Convertie ensuite en dépotoir dont la pestilence émane à des lieues à la ronde, la Géhenne acquiert dans la littérature juive ultérieure, tant apocalyptique que rabbinique et chrétienne, une dimension métaphorique, devenant un lieu de terribles souffrances, puis de demeure après la mort pour les pécheurs. Elle fut également réputée pour être le lieu de réclusion des lépreux et pestiférés. Toutefois, alors qu'elle n'est qu'un lieu de passage, voire la dénomination d'un processus de purification des âmes dans la pensée juive, elle se confond, sous l'influence de la pensée grecque, avec l'Enfer dans la pensée chrétienne, puis musulmane, le Jahannam du Coran n'ayant plus aucune parenté avec le Wadi er-Rababi. » Wikipédia

[4] Trungpa sur l’enfer vajra « Telling students they will go to vajra hell if they break samaya ("Trungpa told us that if we ever tried to leave the Vajrayana, we would suffer unbearable, subtle, continuous anguish, and disasters would pursue us like furies") and will have a bad time in the bardo, seems to be old hat in the Tibetan tradition, and as you say, it is a fairly conventional Vajrayana view »

[5] Vie de saint Eloi, évêque de Noyons , II, 16, MGH, Script. Rer. Merovingic., t. IV, p. 706-707 , Trad: Jacques Melchionne et Martine Coquet.

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