mardi 31 août 2010

Mise au point

Nicolas écrit :
A force de lire les écrits des différents maîtres j'ai l'impression que les pratiquants du sutra mahamudra comme ceux du dzogchen n'ont jamais délaissé les pratiques de skye rim et rdzogrim, comme ci celles ci restaient néanmoins nécessaires. J'en viens à me demander si l'existe un maître qui n'aurait jamais pratiquer les yoga tantriques mais seulement le sutra mahamudra. Si vous en connaissez un je serai très heureux que vous me le disiez.
D'autre part je vous informe M. Klaus-Dieter MATHES, Université de Vienne (Autriche) donnera un cycle de conférence à paris concernant
The Madhyamaka Position of Non-Abiding in Maitripa’s (ca. 1007 - ca. 1085) cycle of Amanasikara-Works.

Bonjour Nicolas,

Connaissez-vous les dates et le lieu des conférences de M. Klaus-Dieter MATHES ? J'aimerais beaucoup y aller. Il m'a dit qu'il travaille à la publication de la traduction anglaise des oeuvres du cycle Amanasikara de Maitripa... Je compte moi-même publier la traduction française du commentaire des distiques de Saraha composé par maitripa.

Je n'ai pas de réponse à votre question, mais je donnerai mon point de vue.
J'ai pris comme parti-pris d'étudier la Mahāmudrā à partir de ses sources scripturaires, des auteurs de ses sources, voire même des traditions qui ont influencé ces sources. C'est le contraire de ce qui se fait habituellement dans les traditions, où l'on a tendance de regarder en arrière et de juger le passé par ce que l'on croit et ce que l'on comprend ou pratique au présent. Les américains, je crois, disent qu'un texte pris hors de son contexte devient un prétexte.

Le terme sūtra Mahāmudrā (T. mdo lugs phyag chen) est assez récent et fait suite aux polémiques sur la nature du système de Mahāmudrā tel qu'il était enseigné par Gampopa et d'autres au Tibet. Etudier les sources de la Mahāmudrā en utilisant ce terme, inconnu des premiers instructeurs de la Mahāmudrā, serait un a priori. Ce terme est apparu, suite à des polémiques externes et des polémiques internes au sein même de l'école Kagyupa, justement afin de l'opposer à une transmission de Mahāmudrā tantrique qui serait passée elle par Tilopa, Nāropa, Marpa, Milarepa, Rechungpa etc. Il semble y avoir des développements similaires dans le Dzogchen.

Ces polémiques, y compris au sujet du skye rim/dzogs rim (phases de création et d'achèvement) n'existaient pas encore à l'époque de Maitrīgupta et de Gampopa. Elles ont des causes politiques et politico-religieuses. A l'époque de Maitrīgupta, Gampopa, Zhang... on croyait encore très fortement aux diverses capacités et dispositions des individus. Les enseignements donnés étaient adaptés aux capacités de leurs destinataires, qu'on classait en trois types d'individus. Afin de pouvoir enseigner les méthodes correspondantes aux différentes capacités, un maître digne de ce nom, devait les connaître et pratiquer lui-même. Rappelons-nous l'anecdote des 84.000 enseignements du Dharma qui sont comme une armoire médicale, contenant toutes les différentes antidotes en cas de besoin.

Un maître bouddhiste qui est moine, garde ses vœux, même s'il est "réalisé", il en va de même pour un bodhisattva ou pour un tantrika. Dans le bouddhisme tibétain, les maîtres gardent les trois sortes de vœux. Il y a aussi de nombreux maîtres Zen ou Ch'an qui ont pratiqué Amitabha jusqu'à leur mort. Quand on vit dans une communauté monastique, pourquoi changer son comportement quand on serait "réalisé ? Comment savoir si on est vraiment "réalisé" et même si on l'est, est-il utile d'en donner des signes perceptibles aux autres ?

Est-ce que les méthodes, les échelles, les radeaux, l'armoire médicale restent néanmoins nécessaires après l'ascension, la traversée et la guérison ? Un bodhisattva dirait qu'ils pourront encore servir à d'autres. Voilà le point de vue traditionnel.

Maintenant, la situation actuelle telle que je crois la voir. Le bouddhisme (tibétain) a quitté sa terre d'origine et il est arrivé en occident. Les indiens et les tibétains ont des cultures très anciennes et très riches et une approche très inclusiviste. Rien n'est jamais vraiment écarté. Tout peut être recyclé ou réinterprété. Quand on grandit au milieu de dieux et du culte des dieux (et démons), ils sont une partie de vous et la foi et la dévotion "naturelles" qui leur sont portées peuvent être utilisée par la réinterprétation du symbolisme etc. Des pratiques animistes, shivaïtes, chamanistes etc. ont ainsi pu être intégrées dans le bouddhisme.

Quand ce bouddhisme-là arrive en occident avec ses grandes valises où les religions sont passées par les Lumières, où elles ont dû céder beaucoup d'influence aux sciences, et où ce qui reste du sentiment religieux doit faire face à un monde postmoderne, est-ce que les cultes des dieux et des divinités sont ce qu'ils ont à offrir de mieux ? Le seizième Karmapa, Rang byung rig pa'i rdo rje (1923-1981) estimait que de toutes les méditations, la Mahāmudrā sera la plus profitable aux occidentaux, comme elle approche la conscience directement et que de ce fait elle est accessible à toutes les cultures. Il pensait évidemment à la "sūtra Mahāmudrā"…

Le malheur du peuple tibétain est que leur pays était envahi et que l'élite religieux a dû partir. Que fait on quand on perdu son pays ? On essaie de préserver sa culture. Préserver une culture si riche est déjà un travail immense. Préserver TOUTE cette culture, s'adapter au monde tel qu'il est maintenant, et aider les autres à s'éveiller en fonction de leurs capacités et dispositions est évidemment une tâche très compliquée. Les tibétains sont des maîtres en matière de transmission de culture. Espérons que l'éveil sera également transmis dans le lot.

samedi 28 août 2010

A la recherche de l'archer céleste


Prajāpati est le "Seigneur de la génération", le générateur de toutes les créatures. "Prajāpati eut un désir : être multiple, se reproduire" (S.Br. VI,1,1, 8). Il y a différents mythes sur la façon de laquelle la création eut lieu. L'Aitareya Brāhmaṇa raconte qu'il fût pris de désir pour sa propre fille Rohiṇī ("gazelle, chevreuil"), qu'il approcha sous la forme d'un cerf, puisqu'elle avait adopté la forme d'un chevreuil. Les dieux, mécontents, voulaient punir Prajāpati et assemblèrent en un seul lieu toutes les formes les plus effrayantes. Ensembles, celles-ci devinrent Rudra, le Seigneur des esprits (S. Bhūtapati). Les dieux lui ordonnaient de transpercer Prajāpati. En échange de ce service, Rudra demanda la suzeraineté du bétail et devint Paśupati. Il transperça Prajāpati qui s'envola vers les cieux.
"Quand il eût émis les êtres, il s'éleva en haut... Car il n'y avait pas encore là d'autre que lui qui fût digne du sacrifice" (S.Br. X,2,2,1)

On le retrouve dans 3e astérisme lunaire (S. nakṣatra) qui porte le nom Mṛgaśiras («Tête de l'antilope»). La tête de gazelle symbolise Prajāpati, la victime primordiale, percé par Rudra après l'inceste de la Création.
Tout cela est évidemment très symbolique et une métaphore pour la manifestation/création et/ou de la descente du Divin dans la manifestation. Le mot sanscrite mṛga a plusieurs sens. Dans le contexte du mythe de la création il signifie donc "gibier, animal sauvage paisible (opp. vyāla, fauve); not. antilope, gazelle", l'équivalent du mot tibétain ri dwags. Mais il peut aussi signifier "chercher, chasser, pourchasser | poursuivre, viser à | explorer"…
L'acte de création de Prajāpati est la descente du Divin dans la manifestation. L'Un devient multiple. Cette acte est puni, pour cause d'inceste. Pour faire une boutade, de quelle autre solution disposait l'Un pour Se reproduire ?... Après l'acte de la création, le Créateur Prajāpati fut isolé de sa création, par Paśupati (Śiva) et "'s'éleva en haut" ou "s'enfuit vers le ciel", où il est toujours visible. Le chercheur spirituel (S. yogi) est celui qui essaie de retrouver le Divin ou de rétablir la présence du Divin dans la création même. Il cherche, il traque, il chasse, il poursuit...
Ce qui rend le tout encore plus intéressant est la théorie de Stella Kramrisch (The Hindu Temple), que le dieu le plus ancien, le Dieu sauvage, est Raudra Brahman, que l'on retrouve entre autres dans Prajāpati. Dans l'hymne ancien du Dieu sauvage (RV 10.61), l'archer n'est pas Rudra mais Agni, contrairement à la version de l'Aitareya Brāhmaṇa. Il semble donc y avoir un lien très étroit entre Raudra Brahman et Rudra, s'ils ne sont pas identiques. Dédoublement d'identité, oubli ou mauvaise foi "C'était pas moi, c'était mon frère !"
On trouve dans la mythologie grecque le pendant du mythe de Prajāpati et de Rohiṇī, et on y retrouve la même constellation, celle d'Orion, le chasseur légendaire avec l'étoile Aldébaran (qui correspond à Rohiṇī, la gazelle), l'étoile la plus brillante de la constellation du Taureau. Orion est toujours accompagné de deux chiens de chasse, Canis Major et Minor.





Pour rappel, iconographiquement,

Śavaripa ou Lubdhaka (le Chasseur) est toujours accompagné de deux femmes chasseresses, les yoginī Padmāvalī et Jnànāvalī. On partage le même ciel, donc pourquoi pas les mêmes mythes, racontés devant nos yeux toutes les nuits ?

Pour les astrologues, Mṛgaśiras / Orion est l'étoile des chercheurs. "Des individus continuellement à la recherche de quelque chose. Ils sont agités, nerveux toujours en déplacement. Ce sont des collectionneurs toujours à la recherche d'une autre pièce (ou initiation...) à ajouter à leur collection. Comme les gazelles, ils sont doux, paisibles, tendres et ont des yeux larges (plus gros que le ventre ?...)"
Maitrīgupta avait longuement cherché son guru. Sa quête était désespérée car selon les gens du pays (les montagnes "Mahabhanga et Cittavishrama" ou Śrī Parvata selon les versions), Śavaripa avait disparu (il faut comprendre "était décédé" ou "passé à l'Action") il y a longtemps. Quand Maitrīgupta, pris de désespoir, était sur le point de se tuer, le guru lui est finalement apparu. Sous la forme d'un chasseur aborigène, sauvage, qui pouvait d'un seul coup et d'une seule flèche transperçer des milliers de créatures. Les symboles et les êtres symboliques ne meurent pas, comme Maitrīgupta venait de le découvrir.
Dans la forêt de l'ignorance (S. avidyā)
Vivent (T. rgyu ba) les créatures de la saisie dualiste
Propulsée par l'arc de l'union des expédients (S. upāya) et de la lucidité (S. prajñā)
La flèche unique de la réalité intime (S. hṛdayārtha) vole
Ce qui meurt, ce sont les créations mentales (S. vikalpa)
La viande, c'est ce qui est dévoré dans l'indifférenciation (S. advayatā)
Sa saveur, est celle de la liberté universelle (S. mahāsukha)
Le résultat est la Mahāmudrā
Chant de Śavaripa.

mardi 24 août 2010

La Mahamudra et les quatre mudra

Denis écrit : “Pourquoi ne faites- vous pas figurer le karma-mudra ? Car comme disait Naropa : pas de karma-mudra, pas de maha-mudra ?

Il y a beaucoup à dire au sujet des quatre mudrā et de leur évolution dans le temps. Au départ, il n'y en avait que deux : la mudrā, le partenaire féminin consacré, et la Mahāmudrā, l'expression de la vérité absolue réalisée à travers elle (voir entre autres Snellgrove, Indo-Tibetan Buddhism, p. 265).

Les quatre mudrā s'inscrivent dans le cursus yogatantrique. Dans ce cadre, la karmamudrā est la purification de l'illusion des cinq perceptions sensorielles et le développement de la gnose tout-accomplissante. Il est certain que sans la purification de l'illusion des cinq perceptions sensorielles, la Mahāmudrā ne sera pas atteinte.

Il existe différentes méthodes pour réaliser cela. Nāropa en avait enseigné quelques-unes, plutôt haṭhayoguiques et yogatantriques, Maitrīgupta en enseigné une autre, qui en apparence comporte moins de "méthode" et que Gampopa avait diffusée, puis il en existe encore d'autres…

La Mahāmudrā, telle qu'elle est utilisée dans le bouddhisme, est un terme qui a son origine dans les tantra. Elle désigne la plus haute réalisation. Il y eut de nombreuses polémiques sur l'efficacité des méthodes "non-tantriques" pour arriver à la plus haute réalisation. Maitrīgupta et Gampopa ont enseigné une méthode hors du cadre des yogatantra supérieurs, que Gampopa nomma "Mahāmudrā". La Mahāmudrā (l'alliance des deux vérités) est la Mahāmudrā, quelle que soit la méthode ou l'absence de méthode pour la rejoindre. Suite aux polémiques et pour faire la distinction entre les méthodes "tantrique" et "sutrāyānique", les quatre mudrā sont devenus emblématiques de la méthode tantrique, censée être la seule susceptible de conduire à la plus haute réalisation. Comme celles-ci s'inscrivent dans le cadre des consécrations des yogatantras supérieurs, les méthodes où elles ne figurent pas ne conduiront logiquement pas à la plus haute réalisation... Par la suite, lorsque cette opinion se généralisait, on voyait apparaître alors dans divers commentaires des interprétations et des réinterprétations de textes canoniques, pour montrer que les "quatre mudrā" y figurent bien.

Tout cela est une question de perspective et de disposition individuelle. Il n'y a pas de méthode supérieure ou inférieure, si celle-ci n'est pas adaptée à la personne qui la suit.

"Certains pourraient se demander : "Si votre Mahāmudrā [kagyupa] est l'ultime des quatre mudrā et que les trois premiers mudrā ont dû être pratiquées au préalable, pourquoi vous ne l'enseignez pas dans cet ordre? D'après les tantra, les élèves les plus doués qui ne s'intéressent pas aux siddhis des mondes du désir et des formes, peuvent s'engager dans la pratique de la Mahāmudrā dès le départ. A ce sujet le Kālacakra :

"Se dispensant totalement de karmamudrā et
Abandonnant la jñānamudrā imputée,
En vous appliquant sans relâche
Méditez sur l'aspect du Mahāmudrā."

Kālacakrapāda (T. dus zhabs pa) dit dans l'ārya-kālacakrapāda-sampradāya-nāma-saḍaṇgayogopadeśa (Les instructions sur les 6 yogas du kālacakra) :

"Se dispensant totalement de karmamudrā et
Abandonnant entièrement le jñānamudrā,
La perfection naît de la Mahāmudrā
L'inné (S. sahaja) ne s'unit pas avec d'autres."

etc.[1]

Selon Pema karpo (T. pad ma dkar po), Nāropa était Kālacakrapāda le jeune.

***

[1] Mahamudra Teachings of the Supreme Siddhas by The 8th Tenpa'i Nyinchay pp 101-102